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Les comptabilités socio-environnementales, mode d’emploi

Classification de comptabilités socio-environnementales
©Création originale : Counillon V., Rambaud A., Vuattoux J.-C., Blum V. et Perrin X. – Visuel : J.-C. Vuattoux, Horizons publics – Infographie : J.-M. Lagnel pour Horizons publics.
Le 8 mai 2022

Face au foisonnement actuel des méthodes de comptabilité socio-environnementales destinées aux organisations, la datavisualisation présentée dans ce numéro d’Horizons publics a pour but d’éclairer le lecteur à la compréhension des différents modèles de comptabilités. Cette représentation schématique met en évidence les caractéristiques qui permettent de les identifier et les différencier1. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité, mais cherche à mettre lumière la diversité des méthodes ainsi que les critères qui paraissent indispensables à expliciter en guise de cadrage des problématiques de l’intégration de la soutenabilité dans les organisations2.

Sept critères importants pour comprendre ces méthodes

1. Approche de la soutenabilité :

  • faible : on considère que les capitaux ont une spécificité faible (donc une substituabilité forte) et peuvent être remplacés, ayant globalement un impact positif (par exemple, on peut remplacer une forêt par des emplois sans que cela ne pose problème si le stock total de capital augmente) ;
  • forte : positionnement inverse : on postule une forte spécificité des capitaux, on ne peut pas éliminer une entité et avoir un résultat global positif.

2. Manière de définir précisément les entités naturelles : manière dont sont définies les entités naturelles appelées à être intégrées dans la comptabilité socio-environnementale3 ;

3. Définition des niveaux de préservation des entités à préserver : manière dont sont définis (ou non) les seuils de préservation des entités naturelles (notamment, la trajectoire climatique fixée par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC] ou les Accords de Paris) ;

4. Conception de la réalité4 :

  • anthropocentrique-technocentrique : approche prenant en compte les entités naturelles et humaines principalement comme des objets, des ressources/sources de risques, donc en termes d’utilité pour les humains ou une organisation. Approche moderne, dichotomie nature/culture ou technique/éthique. Les entités naturelles sont prises en compte comme des « ressources », « externalités », « services écosystémiques », « actifs », liées à une approche « risques », etc. ;
  • écocentrique (branche de l’éthique environnementale) : approche prenant en compte les entités naturelles en tant que sujets, ayant une valeur intrinsèque, approche moderne et dichotomie nature/culture ou technique/éthique ;
  • écologie relationnelle : approche prenant en compte les entités humaines et non-humaines dans leurs interrelations5 décrivant les sources de préoccupations et les niveaux de préservation des entités. Approche refusant la dichotomie nature-culture reposant sur une ontologie relationnelle, où la relation est la première et les entités sont des nœuds de relations (plus ou moins stabilisées)6 ;

Les entités naturelles sont d’abord prises en compte pour elles-mêmes, comme des « passifs », « sources de préoccupations » et « entités à préserver ».

5. Approche de la matérialité :

  • extérieur-intérieur : l’objectif de la méthode est d’estimer l’impact de l’environnement sur l’entreprise (par exemple, les risques associés au changement climatique) ;
  • intérieur-extérieur : l’objectif est d’estimer l’impact de l’organisation sur l’environnement ;
  • double matérialité : conjonction des deux orientations ;

6. Principale évaluation des entités naturelles : manière dont sont évaluées les entités (naturelles, dans un but ou un autre). Est-ce que les valeurs utilisées reflètent un prix/une valeur tutélaire destiné à inciter les organisations de manière non contraignante ? À des externalités, c’est-à-dire des pertes de valeur pour des humains hors du marché concerné ? L’évaluation est-elle faite à partir d’indicateurs biophysiques ? Que reflètent-ils ? Sont-ce des coûts de préservation des entités en question ? L’évaluation réduit-elle l’entité considérée à sa valeur ?

7. Structuration de la comptabilité socio-environnementale : sous quelle forme les évaluations des entités naturelles sont-elles restituées ? S’articulent-elles avec les états financiers ?

Classification de comptabilités socio-environnementales

CARE, seul cadre conceptuel comptable intégrant la soutenabilité forte ?

Du fait de l’absence de référentiel normé en la matière, il existe une grande diversité de méthodes, orientées vers les organisations privées. Rien n’empêche de les imaginer appliquées au public. Malgré une apparente convergence vers un même idéal, elles sont dans le fond et leur principe très disparates, au-delà du type de restitution (annexes, compte de résultat [CR], comptabilité intégrée, etc.). Il ressort, par exemple, que plusieurs méthodes ne définissent pas ce qu’elles visent à préserver ni n’établissent d’évaluations de niveaux de préservation ; de fait, les fondements et les ambitions de la majorité d’entre elles sont lacunaires. Elles n’abordent pas des problématiques de la modernité7, de la nature de la soutenabilité, la définition, la préservation des entités naturelles, ou la manière de les évaluer. Seules les méthodes CARE et LIFTS accounting model s’inscrivent dans des paradigmes non uniquement anthropocentrés (même si cela est discutable concernant LIFTS8). Il y a fort à parier qu’une mise à jour des autres méthodes ne suffira pas à les rendre opérantes face aux défis contemporains ; il manque des éléments fondamentaux qui traduisent une inscription dans une certaine vision du monde.

