Jean-Guillaume Bretenoux : «L'administration a commencé à se décarboner, mais ces efforts relèvent encore trop de l'exception »

Jean-Guillaume Bretenoux, chef de projet « administration publique » du The Shift Project.
Jean-Guillaume Bretenoux, chef de projet « administration publique » du The Shift Project.
©DR
Le 7 février 2022

« Peut mieux faire », c’est l’appréciation que donnerait le think tank The Shift Project s’il avait à noter l’administration et les efforts qu’elle consent pour décarboner ses bâtiments et leur gestion.

 

Le rapport récent « Décarboner l’Administration publique », publié dans le cadre du vaste Plan de transformation de l’économie française (PTEF) du think tank présidé par Jean-Marc Jancovici, estime en effet que si « l’administration a commencé à se décarboner », elle n’est pas encore « la locomotive qu’elle devrait être » dans un mouvement global visant à entraîner la société vers des objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050.

 

Entretien avec Jean-Guillaume Bretenoux, chef de projet « administration publique » du The Shift Project.

À vous lire, l’administration publique n’est pas suffisamment mobilisée sur le sujet capital de la décarbonation alors qu’elle serait naturellement portée à montrer l’exemple…

Il apparaît en effet que le portage politique n’est pas suffisamment affirmé et impacte donc de ce fait tous les niveaux stratégiques et organisationnels de l’administration des trois fonctions publiques. Nous sommes encore très loin de bilan carbone complet à toutes les échelles administratives et d’une exemplarité offensive que doit incarner l’administration. Il faut quand même rappeler de quoi nous parlons : avec 5,9 millions d’agents, l’administration publique représente 20 % de l’emploi en France et 30 % de l’immobilier tertiaire et la commande publique représente 10 % du PIB, ce qui n’est pas rien en termes d’émissions. Il y a un enjeu de résilience capital lié à la continuité du service public.

En montrant l’exemple, l’administration pourrait entraîner dans ce mouvement les citoyens et les entreprises.

Les décideurs politiques, ceux qui votent la loi, donnent les orientations, doivent impérativement donner un signal clair : ce que nous vous demandons de faire, nous le faisons !

Rapport décarboner l'administration

Quels sont les secteurs où l’administration publique pourrait faire preuve d’un plus grand volontarisme?

Le numérique, les déplacements des usagers apparaissent comme des sujets un peu « oubliés ». Ce rapport pose un éclairage sur le fonctionnement au quotidien de plusieurs administrations. Nous avons sondé l’État bien sûr, mais aussi des collectivités, des établissements publics, des hôpitaux publics. Au-delà de la nécessité de dresser un état des lieux, nous proposons un chemin pour amplifier les efforts. Ce que nous constatons, c’est que l’administration a commencé à se décarboner. Certaines obligations juridiques s’imposent à elle, en matière de gestion du parc automobile, de restauration collective, de commande publique, etc. D’autres démarches volontaires sont à saluer, comme le dispositif « service public écoresponsable » de l’État, ou les projets de collectivités engagées dans une réelle dynamique : les départements du Nord et de la Gironde, la région Bretagne. Mais ces efforts relèvent trop de l’exception : un quart seulement des administrations tenues de réaliser un bilan carbone l’ont fait ! Enfin, l’engagement, quand il existe, paraît parcellaire : les sujets grand public sont plutôt bien traités, le plastique, le papier, mais d’autres le sont beaucoup bien moins, comme le numérique ou les déplacements des usagers. Enfin, la notion de sobriété n’est pas forcément bien orientée puisqu’elle vise d’abord la réduction des dépenses sans forcément s’intéresser à la question. Or, acheter moins cher n’est pas du tout équivalent à émettre moins de gaz à effet de serre. C’est l’approche de la dépense publique qu’il faudrait changer : ainsi, les dépenses contribuant à décarboner devraient être exclues du pacte de Cahors visant à limiter la hausse des budgets des collectivités[1].

En quoi un bilan carbone complet peut-il être utile à une administration ?

C’est un tableau de bord, tout simplement, intégrant les émissions directes, mais également indirectes telles que celles qui sont dues aux déplacements des visiteurs et des agents. L’affichage politique du bilan carbone et de son évolution peut être aussi un aiguillon pour favoriser la transformation des services publics, en interne comme à l’externe. On manque aussi de données pour proposer des estimations fiables des efforts à faire ou des budgets à mobiliser, par exemple, sur les bâtiments publics. Certaines données vont cependant être plus facilement accessibles parce qu’il existe une obligation réglementaire de rendu compte, comme pour la consommation énergétique des bâtiments publics.

Comment peut-on expliquer que l’administration publique ne soit pas en dynamique ?

Ce qui est proposé n’est pas à la hauteur des enjeux. L’État parle beaucoup de transformation numérique, mais beaucoup moins des efforts qu’il consent pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Nous évoquons aussi l’idée que dans le statut des fonctionnaires puisse figurer une obligation de contribuer à l’atteinte des objectifs du développement durable, obligation s’imposant désormais, depuis la loi Climat et résilience[2], aux achats publics. Il faudrait aussi faire en sorte que tous les élus et les agents soient formés aux enjeux du changement climatique. Nous avons là près de 6 millions de personnes qui seraient de formidables ambassadeurs, dans le cadre de leur boulot, mais aussi dans leur vie sociale quotidienne.

