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Rendre visibles les dettes sociales et humaines par la comptabilité : le cas d’une entreprise à but d’emploi (EBE)

Le 23 mai 2022

Cet article présente les premiers retours d’une recherche-intervention menée dans une entreprise à but d’emploi (EBE), dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). L’objectif de cette recherche est le déploiement d’un modèle du comprehensive accounting in respect of ecology (CARE), donc élargi aux capitaux humains, pour mieux rendre compte de la performance sociale de l’entreprise étudiée.

Résumé

La méthode du comprehensive accounting in respect of ecology1 (CARE) est développée depuis 2012 par Jacques Richard, professeur émérite à Paris Dauphine et Alexandre Rambaud, maître de conférences à AgroParisTech. Elle fait l’objet de nombreuses expérimentations et projets de recherche au cours des dernières années. Cette méthode comptable « élargie » propose, d’une part, de restructurer l’information comptable et, d’autre part, d’intégrer les « entités » naturelles et humaines dans les comptes annuels des organisations (privées ou publiques) en tant que capitaux extra-financiers. Autrement dit, les entités naturelles et humaines sont conceptualisées comme dettes à rembourser. L’objectif est de reconnaître l’obligation de maintien que l’organisation a envers ces « entités » qu’elle utilise et dégrade au cours de son cycle de production. Les méthodes de comptabilité dites « intégrées » comme CARE obligent à repenser les relations entre les entreprises et les entités humaines et naturelles qu’elles mobilisent.

Cet article présente les premiers retours d’une recherche-intervention menée dans une entreprise à but d’emploi (EBE). L’objectif de cette recherche est le déploiement d’un modèle comptable de type CARE, donc élargi aux capitaux humains, pour mieux rendre compte de la performance sociale de l’entreprise étudiée. Par ailleurs, cette recherche a permis de proposer une structuration comptable d’une activité dont l’objet est de répondre à un droit constitutionnel. Ce faisant, elle ouvre la voie à une meilleure reddition comptable des activités d’intérêt général.

Le cas spécifique des EBE ouvre la voie à une restructuration de l’information comptable des activités destinées à maintenir l’intérêt général. Le principe d’une reconnaissance de dettes de la société à l’égard de personnes dans le besoin peut être dupliqué à d’autres situations. De même, l’identification de « sous-traitants « au respect de ces obligations pourra être répliquée au cas des services publics et à certaines entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Projet Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD)

Tandis que, d’un côté, les chiffres du chômage présentent une nette amélioration ces derniers mois, de l’autre, un constat reste inquiétant : le nombre de chômeurs de longue duré2 demeure à un niveau très élevé (2,6 millions) et l’ancienneté moyenne au chômage continue à augmenter. Il s’agit désormais d’un chômage d’exclusion en particulier pour les plus de 50 ans (1 million, soit quatre fois plus qu’en 2007) et pour les personnes disposant d’un faible niveau de formation initiale. Les différentes mesures prises depuis près de trente ans sont coûteuses et restées sans effet notamment sur le chômage de longue durée.

C’est dans ce contexte que naît le projet TZCLD à l’initiative du mouvement ATD Quart Monde3. Son objectif est de rendre effectif le droit à l’emploi – « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » 4 – pour les personnes qui en sont durablement privées. Le projet repose sur la création de deux institutions originales. Premièrement, le comité local pour l’emploi (CLE) qui permet de coordonner les acteurs du territoire ainsi qu’établir une liste des personnes privées durablement de l’emploi (PPDE). Deuxièmement, l’entreprise à but d’emploi (EBE) dont la raison d’être est de produire des emplois pour les personnes volontaires. Le projet s’appuie sur la combinaison de cinq principes fondamentaux5 :

  • l’exhaustivité territoriale : un emploi doit pouvoir être proposé à toutes les PPDE volontaires, quel que soit le motif pour lequel leur contrat de travail a pris fin, qu’elles soient inscrites ou non sur la liste établie par Pôle emploi ;
  • l’embauche non sélective : l’embauche est non sélective et intervient en fonction de la date d’inscription sur la liste du CLE ;
  • la qualité de l’emploi : avant toute chose, il s’agit d’apporter une sécurité à ceux qui subissent le plus durement la pénurie d’emploi en leur proposant un contrat à durée indéterminée (CDI). Par ailleurs, l’emploi est à temps choisi par le salarié afin de s’adapter à ses souhaits et capacités.
  • la supplémentarité des emplois : les activités, créées à l’initiative du CLE ou des EBE, qui supportent ces emplois doivent être utiles au territoire et supplémentaires dans la mesure où elles ne doivent pas entrer en concurrence avec les activités existantes ;
  • l’hypothèse retenue pour le financement du projet est la réallocation des coûts directs (prestations sociales) et indirects de la privation d’emploi (santé, enfance, etc.).

