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Implémenter une comptabilité écologique en collectivité

Le 8 mai 2022

Les collectivités locales sont des acteurs publics reconnus, par le poids de l’investissement notamment, pour apporter des réponses concrètes et directes aux enjeux du dérèglement climatique et de ses conséquences sociales et sanitaires. L’ampleur des crises environnementales et sociétales appelle, en effet, les organisations publiques, tout comme leurs homologues privées, à être actrices des transitions et à disposer d’outils leur permettant de prioriser et de rendre compte des actions menées. Des équipes municipales engagent ainsi leurs administrations vers plus de résilience et d’adaptation à ces problématiques qui s’accélèrent.

 

Mais ces démarches sont-elles suffisamment outillées, et avec quelles méthodologies ? Peut-on mesurer ce qui compte désormais à l’épreuve des crises ? Quel cap donner à ces transitions et avec quels objectifs et ambition : comment, par exemple, qualifier ce qui est « essentiel » ou désormais fortement « soutenable » ? En définitive, et en tant que fonction ressources dans une organisation publique, que conseiller à son équipe politique et à ses homologues techniciens ?

Force est de constater que nos organisations ne trouvent ni dans l’évaluation des politiques publiques ou les comptabilités extra-financières, ni dans les objectifs du développement durable (ODD) ou la « coloration » des budgets, les outils suffisants voire objectifs d’une juste redevabilité opposable à leurs citoyen·nes et partenaires, financiers notamment. En effet, beaucoup des référentiels restent, d’une part, de l’ordre de la soft law et, d’autre part, sont faiblement soutenables. Non normatifs, ils restent à la discrétion des organisations qui les utilisent en tout ou partie (« cherry picking ») et s’accommodent de leur portée limitée ou de leur absence de reconnaissance. Par ailleurs, ils instituent une vision du monde souvent, et malheureusement, en décalage avec les derniers constats scientifiques établissant, par exemple, les dépassements des limites planétaires. L’actualité récente avec le dépassement, annoncé en janvier 2022, de la cinquième limite planétaire, dite « pollution chimique » ou « introduction d’entités nouvelles dans la biosphère », est éclairante tant par le silence qui l’entoure que par sa gravité1. Cependant combien d’outils de pilotage ou de systèmes d’information comptable et financier intègrent ces limites ne seraient-ce que les plus identifiables, par exemple, les atteintes à la biodiversité ou à la qualité de l’air ? Enfin, ils n’accueillent que très peu d’indicateurs reconnus de justice ou de santé sociale : quelle redevabilité ou articulation faite avec les bilans sociaux ?

L’ampleur des crises environnementales et sociétales appelle, en effet, les organisations publiques, tout comme leurs homologues privées, à être actrices des transitions et à disposer d’outils leur permettant de prioriser et de rendre compte des actions menées.

Par ailleurs, nombre de responsables et de gestionnaires d’organisations nous ont interpellé, au sein du groupe de travail « Communs et comptabilité » de la Coop des communs, ou lors d’événements tenus à Grenoble (forum du bien-vivre, ou l’université d’été des mouvements sociaux et citoyens) qui s’essaient à de nouvelles métriques tout en évoquant la difficulté de valoriser leurs bonnes pratiques ou la redevabilité des impacts sociaux et environnementaux. Florence Janet-Catrice, présente à l’un de ces événements, en fait l’analyse : « Demander des comptes à des responsables politiques, via les indicateurs, par exemple, est utile. Mais les transformations viendront aussi des acteurs de la société civile, des mouvements alternatifs et d’initiatives écologiques et solidaires, qui n’ont pas attendu l’élaboration de nouveaux indicateurs macroéconomiques pour bouger. Ces expérimentations, qui sont souvent disqualifiées d’un point de vue comptable, peuvent avoir du succès, au moins localement, sur certains enjeux. Ces petits ruisseaux feront-ils de grandes rivières ? »

Au contraire semblent prédominer aujourd’hui les systèmes d’information comptables internationaux (normes IFRS) ou des théories de « value for money » dont même des États souhaiteraient s’affranchir. Aussi rigoureuses se prétendent-elles, Édouard Jourdain nous rappelle que ces normes sont de nature politique2 et ne constituent pourtant que des conventions traduisant une certaine vision de l’ordre économique et de ses priorités : ce qui compte et de ce qui ne compte pas (et n’est donc pas compté). La comptabilité est donc politique et penser conduire des transitions sans l’intégrer ou en utilisant les actuelles normes est un non-sens. Pour leur part, les élus locaux témoignent de l’importance que devraient prendre de nouveau ces métriques dans l’aide à la décision3 et sur lesquelles, en tant que techniciens, nous devons avancer.

