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Dossier

Une brève introduction au modèle CARE et à la comptabilité écosystème-centrée

Le 20 mai 2022

Décryptage des fondements, des déploiements concrets et des perspectives de deux approches comptables les plus pertinentes pour prendre en compte les enjeux socio-environnementaux : le modèle du comprehensive accounting in respect of ecology1 (CARE) et la comptabilité écosystème-centrée.

 

Résumé

La prise en compte des enjeux socio-environnementaux dans la comptabilité des organisations (privées ou publiques) est perçue actuellement comme étant cruciale, la comptabilité étant le langage fondamental organisationnel. Par ailleurs, cette prise en compte, si elle n’est pas alignée sur les sciences écologiques, l’économie réelle et la gestion collective de la qualité des socio-écosystèmes, ne peut conduire qu’à du greenwashing ou à une inaction écologique. C’est dans ce cadre qu’est développé depuis plus de dix ans le projet du comprehensive accounting in respect of ecology (CARE) et de façon plus récente la comptabilité écosystème-centrée, les deux programmes se complétant et s’articulant.

D’un côté, le CARE est un projet, inédit au niveau international, d’évolution de la comptabilité organisationnelle. Il repose sur des analyses scientifiques et une communauté multi-acteurs, à l’intersection entre recherche et pratique, et défrichant la structure que devraient suivre des normes comptables et des systèmes comptables alignés sur les exigences de la soutenabilité forte écologique et la réalité de la gestion/du pilotage des organisations. D’un autre côté, en actualisant le fait que la comptabilité a toujours été la base de la coordination et la coopération des activités humaines organisées, la comptabilité « écosystème-centrée » repose sur l’idée que des systèmes de « comptes » et des méthodes spécifiquement adaptées à la mise en place et au fonctionnement d’une gouvernance collective des écosystèmes doivent être développés, pour pouvoir servir de base « comptable » et de dialogue sur les engagements de chacun pour la préservation des écosystèmes.

Cet article propose dès lors une présentation de leurs fondements, leurs enjeux, leurs perspectives et leurs déploiements concrets.

La prise en compte des questions socio-environnementales dans la comptabilité des organisations est considérée actuellement, au niveau européen et international, comme étant un enjeu « critique ». La normalisation comptable « extra-financière » fait d’ailleurs l’objet d’une véritable course internationale opposant notamment l’Union européenne (UE) et un consortium anglo-saxon de droit privé, l’International sustainability standards board (ISSB), fondé autour de l’International accounting standards board (IASB). L’objet de cette course est ni plus ni moins d’imposer le nouveau langage des organisations – à savoir leurs systèmes comptables – d’abord privés mais aussi, à terme, publics. Même si beaucoup d’acteurs de la finance et de la comptabilité dites « durables » n’abordent cette question que de manière instrumentale pour faire des questions socio-environnementales de nouvelles sources d’enrichissements ou de gestion des risques financiers, le véritable enjeu de fond, rappelé par l’UE6, est bien de structurer et de rendre compte des impacts des organisations sur l’environnement (naturel et social), tout en permettant de redéfinir les modèles d’affaires dans un contexte de crise écologique.

Dans ces conditions, il s’agit de proposer des évolutions de la comptabilité crédibles et fondées sur les sciences écologiques et sur la réalité des outils de pilotage des organisations (donc au niveau de l’économie réelle et non « financiarisée »). Cette perspective est celle du projet CARE7, au niveau des organisations, connectées au projet de développement de comptabilités « écosystème-centrées », centrées sur la qualité écologique des socio-écosystèmes.

Le projet CARE

Plus concrètement, le projet CARE apparaît d’abord comme un modèle comptable, proposant de faire évoluer les systèmes comptables des organisations, dont les bilans et comptes de résultat, et ainsi toute l’analyse des performances organisationnelles, pour inscrire l’obligation de préserver des « entités capitales » – les capitaux au sens du CARE – naturelles et humaines, employées par les organisations. Ainsi, en conséquence, selon le CARE, une organisation ne peut calculer son profit ou définir ses performances qu’une fois le « remboursement » de sa dette écologique, envers ces capitaux naturels et humains, garanti, comme elle le fait déjà pour son capital financier. Cette idée générale, très schématique, s’inscrit en fait dans un projet global que nous introduisons ici et qui s’articule notamment à la nécessité de comptabilités dédiées à la gouvernance collective des écosystèmes, rendant compte des performances écologiques atteintes au niveau de la gestion collective d’un « capital naturel » (au sens du CARE) donné8.