À l’inverse des habituelles mesures en faveur de l’emploi, TZCLD n’est pas un dispositif « descendant ». L’émergence du projet et son développement reposent sur la volonté et la mobilisation d’un territoire autour des élus.

TZCLD a donné lieu à une première phase d’expérimentation de janvier 2017 à juin 2021 dans dix territoires. En 2020, une deuxième loi6 a été votée qui ouvre la possibilité, pour au moins cinquante territoires supplémentaires, de se porter candidats à une seconde phase d’expérimentation qui se déroulera de juillet 2021 à juin 2026.

L’EBE, une entreprise au service d’une innovation socio-économique

La construction du modèle socio-économique de l’EBE est un enjeu majeur de l’expérimentation. Dans la logique du projet, les activités sont co-construites en croisant d’une part les futurs salariés en fonction de leurs capacités, compétences et souhaits, et d’autre part les besoins du territoire. Parmi ces besoins, il y a notamment des activités socialement utiles qui ont la particularité d’être peu solvables. D’un point de vue économique, cette logique implique que la rentabilité ne soit pas un critère de sélection des activités.

Du fait des enjeux dont il fait l’objet, le modèle socio-économique du projet a été et est le lieu de tensions au sein de l’expérimentation. Ces tensions trouvent leur origine d’une part dans le risque lié à la non-maîtrise du coût d’une politique de l’emploi qui n’a jamais été expérimentée, et d’autre part dans le mode de construction du modèle lui-même. Le risque s’est avéré non fondé : l’expérimentation montre que le besoin de financement, qui est couvert par une allocation de l’État et du conseil départemental, est d’environ 22 000 euros par équivalent temps plein (ETP)7, soit un montant équivalent à l’allocation perçue par les ateliers et chantiers d’insertion, et beaucoup moins coûteux que les exonérations de cotisations sociales et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

En revanche, la tension autour de la construction du modèle socio-économique persiste, car il est difficile de s’émanciper d’un modèle économique dans lequel l’économie est désencastrée et s’impose, via l’objectif d’équilibre économique, comme une contrainte exogène. Or, ce type de logique conduit inévitablement à la sélection des activités et donc des personnes privées durablement d’emploi en commençant par les plus éloignées sans lesquelles le projet manque son objectif.

De ce fait, l’alignement stratégique de l’EBE, entreprise de droit commun, avec l’objectif du projet, n’a rien de naturel et de pérenne. Bien au contraire, l’expérimentation nous montre que le risque de divergence est bien réel et qu’il convient d’y pallier, notamment en redéfinissant d’une part le cadre de pilotage et d’autre part le modèle comptable8 de l’EBE afin qu’ils soient cohérents avec son objet social.

La méthode CARE ne cherche pas à donner un prix ni à la terre ni à l’humain. L’intégration comptable de ces capitaux extrafinanciers ne donne pas lieu à la valorisation des « services » rendus par la nature ou de l’humain, mais au contraire à la valorisation des soins à apporter pour les préserver.

Un modèle comptable adapté à l’objet social de l’EBE

On l’aura compris, une EBE n’est pas une entreprise comme une autre. Pourtant, comme toutes les autres entreprises, lors de l’assemblée générale annuelle, les résultats de l’EBE sont évalués avec un indicateur principal : le résultat financier. Or, celui-ci a pour limite de ne refléter que la performance économique de l’entreprise et est incapable de rendre compte des performances sociales et environnementales de celle-ci.

La méthode du CARE9 est développée depuis 2012 par Jacques Richard et Alexandre Rambaud et a fait l’objet de nombreuses expérimentations et projets de recherche au cours des dernières années. Cette méthode comptable « élargie » propose d’une part de restructurer l’information comptable et d’autre part d’intégrer les entités naturelles et humaines dans les comptes annuels des organisations (privées ou publiques) en tant que capitaux extra-financiers. Autrement dit, les entités naturelles et humaines sont conceptualisées comme dettes à rembourser. L’objectif est de reconnaître l’obligation de maintien que l’organisation a envers ces entités qu’elle utilise et dégrade au cours de son cycle de production.