En guise de témoignage, j’œuvre au sein de la mission d’aide au pilotage de la ville de Grenoble à construire et co-animer une stratégie de résilience de l’organisation qui vise à mieux piloter l’action publique pour protéger ce qui compte. Cette stratégie se décline en trois objectifs opérationnels me concernant : représenter et mesurer ce qui compte, rediriger l’action publique de manière plus ouverte aux enjeux planétaires et aux attachements des acteurs, engager des dialogues de redirection de l’action publique. Je me concentrerai sur ce premier chantier où la place des comptabilités écologiques est donc essentielle. Mais laquelle choisir ?

De nouvelles comptabilités pour représenter et mesurer ce qui compte

Des comptabilités socio-environnementales sont actuellement expérimentées par quelques d’entreprises, associations et communs. Le présent dossier d’Horizons publics en a identifié dix pour exprimer leur pertinence au travers de sept critères.

Fruit de la synthèse des approches les plus expertes sur ces comptabilités (thèses d’Alexandre Rambaud et Jean-Christophe Vuattoux) et avec la complicité de Véronique Blum sa future directrice de thèse4, Victor Counillon, l’un de mes collaborateurs et doctorant à la ville de Grenoble, s’est livré à cet exercice.

CARE est la seule des dix écoles fait des coûts de préservation des entités dégradées son évaluation des entités naturelles et engage in fine une restructuration comptable du modèle d’affaires par des tableaux de bord, une comptabilité biophysique et comptabilité véritablement intégrée.

Aux fins d’établir une infographie inédite5, ces critères semblent hiérarchisés mais ils permettent surtout d’en comprendre les éventuelles corrélations et de dessiner des familles de comptabilités. Il faut ici retenir que le niveau de soutenabilité, faible ou forte, semble conditionner conséquemment la capacité des méthodes comptables identifiées à définir précisément les entités naturelles et des niveaux de préservation à opérer, définition elle-même nourrie par une certaine « vision de la réalité » : anthropocentrée/technocentrée ou plus écologique. Un autre critère marquant est celui de la « double matérialité » qui indique la capacité de l’organisation à réellement mesurer et rendre compte de ses impacts sur l’éco-système et non pas à seulement maintenir son activité coûte que coûte (vision extérieure-intérieure).

Au prisme de ces seuls cinq critères, dans ce qui apparaît être un marché très concurrentiel – les écoles comptables semblant en permanence « verdir » leur méthodologie –, une seule des dix écoles fait des coûts de préservation des entités dégradées son évaluation des entités naturelles et engage in fine une restructuration comptable du modèle d’affaires par des tableaux de bord, une comptabilité biophysique et comptabilité véritablement intégrée. Il s’agit du comprehensive accounting in respect of ecology, dit « CARE » 6.

C’est par ailleurs – fait important – la seule de ces méthodes qui s’applique non pas uniquement aux entités naturelles mais également aux salarié·es/agent·es des organisations en développant une vision écologique au vrai sens global du terme.

L’« implémentation » efficace de ces nouvelles comptabilités dans des administrations territoriales représente toutefois une véritable révolution culturelle [...]. En effet, plus qu’un « logiciel », ces nouvelles comptabilités s’assimilent plutôt, selon Alexandre Rambaud, de la chaire, à un nouveau « système d’exploitation » des organisations.

Le CARE est en outre la méthode étudiée depuis trois ans par la Coop des communs, sous l’égide de sa présidente Nicole Alix7, au sein d’un groupe de travail « Communs et comptabilité », et auquel j’ai pu participer dans le cadre d’une mission sur les communs. Nombre d’expérimentations de valorisation de démarches « en commun « ont ainsi été accompagnées par ce groupe, dont nous rendons compte dans ce numéro : CUMA en Ille-et-Vilaine ou encore Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD)8 ou encore celle de Marie Le Texier, experte-comptable en Bretagne9.

CARE est l’un des deux modèles développés par la chaire Comptabilité écologique portée notamment par les universités PSL-Paris Dauphine et Agro Paris Tech10. L’un appliqué aux territoires (dit « comptabilité écosystème centrée ») par Clément Feger ; le second, CARE, adapté lui aux organisations et développé par Alexandre Rambaud, a ainsi retenu notre choix.