CARE est développé, théorisé et expérimenté depuis 2013. Ce modèle est porté par une communauté (scientifiques, professionnels, ONG, etc.) fédérée par :

  • la chaire Comptabilité écologique9, au niveau de la recherche. En relation avec l’axe « comptabilité organisationnelle » consacré au projet CARE. La chaire dispose également d’un axe de recherche « écosystème » dédié aux travaux sur les comptabilités écosystème-centrées, au croisement disciplinaire des sciences de gestion et des sciences de la conservation, et d’un axe « comptabilité nationale ». Cette perspective d’articulation entre le CARE et la comptabilité écosystème-centrée est, par ailleurs, au cœur du programme de recherche multidisciplinaire « Entreprises humaines : écologie et philosophies comptables » du département économie et société du collège des Bernardins, porté par les deux co-auteurs de cet article ;
  • le Cercle des comptables environnementaux et sociaux (CERCES)10, au niveau des professionnels et des ONG.

Cette communauté donne lieu à plusieurs groupes de travail dédié, à des projets de promotion d’outils en soutenabilité forte11 et à diverses expertises/développements de terrain. Il fait l’objet de plusieurs citations et recommandations en France et à l’international12. À ce jour, plus de vingt missions CARE ont été conduites, dans le cadre de grandes entreprises et de PME/TPE. Par ailleurs, une dizaine de programmes de recherche (thèses ou autre) travaillent sur des expérimentations en lien avec le CARE13.

La théorie sur laquelle repose le projet CARE14 provient de plusieurs analyses scientifiques15, dont découlent trois constats :

  • la notion de « capital », centrale en comptabilité et en économie, est, historiquement et en comptabilité « classique », une dette et non un ensemble d’actifs – c’est-à-dire des ressources productives –, contrairement à la vision du capital en économie et en comptabilité dite en « valeurs » de marché. La comptabilité « classique » est ainsi conceptuellement fondée sur le suivi des avances financières faites à l’organisation (par les actionnaires, les banques, les fournisseurs, etc.) au travers de leurs emplois et consommations dans le cycle d’exploitation de l’organisation ainsi que sur la garantie de remboursement, à terme, de ces avances : ces dernières constituent l’ensemble du capital financier de l’organisation, qui représente donc l’ensemble des dettes de l’organisation ;
  • les comptabilités en « valeurs » (de marché) favorisent les actionnaires/propriétaires au détriment des autres parties prenantes ;
  • les modèles comptables basés sur une approche dite « néoclassique », fondée sur l’intégration de la « valeur »/des bénéfices/des services créés par la nature et les êtres humains pour les organisations16, sont incompatibles avec des enjeux de préservation écologique sur base scientifique et collectivement acceptée.

Le cadre conceptuel comptable du CARE

En conséquence de ces constats, le projet CARE englobe déjà la conception d’un cadre conceptuel comptable, rejetant les approches par la « valeur » et explorant scientifiquement la convergence entre comptabilité « classique » et enjeux de préservation écologiques : CARE n’est ainsi pas un simple système de mesure, mais définit un système comptable complet, assurant un (re)cadrage global de l’activité des organisations. Il s’agit d’un langage qui permet de conceptualiser une pensée intégrée au niveau des organisations.

Dans ce contexte, CARE étend en premier lieu la définition du capital financier comme avance/dette aux enjeux non financiers. Au sens du CARE (les autres modèles de comptabilité extra-financière reposant sur une vision du capital comme ensemble d’actifs, donc de ressources productives), un capital est une « entité » (matérielle ou non, humaine ou non), employée et consommée (par l’organisation) dans son modèle d’affaires, dont l’existence est indépendante de l’activité de l’organisation (notamment de son utilité/productivité), et reconnue comme devant être préservée. Un capital est littéralement une « entité capitale », source de préoccupations.