Sur le plan opérationnel, cette approche suppose de déterminer dans un premier temps ce qui est à maintenir pour chaque entité. À partir de là, en fonction des prévisions de consommation de l’entité, un budget de préservation doit être réalisé. Ce dernier anticipe les moyens à mettre en œuvre pour s’assurer que les entités soient préservées et estime donc les coûts qui seront à supporter. Les capitaux sont alors valorisés aux montants budgétés de préservation pour chaque entité. Cette lecture comptable implique de considérer les capitaux comme des « sources de préoccupation « et non comme des ressources productives. Cette différence est fondamentale : la méthode CARE ne cherche pas à donner un prix ni à la terre ni à l’humain. L’intégration comptable de ces capitaux extra-financiers ne donne pas lieu à la valorisation des « services » rendus par la nature ou de l’humain, mais au contraire à la valorisation des soins à apporter pour les préserver.

La prise en compte des capitaux humains

En faisant la traduction comptable en cohérence avec la théorie CARE, il ressort alors que la dette dont s’acquitte Actypoles-Thiers par le maintien et la restauration des capitaux humains doit être ventilée en deux sous-catégories. D’une part, la dette propre à l’EBE envers les salariés en raison de son obligation de maintien des capitaux humains, que nous nommerons dette interne. D’autre part, la dette de la société envers les PPDE, dont l’EBE n’est pas responsable, mais qu’elle prend en charge au titre de la restauration des capitaux humains, que nous nommons ici « dette externe ».

Dette interne : maintien des capitaux humains

Dans le cadre d’une restructuration de l’information comptable selon CARE, l’EBE, comme toutes les entreprises, doit définir et financer des actions de préservation de son capital financier et naturel. Mais plus que toute entreprise, en raison de son objet social – la création d’emplois décents – l’EBE doit définir et financer des actions de préservation des capitaux humains. Ces mesures sont celles que toutes les entreprises devraient prendre pour assurer la sécurité économique (par exemple, un salaire décent), la sécurité physique et mentale (notamment la prévention des risques) ou encore l’identité professionnelle (comme la formation).

Comptablement, il s’agit de reconnaître une dette de l’entreprise à l’égard des salariés en raison de l’obligation qui incombe à l’EBE de préserver ses employés. Cette dette est évaluée sur la base du coût des mesures à mettre en œuvre pour que l’entreprise puisse éteindre son obligation à l’égard des salariés. Pour les capitaux humains comme pour les capitaux naturels, « le but est bien de conserver la nature sur la base d’un coût de maintien et non de lui donner un prix » 10. En s’inspirant de la méthode du « croisement des savoirs » développée par ATD Quart Monde11, l’identification de ces mesures fait intervenir les salariés eux-mêmes.

Dette externe : prise en charge pour le compte de la collectivité du droit à l’emploi

En plus de l’obligation de maintien des salariés, il paraît essentiel de rendre compte du rôle particulier des EBE sur le territoire dans lequel elles sont implantées. Comme évoqué précédemment, ces entreprises permettent l’effectivité du droit à l’emploi. Les juristes qualifient ce droit de « droit créance », c’est-à-dire que l’État doit être actif pour appliquer ce droit. Or, même si cela peut donner lieu à de multiples interprétations et controverses (principalement du fait que ce droit n’est pas opposable), nous pouvons assimiler ce droit à une obligation pour la communauté de garantir l’emploi pour tous. Dès lors, les EBE peuvent être vues comme le moyen par lequel on répond à cette obligation à défaut de pouvoir embaucher directement les PPDE dans les entreprises du territoire. Il apparaît donc que les EBE peuvent être assimilées à des sous-traitants du maintien des capitaux humains pour le compte de la société.

Concrètement, un premier travail a permis d’identifier de nombreuses actions réalisées au quotidien par la direction, les coordinateurs, des accompagnants extérieurs, etc., pour aider les salariés à faire face à de nombreuses situations généralement inhabituelles dans une entreprise plus conventionnelle (montage de dossiers sociaux ou bancaires, médiation, intervention régulière dans la sphère privée, construction de plans de formation hors des activités de l’EBE, etc.). Toutes ces actions, ce temps et ces moyens consacrés sont nécessaires pour permettre à ces personnes, longtemps éloignées de l’emploi, de reprendre progressivement pied dans le milieu du travail.

Cette obligation de restauration des capitaux humains du territoire fonde la raison d’être du projet TZCLD et des EBE, il apparaît donc là aussi nécessaire de la rendre visible en comptabilité. Mais cette fois-ci la dette n’est pas à imputer à l’EBE puisque c’est la collectivité qui en a la charge.