En testant ces méthodes et ne les réservant plus aux seules organisations privées, les collectivités deviendraient « comptables » de leurs dégradations au moyen d’un nouveau système d’information comptable public. Pour ce faire, j’ai proposé, à la fin du précédent mandat, au cabinet du maire et à la direction générale des services de la ville, d’accompagner la création en septembre 2019 de cette chaire dont l’un des objectifs était déjà clairement d’« accompagner au moyen des systèmes comptables, toutes les formes d’organisations dans leurs stratégies de développement visant un objectif de durabilité forte ». Cette proposition est politiquement validée en juillet 2020 par la création d’une délégation municipale aux finances et aux comptabilités écologiques. Fin 2021, la direction générale des services décide de faire de la comptabilité écologique son premier chantier de transformation du projet d’administration plus résiliente.

L’« implémentation » efficace de ces nouvelles comptabilités dans des administrations territoriales représente toutefois une véritable révolution culturelle pour ces organisations. En effet, plus qu’un « logiciel », ces nouvelles comptabilités s’assimilent plutôt, selon Alexandre Rambaud, cofondateur de la chaire, à un nouveau « système d’exploitation » des organisations. Pour y arriver, il convient sans doute de travailler sur deux fronts : en interne, l’animation du chantier du projet d’administration au sein de la ville pour acculturer les technicien·nes de la ville, et, en externe, la constitution d’un réseau national de collègues sensibilisés à ces questions.

Pour nous aider à cette acculturation, le Conseil municipal de Grenoble a validé au printemps 2021 le lancement d’un projet de thèse en convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) avec un doctorant d’Alexandre Rambaud. Dans ce cadre de recherche-action, des agent·es de la ville ont été sensibilisé·es et formé·es lors de séminaires de la chaire Comptabilité écologique ou lors d’un atelier lors de la biennale des villes en transition11. Deux projets tuteurés sont par ailleurs engagés avec six étudiant·es de la faculté d’économie de Grenoble pour aider aux premières enquêtes.

Un groupe projet doit désormais s’atteler à plusieurs chantiers : redonner sa place au bilan dans la connaissance du patrimoine, dessiner une nomenclature analytique, mais surtout « accueillir » des « capitaux » totalement absents des boussoles et redditions des comptes financiers : biodiversité, air, sols, qualité de vie au travail, santé, etc. La tâche est immense.

La mise en commun de ces enjeux et de leurs mises en œuvre semble ouvrir de nouveaux univers de partage au sein et entre collectivités, bouleversant les traditionnels silos et ouvrant des brèches, pour écrire une nouvelle grammaire écologique et sociale, plus respectueuse des entités naturelles et des agent·es des organisations publiques.

Aussi, et pour davantage sensibiliser les agents et mutualiser nos moyens limités d’animation et de de travail, un appui externe est-il également nécessaire, voire une mutualisation de tous ces appuis. Pour constituer ce réseau, j’ai proposé de co-animer un webinaire12 avec La 27Région en juillet 2020, et participé à la constitution du projet Nouvelles mesures, ouvert à cinq nouvelles collectivités : les départements de Loire-Altantique et Gironde, les métropoles de Grenoble et Lille ainsi que la ville de Clermont-Ferrand. En novembre 2021, nous avons co-animé le forum « Les enjeux d’une nouvelle comptabilité multi-capitaux », avec Christophe Amoretti-Hannequin de France Urbaine, lors des assises annuelles de l’AFIGESE. Enfin, à l’instar de France ville durable qui vient de créer le groupe « Outils comptables » en janvier 2022, nous espérons que l’AFIGESE créera aussi son groupe de travail dédié aux nouvelles comptabilités13.

Cette mise en réseau des ressources pourra se poursuivre les 30 et 31 mai 2022 à l’occasion d’un colloque sur les comptabilités écologiques lors de Grenoble capitale verte européenne, une manière de prolonger ce dossier, avec des témoignages concrets de préservation des capitaux naturels et humains par les comptabilités écologiques.

Sur le volet environnemental, nous approfondirons les travaux menés par Ciprian Ionescu du Fonds mondial pour la nature (WWF France) et d’Oskar Lecuyer de l’Agence française développement (AFD) et tenterons de répondre à leur appel lancé aux organisations publiques, lors des journées mondiales de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) de Marseille, pour mettre en œuvre certaines des 24 méthodes de mesure du capital naturel qu’ils ont inventoriées14.