Le projet CARE repose ensuite sur une extension systématisée du suivi des emplois/consommations, dans l’activité de l’organisation, de ces capitaux ainsi que de la garantie de leur « remboursement » (préservation) à terme, impliquant la mise en place de comptabilités biophysiques, de tableaux de bord, etc. adaptés. Dès lors, CARE s’inscrit dans la soutenabilité forte écologique : chaque entité « capitale », humaine ou non17, doit être préservée dans son intégrité, une à une.

Le modèle CARE propose finalement une connexion entre données extra-financières, financières et évaluations monétaires, nécessaire pour ne pas compartimenter les informations et permettre une approche symétrique de la performance globale des organisations, sur la base des coûts de préservation. Plus clairement, la structure conceptuelle du CARE oblige à évaluer monétairement les capitaux, et leurs emplois, au coût des activités réelles et concrètes de préservation de ces capitaux. Cette perspective s’oppose, directement et vigoureusement, à une monétisation des enjeux socio-environnementaux basée sur les bénéfices qu’ils peuvent procurer, et à une financiarisation de la nature.

CARE conduit ainsi à la restructuration des modèles d’affaires : pour exploiter les entités capitales et ainsi créer de la valeur, la méthode CARE amène à s’interroger en amont à la manière de préserver les capitaux utilisés pour cette création de valeur (à côté de la « fonction d’exploitation » est mise en évidence une « fonction de préservation »). En conséquence, le profit et la rentabilité mesurés aujourd’hui peuvent ne pas être durables, mais réalisés aux dépens des « entités » capitales (naturelles et humaines) à préserver.

Ce cadre conceptuel est donc une extension « naturelle » du concept de passif, d’actif, de dépenses, de revenus et de recettes, conformément à la théorie de la comptabilité en coûts historiques. Pour ces raisons, CARE est adaptable à la structure et à la théorie même de la plupart des normes comptables nationales, mais avec un besoin d’évolution en profondeur de celles-ci (en particulier, pour inclure de nouveaux types de passifs écologiques). En cela, CARE apparaît comme un projet de pré-normalisation comptable, défrichant la structure que devraient suivre des normes comptables alignées sur les sciences écologiques et la réalité de la gestion/du pilotage des organisations.

Les mises en œuvre de la méthode CARE

Opérationnellement, le modèle CARE incorpore également une méthodologie, logiquement déduite de ce cadre, et qui évolue dans un processus d’amélioration continue18, tout en restant organisée par le cadre conceptuel. Méthodologiquement, CARE restructure les tableaux de bord, les indicateurs, le modèle d’affaires, la compréhension de la création de valeur, du chiffre d’affaires et de la chaîne de valeur, le bilan/compte de résultat et les performances de l’organisation, articulant des comptabilités biophysiques et une comptabilité intégrée finale, connectée à la comptabilité financière de l’organisation.

Schématiquement, la version n2 de la méthodologie du CARE est décomposée en un processus comportant huit phases consécutives19 et consistant de façon très schématique à :

  1. définir les capitaux extra-financiers et leurs niveaux de préservation, appréhendés, selon les cas, par les notions de bons états écologiques, de niveaux de travail décents, de préservation de l’intégrité des êtres humains employés, etc., sur base scientifique et collectivement acceptée. Il s’agit de redéfinir la soutenabilité en termes de capitaux (sources de préoccupation), au sens du CARE, à préserver ;
  2. insérer les capitaux dans le modèle organisationnel de l’organisation concernée ;
  3. structurer les actions de préservation (prévention et restauration) et les actions d’évitement (consistant à faire évoluer le modèle d’affaires pour qu’il soit moins impactant sur les capitaux) ;
  4. prendre en compte la chaîne de valeur et les investissements financiers (prêts, titres, etc.) ;
  5. structurer et évaluer les coûts de préservation ;
  6. reprendre le modèle organisationnel en intégrant ces coûts dans les comptes. Cette phase débouche sur une restructuration complète du plan de comptes ;
  7. établir, en conséquence de la phase 6, le bilan, le compte de résultat et l’annexe selon CARE ;
  8. procéder à une analyse intégrée des performances de l’organisation, c’est-à-dire « faire parler » les documents comptables selon CARE