Ce changement de lecture est central, car il transforme les aides financières nécessaires au bon fonctionnement de l’EBE en tout ou partie de l’acquittement d’une dette liée aux services rendus par l’EBE. Ainsi, l’allocation accordée pour chaque personne privée durablement d’emploi ne serait plus traitée comptablement comme une compensation du manque de profitabilité des activités réalisées. Elle serait à considérer comme l’achat d’une prestation de services de la société à son fournisseur qu’est l’EBE, prestation qui a pour but de s’acquitter de l’« obligation » découlant du droit à l’emploi. Cette simple restructuration des produits permet une nouvelle lecture de la valeur ajoutée des EBE : ce n’est plus une entreprise peu rentable et dépendante de subventions, mais au contraire une organisation utile et performante.

Reste une question épineuse : comment valoriser cette dette et comment la financer ? Cette interrogation se révèle fondamentale et ouvre de nombreuses questions sur l’organisation du projet. Devons-nous valoriser cette dette pour le montant réel des coûts supportés par les EBE, ou devons-nous considérer un « prix » standard de la prestation par PPDE – au risque de négliger les spécificités de chaque EBE ? De la même manière, devons-nous assurer le financement au niveau national12 ou au niveau territorial en nous inspirant, par exemple, du mécanisme des fonds de revitalisation, par lequel les grandes entreprises qui suppriment des emplois financent la création de nouveaux emplois sur le territoire impacté (C. trav., art. L. 1233-84 et L. 1233-85) ? Enfin, est-ce que les EBE sont les seules organisations à pouvoir participer à cet effort ? Ces questions sont autant de débats à avoir pour clarifier l’organisation du projet. Elles montrent également comment la comptabilité peut permettre de structurer la compréhension des enjeux – bien au-delà des aspects strictement financiers.

Conclusion

Les méthodes de comptabilité dites « intégrées » comme CARE obligent à repenser les relations entre les entreprises et les entités humaines et naturelles qu’elles mobilisent. Dans le cas particulier d’une entreprise à but d’emploi, cette considération est particulièrement pertinente en ce qui concerne les capitaux humains dans le sens où elle oblige à une étude approfondie de ce qui doit être restauré et pour le compte de qui. En contrepartie, cela permet non seulement de reconsidérer un grand nombre d’actions plus spécifiques non plus comme des coûts, mais comme des prestations, mais encore de requalifier l’évaluation de la performance et la lecture des résultats qui en découlent.

Le cas spécifique des EBE ouvre par ailleurs la voie à une restructuration de l’information comptable des activités destinées à maintenir l’intérêt général. Le principe d’une reconnaissance de dettes de la société à l’égard de personnes dans le besoin peut être dupliqué à d’autres situations. De même, l’identification de « sous-traitants » au respect de ces obligations pourra être répliquée au cas des services publics et à certaines entreprises de l’ESS.

  1. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
  2. Dont l’ancienneté au chômage est supérieure à an.
  3. ATD Quart Monde, « Demande d’expérimentation : Territoires zéro chômeur de longue durée », note de présentation, juin 2014.
  4. Const. 1946, art. 5.
  5. Pour une présentation complète des objectifs et de la méthode du projet, voir https://www.atd-quartmonde.fr/nos-actions/projets-pilotes/territoires-zero-chomeur, et des enseignements de l’expérimentation, voir Hédon C., Goubert D. et Le Guillou D., Zéro chômeur. Dix territoires relèvent le défi, 2019, Éditions de l’atelier.
  6. L. n2020-1577, 14 déc. 2020, relative au renforcement de l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique et à l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée.
  7. Le coût total d’un emploi est d’environ 28 000 euros par ETP ; le montant du chiffre d’affaires et des autres produits d’exploitation est d’environ 6 000 euros par ETP.
  8. Seule l’évolution du modèle comptable est traitée dans cet article.
  9. Pour plus d’informations : https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/ et https://www.cerces.org/
  10. Rambaud A. et Richard J., Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et responsable, 2020, Éditions de l’Atelier, Sciences humaines.
  11. https://www.atd-quartmonde.fr/charte-du-croisement-des-savoirs-et-des-pratiques-fr-angl-nl-esp-it/
  12. https://www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2013/11/2015-04-02-Annexe-3-Synthese-Etude-macro-economique-sur-le-cout-de-la-privation-durable-demploi.pdf
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Par

Jean-Christophe

Vuattoux

Maître de conférences institut d’administration des entreprises (IAE) de Poitiers

Centre européen de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (CEREGE)

,
et

Clément

Carn

Chercheur à Audencia sur la thématique de la comptabilité socio-environnementale

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