Il ressort que CARE est la seule comptabilité socio-environnementale [CSE] qui corresponde à la création d’un cadre théorique et d’applications permettant la prise en compte et la préservation systématique d’entités naturelles et humaines9. Il est important de préciser que CARE n’est pas qu’un modèle ; il s’agit d’un projet de recherche et développement (R&D), incluant un cadre conceptuel comptable qui interroge la comptabilité et le fonctionnement des organisations, donc l’économie, en y intégrant la soutenabilité forte.

Le modèle et la méthode en découlant proviennent d’analyses scientifiques, et reposent sur une communauté regroupant scientifiques, professionnels et organisations non gouvernementales (ONG)10. Les autres comptabilités n’apparaissent qu’en capacité d’entraîner des changements de comportements (au mieux) marginaux, puisqu’elles ne sont pas accompagnées d’une remise en question profonde du système socio-économique sur des bases scientifiques et démocratiques et débouchant sur une opérationnalisation comme le fait le CARE.

Nombre de comptabilités n’apparaissent qu’en capacité d’entraîner des changements de comportements (au mieux) marginaux, puisqu’elles ne sont pas accompagnées d’une remise en question profonde du système socio-économique sur des bases scientifiques et démocratiques et débouchant sur une opérationnalisation comme le fait le CARE.

  1. Pour une classification plus complète, voir Rambaud A. et Richard J., « Policy paper : la prise en compte d’éléments environnementaux dans la mesure de la performance », 2016, 6états généraux de la recherche comptable, autorité des normes comptables.
  2. Les méthodes retenues ont été en partie reprises de rapports tels que : C3D, OREE et ORSE, « La comptabilité intégrée, un outil de transformation de l’entreprise à la portée de tous », 2021 ; Vuattoux J.-C. et al. (coord.), Livre blanc. Intégration financière & comptabilités socio-environnementales, 2021, RSE et DFCG ; Prophil, Entreprise et post-croissance. Réinitialiser nos modèles économiques, comptables et de gouvernance, rapport, 2021 ; WWF, Capital naturel et stratégies des organisations : une visite guidée des outils, rapport, 2019.
  3. Dans le cas du CARE, la définition des entités non humaines au-delà de leurs apports aux humains et sans présupposer qu’elles sont appréhendables par des équilibres statiques intrinsèques (prise en compte de l’incertitude radicale des écosystèmes, par la connexion avec la comptabilité écosystème-centrée).
  4. La capacité de ces différentes approches à être déclinées opérationnellement est approfondie notamment dans Rambaud A., La valeur de l’existence en comptabilité : pourquoi et comment l’entreprise peut (p)rendre en compte des entités environnementales pour « elles-mêmes » ?, thèse, 2015, Université Paris Dauphine.
  5. Ce qui est la définition du terme « écologie » (Dajoz R., Précis d’écologie, 2006, Dunod).
  6. Rambaud A., La valeur de l’existence en comptabilité : pourquoi et comment l’entreprise peut (p)rendre en compte des entités environnementales pour « elles-mêmes » ?, op. cit.
  7. Si nous partons de l’idée que l’on ne pourra pas « résoudre » les crises écologiques sans sortir du cadre moderne, voire que c’est le cadre moderne qui en est la cause (par exemple, Latour B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, 1999, La Découverte, Armillaire ; Rambaud A., La valeur de l’existence en comptabilité : pourquoi et comment l’entreprise peut (p)rendre en compte des entités environnementales pour « elles-mêmes » ?, op. cit. ; Morizot B., « L’écologie contre l’humanisme. Sur l’insistance d’un faux problème », Essais 2018, et Lumsden S., “Sustainable Development is a Dead-End : The Logic of Modernity and Ecological Crisis”, Environmental Values 2020), aucune « méthode » ne pourra être en mesure d’entrainer des changements aux dynamiques en cours sans intégrer en son cœur et à sa racine une remise en question (qui aboutisse à une opérationnalisation effective) de la modernité.
  8. Le modèle LIFTS accounting model se repose sur la théorie du doughnut (Raworth K., Doughnut Economics. Seven Ways to Think like a 21st Century Economist, 2017, Random House). Si les limites planétaires s’inscrivent dans un paradigme anthropocentrique (Le centre Stockholm resilience les définit comme « les limites au sein desquelles l’humanité peut continuer de se développer et prospérer pour les générations à venir », ce qui semble être compatible avec un idéal de « croissance verte », qui tient de la croyance infondée), il est fait référence dans le livre de K. Raworth à la « valeur intrinsèque » de la nature et à la nécessité de quitter une vision anthropocentrée du monde, rapprochant la démarche du paradigme écocentrique. Toutefois, la capacité d’un outil forgé sur des bases anthropocentriques assumées (les limites planétaires) à poser un cadre de réflexion non anthropocentré pose question.
  9. La classification et les conclusions qui en sont issues n’engagent que les auteurs de la présente infographie.
  10. Pour plus d’informations : https://www.cerces.org/about-3 ; https://www.cerces.org/basic-01
  11. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
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