Dans ces conditions, la mise en œuvre du CARE se déroule selon deux modalités principales : missions et programmes de recherche20. Les missions correspondent à des expérimentations effectuées pour le compte d’une organisation publique ou privée, par le biais éventuel d’un opérateur (qui conduit l’expérimentation). La finalité des missions est d’opérationnaliser la méthode CARE, avec comme premier but de respecter le cadre conceptuel et mettre en place une méthodologie fiable. L’absence de certaines données (que ce soit au niveau des organisations ou des pouvoirs publics) conduit à formuler, dans certains cas, des recommandations sur les évaluations (biophysiques et monétaires) et à inciter à poursuivre l’effort de collectes de données pertinentes. En cela, les expérimentations permettent aussi d’évaluer les écarts et manques entre l’état actuel des organisations et des pouvoirs publics et ce qu’il serait nécessaire pour atteindre une véritable soutenabilité forte.

Les programmes de recherche renvoient, quant à eux, à des expérimentations et/ou avancées conceptuelles effectuées dans le cadre de recherches académiques. Ces recherches peuvent le cas échéant servir à travailler sur la méthodologie générale, le cadre conceptuel ou la théorie socio-économique du CARE (dans un travail d’articulation entre le CARE et la comptabilité « écosystème-centrée » notamment). La finalité de la recherche est d’approfondir certains points, le plus scientifiquement et rigoureusement possible, sans nécessairement un but d’opérationnalisation directe, mais pour permettre à terme de rendre plus rigoureuses les missions.

Dans ces conditions, le but du CARE n’est pas de légitimer ou valoriser certaines actions actuelles des organisations, mais, comme la comptabilité « classique », d’apporter un gain informationnel, qualitatif et quantitatif, crédible et méthodique, sur la compréhension des performances de l’organisation. La méthodologie du CARE est ainsi construite d’abord pour poser un cadre clarifié, précis et cohérent pour reconfigurer l’« architecture » de l’organisation.

CARE ne peut donc pas être vue uniquement comme une méthode opératoire comptable parmi d’autres, mais est un projet complet, à l’interface entre recherches académiques, société civile et pratiques des organisations. Ce projet repose sur une dynamique permanente où la recherche alimente la pratique (comptable et gestionnaire) des organisations par un cadrage conceptuel et méthodologique ; où les expérimentations de terrain alimentent les réflexions de la recherche, pour lui poser de nouveaux « défis » consistant à être le plus opérationnel possible tout en respectant de façon systématique le cadre conceptuel du CARE.

C’est dans ce contexte que la première étape de la mise en œuvre du cadre conceptuel du CARE, à savoir la définition des capitaux, nécessite une attention particulière. En effet, notamment dans le cas des capitaux naturels, leur qualité écologique propre et singulière (biodiversité dans « une zone donnée », une rivière « donnée », un sol dans un « territoire donné », etc.) dépend de l’ensemble des interactions que d’autres organisations publiques ou privées ont avec ces entités naturelles capitales et de la manière dont elles les impactent. C’est à ce niveau que le projet CARE et celui du développement de la comptabilité écosystème-centrée se connectent naturellement et obligatoirement : plusieurs programmes de recherche travaillent d’ailleurs activement sur cette connexion.

Vers des comptabilités dédiées à la gouvernance collective des écosystèmes

En effet, les niveaux d’impact écologique dus aux emplois des capitaux naturels par une organisation donnée, ainsi que les performances écologiques attribuables aux actions de prévention et de restauration qu’elle met en place pour rembourser sa dette écologique, ne peuvent être évalués que relativement aux prises de responsabilité et aux actions des autres acteurs, interdépendants du même écosystème, et qui en déterminent conjointement la destinée.