Sur le volet social, cet événement permettra de croiser les retours d’expériences des entreprises de Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) ayant commencé à intégrer CARE ou nous arrêter plus longuement sur celle menée à Thiers, le projet TZCLD, au travers du témoignage de l’entreprise à but d’emploi Actypoles-Thiers15. L’expérimentation du CARE pose également l’enjeu d’un renouveau du dialogue social et écologique avant de distribuer les dividendes aux actionnaires ou l’épargne brute au seul investissement ; le regard des syndicats, le Printemps écologique notamment, est en cela intéressant16.

Ces expérimentations exigeantes, on le voit, semblent encore timides en Europe tel que peut nous le présenter Antoine Pugliese de la direction exécutive prospective et recherche de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME)17, et alors que, comme le rappelle Alexandre Rambaud, une véritable course est engagée par ailleurs entre l’Europe et l’International sustainability standards board (ISSB), pour poser les normes internationales.

Elles restent également pionnières en France, car l’ensemble des réseaux de professionnels précipités inscrivent tout juste à leur agenda ces nouvelles réflexions. Anne Tavernier et Jean Laudouar de La 27Région et Pascal Bellemin de l’AFIGESE témoignent en ce sens des dynamiques à l’œuvre dans les collectivités18.

Quoique peu encore déployées, ces nouvelles comptabilités révolutionnent lentement mais surement les manières de mesurer, de définir de nouveaux critères d’aide au pilotage et la décision au sein des collectivités : lors des assises de l’AFIGESE, des collègues ont proposé d’élargir le champ à l’achat durable mais aussi, moins classiquement, à la fiscalité, d’autres à la tarification, ou encore au dialogue social (un représentant d’un centre de gestion interdépartemental). De nouveaux métiers émergent également autour de ces enjeux : intégration du bilan carbone ou des enjeux de biodiversité, data scientist pour les organisations publiques, redirection des politiques publiques.

La mise en commun de ces enjeux et de leurs mises en œuvre semble ouvrir de nouveaux univers de partage au sein et entre collectivités, bouleversant les traditionnels silos et ouvrant des brèches, pour écrire une nouvelle grammaire écologique et sociale, plus respectueuse des entités naturelles et des agent·es des organisations publiques.

  1. https://bonpote.com/la-5eme-limite-planetaire-vient-detre-officiellement-franchie-et-tout-le-monde-sen-fout/
  2. Jourdain É., « Repenser la comptabilité comme objet politique des transitions », p. 34-39.
  3. À ce sujet, voir l’interview d’Antoine Back, p. 40-41.
  4. Counillon V., Rambaud A., Vuattoux J.-C., Blum V., Perrin X. et Lagnel J.-M., « Les comptabilités socio-environnementales, mode d’emploi », p. 42-45.
  5. Counillon V., Rambaud A., Vuattoux J.-C., Blum V., Perrin X. et Lagnel J.-M., « Classification de comptabilités socio-environnementales », p. 46-47.
  6. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
  7. Nessi J., « Les influenceuses et expérimentatrices des comptabilités écologiques », p. 56-63.
  8. Vuattoux J.-C., Le Guillou D. et Carn C., « Rendre visibles les dettes sociales et humaines par la comptabilité : le cas d’une entreprise à but d’emploi (EBE) », p. 70-75.
  9. Nessi J., « Les influenceuses et expérimentatrices des comptabilités écologiques », op. cit.
  10. Rambaud A. et Feger C., « Une brève introduction au modèle CARE et à la comptabilité écosystème-centrée », p. 48-55.
  11. Ville de Grenoble, « Biennale des villes en transition : Représenter et mesurer ce qui compte. La revanche de la comptabilité ? », 2021 (https://www.grenoble.fr/2329-les-replays.htm#par19398).
  12. Co-organisation du webinaire : séminaire Nouvelles comptabilités, La 27région, Fermes d’avenir, ville de Grenoble.
  13. Nessi J., « Jean Laudouar et Anne Tavernier : “Les collectivités locales doivent aller plus loin que le budget vert !” », p. 80-85.
  14. Ionescu C. et Lecuyer O., « Biodiversité et soutenabilité forte des territoires », p. 64-69.
  15. Vuattoux J.-C., Le Guillou D. et Carn C., « Rendre visibles les dettes sociales et humaines par la comptabilité : le cas d’une entreprise à but d’emploi (EBE) », p. 70-75.
  16. L’approche pionnière du syndicat Le Printemps écologique fera l’objet d’une interview complémentaire à ce dossier, à retrouver sur horizonspublics.fr, rubrique « Expertises ».
  17. Pugliese A., « Les comptabilités socio-environnementales : un regard européen », p. 76-79.
  18. www.printemps-ecologique.fr/
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