Par conséquent, toute organisation doit s’impliquer dans un travail de dialogue et de négociation avec ces autres acteurs à l’échelle de la gouvernance collective des écosystèmes, là où se jouent et où se gèrent les performances en matière de bons résultats écologiques, et ce dans des contextes d’action et de décision collective très divers. Ce dialogue doit porter sur la définition de ces capitaux/entités naturelles ; sur les niveaux et les seuils de bon état écologique qui doivent être maintenus ou atteints collectivement ; sur l’efficacité des actions individuelles et des transformations des modèles d’activités qui doivent être mises en œuvre par les différentes organisations qui affectent positivement ou négativement la qualité écologique ; ou encore sur les contreparties qui peuvent être attribuées pour accompagner ces transitions et les budgets nécessaires pour réaliser l’ensemble de ces actions.

Dans ce contexte, le projet de recherche sur les comptabilités de gestion écosystème-centrées repose sur l’idée que des systèmes de comptes et des méthodes spécifiquement adaptées à la mise en place et au fonctionnement d’une gouvernance collective des écosystèmes doivent être développés, pour pouvoir servir de base comptable pour la définition, le suivi et l’évaluation des engagements de chacun pour leur préservation21. Or, ni les comptabilités limitées aux périmètres des entreprises, ni les comptabilités publiques et nationales n’ont été conçues pour remplir cette fonction précise de progression vers des formes diverses de gestion en commun des écosystèmes, et d’équipement des processus organisationnels, décisionnels et de reddition de compte entre acteurs publics et privés pour ce faire.

Ainsi, à l’inverse des approches visant à mesurer la valeur économique de la biodiversité au regard des services qu’elle rend à la société et aux entreprises, cette approche a pour enjeu principal de fonder théoriquement, de concevoir et d’expérimenter de nouvelles comptabilités pour aider les acteurs publics et privés à s’organiser entre eux et à se répartir les coûts et les efforts à l’échelle de la gestion des écosystèmes (une lagune, un massif forestier, l’habitat d’une espèce, etc.) pour atteindre des résultats en matière de biodiversité, et redéfinir ce faisant les valeurs collectivement visées dans la société.

Que compter, et comment, pour organiser la gestion d’un écosystème ?

Trois aspects principaux de cette approche de comptabilité centrée sur les écosystèmes sont résumés ici.

Premièrement, il est nécessaire d’établir des comptes structurés des résultats et des performances écologiques obtenus au niveau de l’écosystème (en termes biophysiques et écologiques) pour servir de référence collective aux organisations impliquées dans sa gestion collective. Ces comptes sont partagés par les organisations qui interagissent avec les écosystèmes et peuvent être rendus publics. Ils sont définis à la fois par les réglementations et les normes environnementales lorsqu’elles existent, et par les acteurs eux-mêmes lorsqu’un accord est trouvé sur des objectifs écologiques collectifs donnés. Ils s’appuient sur des indicateurs scientifiques et des systèmes d’information écologiques déjà en place ou à développer. À ce titre, les recherches en comptabilité écosystème-centrées sont porteuses d’un agenda de travail interdisciplinaire entre chercheurs en comptabilité et chercheurs en sciences de la conservation.

Deuxièmement, il est nécessaire d’établir une comptabilité des pressions et des contributions écologiques des différentes organisations affectant l’écosystème22. Des comptes structurés doivent être établis pour évaluer comment et dans quelle mesure les activités et les opérations spécifiques des différents acteurs – y compris bien sûr celles des organisations mettant en œuvre le CARE – ont un impact négatif sur la qualité écologique globale de l’écosystème concerné (par exemple, le fonctionnement d’un écosystème donné, l’habitat d’une espèce donnée, etc.). En outre, des comptes doivent également être établis pour suivre et évaluer comment et dans quelle mesure les engagements et les actions entreprises par les différentes organisations contribuent à la bonne gestion de l’écosystème. Ces comptes sont partagés et sont nécessaires pour définir et discuter les responsabilités respectives et relatives des différentes organisations concernées par les mêmes capitaux naturels, et évaluer leur efficacité au regard de la réalisation des objectifs écologiques convenus.

Enfin, l’approche des comptabilités de gestion écosystème-centrées reconnaît et prend acte de la grande hétérogénéité des contextes de gouvernance des écosystèmes sur les territoires. Elle ne promeut donc ni un outil clé en main ni des métriques toutes faites. Définir le contenu précis des comptes et comment ils peuvent être utilisés nécessite une analyse approfondie sur le plan des sciences de l’environnement bien sûr, mais également sur le plan des réalités des dynamiques sociales et institutionnelles en jeu dans la gestion de chaque écosystème. En cherchant ainsi à prendre sens et à devenir un support de dialogue et d’organisation de l’action dans une diversité de contextes collectifs, la comptabilité, loin d’être une simple technique, retrouve pleinement sa fonction heuristique et politique. Le système de compte proposé garde cependant la même architecture générale, ce qui permet le partage d’une grammaire commune et une comparabilité entre les situations. Ces comptes peuvent également constituer une base pour une structuration et une pré-normalisation des comptes écologiques à l’échelle des écosystèmes, tenant compte de cette diversité des situations.

Des expérimentations de terrain

Comme pour le CARE, le développement des comptabilités écosystème-centrées prend forme dans des aller-retour permanents entre une réflexion conceptuelle et des mises en pratique. Le développement de ces méthodes s’appuie notamment sur des expérimentations concrètes en recherche-action impliquées sur le terrain.

Depuis mars 2021, les comptabilités écosystème-centrées sont, par exemple, au cœur du projet Milieux aquatiques et leur biodiversité, comptabilité-Occitanie (MABCO)23. Il s’agit de développer de telles comptabilités sur trois socio-écosystèmes aquatiques bien identifiés et contrastés tant du point de vue des dynamiques écologiques, que des usages socio-économiques dont ils font l’objet et des types d’intervention stratégique et collective pour leur préservation (une lagune méditerranéenne ainsi qu’un cours d’eau de plaine agricole et une tête de bassin versant en collaboration avec un parc naturel régional [PNR] et des syndicats de rivière). Des ateliers de co-construction sont prévus pour associer les acteurs locaux à la réflexion sur les contours et le contenu de ces comptabilités et leurs usages possibles. Dans un deuxième temps le projet s’attachera à monter en échelle et à mettre plus particulièrement en lumière le rôle de la région Occitanie lorsqu’elle intervient pour améliorer la qualité des écosystèmes aquatiques. Des propositions seront formulées quant à l’enrichissement du cadre comptable régional pour le pilotage de l’action publique en matière de préservation et de reconquête des milieux naturels.

Les travaux en comptabilité écosystème-centrée apparaissent comme complémentaires aux expérimentations actuelles sur les « budgets verts » des acteurs publics (consistant à identifier et à « marquer » dans les budgets publics les dépenses a priori favorables au climat ou à la biodiversité), en permettant de fournir une base comptable ancrée dans les contextes réels de gestion multi-acteurs des écosystèmes, là où peuvent être évalués de manière tangible les résultats écologiques obtenus au regard des actions qui, prises ensemble, y ont contribué.

La comptabilité seule ne « sauvera » ni la planète, ni les êtres humains de la crise écologique, mais une absence d’évolution des systèmes comptables et de considération de leur puissance pour organiser des coordinations et coopérations24 entre acteurs ne peut que conduire à faire échouer toute tentative d’écologisation de nos systèmes socio-économiques. De la même façon, modifier ces systèmes sans intégrer une réflexion profonde sur la question de la qualité écologique, alignée sur les sciences écologiques et les jeux d’acteurs au sein des socio-écosystèmes, et sur la réalité du pilotage des organisations, ne peut que mener à un échec cuisant de la transition écologique de la comptabilité, débouchant sur de nouvelles formes de greenwashing ou d’inactions écologiques.

C’est pour répondre à ces enjeux que le projet CARE au niveau des organisations et celui, connecté, de la comptabilité écosystème-centrée, au niveau des socio-écosystèmes, se développent depuis plusieurs années sur des bases scientifiques, alliant différents types d’acteurs (académiques, ONG, professionnel·les, etc.). Dans cet article nous avons ainsi voulu présenter les tenants et aboutissants de ces projets reliés et inédits au niveau international, en mettant en avant leurs fondements, leurs enjeux, leurs perspectives et leurs déploiements concrets.

  1. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
  2. Alexandre Rambaud est aussi chercheur associé à l’université Paris-Dauphine.
  3. Centre international de recherche sur l’environnement et le développement.
  4. AgroParisTech, université Paris-Dauphine, université de Reims-Champagne-Ardenne, Institut Louis-Bachelier.
  5. Montpellier recherche en management.
  6. EFRAG, Proposals for a Relevant and Dynamic EU Sustainability Reporting Standard-Setting, rapport, 2021.
  7. CARE emploie le terme « écologie » dans son sens premier, qu’on peut définir ainsi : « La science globale des relations des organismes [incluant humains et non-humains] avec le monde extérieur environnant, dans lequel nous incluons au sens large toutes les conditions d’existence [et de cohabitations]. » Cette perspective implique donc un couplage fondamental et intrinsèque entre « social » et « naturel » : « écologie » n’est ainsi pas simplement synonyme d’« environnementalisme ».
  8. //www.cerces.org/projects-2 ; l’insertion de la comptabilité écosystème-centrée dans le projet CARE est décrite dans la cartographie suivante : https://www.cerces.org/basic-01
  9. https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/
  10. https://www.cerces.org/
  11. Dont le lab Capital naturel, lancé en 2021 par WWF France et la chaire Comptabilité écologique, articulant des expérimentations en soutenabilité forte, autour essentiellement de CARE et du Science based targets network (SBTN) (https://www.wwf.fr/projets/lab-capital-naturel).
  12. On peut citer, par exemple, le rapport ministériel de 2018, L’entreprise, objet d’intérêt collectif ; le rapport du NGFS de 2022, Occasional paper. Central banking in the biosphere : Biodiversity loss, financial risk and system stability, an agenda for action, et le working paper du Fonds monétaire international (FMI) : Bhattacharya A., Ivanyna M., Oman W. et Stern N., “Climate Action to Unlock the Inclusive Growth Story of the 21st Century”, 2021, qui cite CARE comme exemple typique de “[…] prudential and corporate governance reforms to reduce the role of short-term shareholder value maximization in firms’ behavior and strategies”.
  13. Pour plus d’informations sur ces expérimentations : https://www.cerces.org/general-5
  14. https://www.cerces.org/general-5-2
  15. De la comptabilité financière et des modèles comptables économiques et comptables couplant enjeux financiers et non-financiers, en s’appuyant sur les modélisations bioéconomiques et les sciences écologiques.
  16. Ces approches englobent celles par les services écosystémiques, les bénéfices rendus par la nature et les êtres humains, l’internalisation des externalités, la soutenabilité comme création de valeur, le capital immatériel, etc.
  17. Une rivière, un employé, une forêt, la biodiversité, le climat, etc.
  18. La version actuelle est la n2 (https://www.cerces.org/general-5-1).
  19. 19. Les organisations pouvant s’arrêter à une étape donnée selon leurs besoins et leur « maturité « en termes d’informations disponibles, de restructuration de leur modèle d’affaires, etc.
  20. Pour plus de détails sur les modalités de mise en œuvre de CARE : https://www.cerces.org/general-5
  21. Feger C. et Mermet L., “A Blueprint Towards Accounting for the Management of Ecosystems”, Accounting, Auditing and Accountability Journal 2017, p. 1511-1536.
  22. Feger C. et Mermet L., « Innovations comptables pour la biodiversité et les écosystèmes  : une typologie axée sur l’exigence de résultat environnemental », Comptabilité-Contrôle-Audit 2021, n27, p. 13-50.
  23. Projet financé par la région Occitanie, les agences de l’eau Rhône Méditerranée Corse et Adour Garonne. Projet porté scientifiquement par AgroParisTech, associant le bureau d’étude AScA, et soutenu par la DREAL Occitanie et l’Office français de la biodiversité.
  24. Il ne faut ainsi pas oublier que la raison d’être anthropologique des systèmes comptables est d’assurer la coordination et la coopération des activités organisées humaines.
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