Prenons le cas de la Conférence citoyenne sur le climat. Les participants ont reconnu qu’ils étaient loin d’imaginer que la situation était aussi grave. Il s’est donc produit un déclic grâce à la formation qu’ils ont reçue pendant la conférence. Cela leur a permis de dégager des propositions fortes. Je ne crois pas que les agents publics soient spécialement attentistes, ou davantage que l’opinion publique. Disons plutôt qu’il y a une réelle méconnaissance des enjeux de la décarbonation. En 2020, pendant les confinements, les émissions de gaz à effet de serre ont reculé de 5 %. Il faudrait reproduire le même effort chaque année jusqu’en 2050 pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Quand on réalise cela, on se dit qu’il faut agir et vite !

Comment l’administration publique peut-elle être plus exemplaire ?

Les leviers sont connus. Sur le déplacement des agents, il en existe de nombreux : adaptation des horaires pour permettre de prendre les transports en commun ; implantation de bornes de recharge pour les véhicules électriques ; création d’un Blablacar interne ; la mise en place de parkings, vélos, etc. Il n’y a pas de miracle pour être bon élève. Il n’y a qu’un faisceau de solutions à mettre en œuvre. Il faut juste s’efforcer de mieux les déployer en interne. Parmi les leviers possibles figure celui de la mobilisation des élus. Mais attention, si les élus doivent donner l’impulsion, tout ne doit pas venir d’eux.

Il faudrait sans doute organiser une meilleure gouvernance en interne de ces projets de décarbonation. Mais on ne résoudra pas le problème en embauchant un chargé de mission carbone.

Il faut aussi mobiliser tous les personnels et les responsabiliser. Il faut aussi du dialogue social et davantage de transversalités : développer le télétravail intelligemment suppose d’avoir pour les outils informatiques, mais il faut aussi veiller à la sobriété numérique. Il faut créer de la ressource en interne pour faciliter cette décarbonation et donner les outils aux différents services.

N’est-ce pas aussi une question de communication ?

Dans un groupe de travail, un participant a dit que les élus locaux ont tendance à communiquer quand ils érigent de nouveaux bâtiments, beaucoup moins quand ils font de la rénovation énergétique. C’est aussi cela qu’il faut changer.

Qu’est-ce que le Plan de transformation de l’économie française ?

Le think tank The Shift Project a initié dès le début de la crise sanitaire, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022 et de l’objectif de neutralité carbone en 2050, un programme de recherche systémique intitulé « plan de transformation de l’économie française » (PTEF). Ce PTEF est désormais disponible en librairie et en ligne sur le site ilnousfautunplan.fr. Visant à « proposer des voies pragmatiques pour transformer l’économie en la rendant moins carbonée et plus résiliente », ce plan est établi de façon systémique, secteur par secteur, des secteurs « usages » (mobilité du quotidien, mobilité longue distance, logement, etc.) aux secteurs « services » (culture, santé,) en passant par des secteurs « amont » (agriculture et alimentation, industrie et matériaux, forêt et bois, énergie, etc.) et des « chantiers » transversaux (emploi). Dans un rapport rendu public le 21 octobre 2021, The Shift Project s’est intéressé à l’administration publique en tant que secteur-utilisateur d’autres secteurs.

Le pétrole donne encore le la

Invité de France Culture le 27 janvier 2022, Jean-Marc Jancovici, ingénieur de l’École polytechnique, associé fondateur du cabinet de conseil Carbone 4, enseignant à Mines Paris Tech et fondateur et président du think tank The Shift Project, a apporté certains éclairages sur la démarche : « L’énergie est ce qui permet de structurer le monde. Quand on a un problème avec l’énergie, on ne peut pas y apporter immédiatement une solution satisfaisante, car il faudrait changer la structuration de la société. Au moment de la crise du covid-19, la demande en pétrole a baissé, donc le prix a baissé, ce qui a entraîné la baisse des investissements : moins de pétrole est sorti de terre. Au moment de la reprise, il n’y a pas assez de pétrole disponible pour satisfaire la demande à bas prix, donc le prix monte. À cela s’ajoute en France le renforcement de la fiscalité sur les carburants. Selon le mix énergétique mondial, en 2018, 81 % de l’énergie est fossile alors que le nucléaire représente seulement 4,2 % et l’éolien 2 %. La part des énergies renouvelables dans l’énergie mondiale est de 90 % en 1860, les énergies fossiles sont arrivées à 80 % en 1974, et elles sont restées à 80 % environ jusqu’à aujourd’hui. C’est invariant depuis cinquante ans », assure-t-il.

Se retrousser les manches en planifiant

Il invite donc à une transformation radicale de l’économique française : « On propose de se retrousser les manches. On part d’un constat, qui est une des forces de la France, que la planification dans notre pays on aime bien ça. Ça nous a d’ailleurs plutôt réussi dans le passé. On propose de se remettre à ce genre d’exercice. Cela demande d’avoir un sentiment d’impérieuse nécessité, un plan, et de s’y mettre avec constance sans changer d’avis.  Ce PTEF est né “grâce”au covid-19. Au moment du premier confinement, il nous paraît évident que cette crise sanitaire va abimer l’économie. C’est dès lors une occasion de la faire repartir sur d’autres bases. Or, on repart aujourd’hui sur les mêmes bases, car il n’y a pas de plan pour faire repartir l’économie sur des bases différentes. On a donc fait un plan pour repartir sur des bases différentes et pour décarboner l’énergie. On s’est calé sur l’échéance présidentielle deux ans après. » Et de préciser : « En mars 2020, la consommation énergétique était celle que nous devrions avoir l’an prochain : dans le monde en 2020, les émissions ont baissé de 5 %. Tous les ans, il faudrait baisser les émissions de 5 % pour atteindre les objectifs des Accords de Paris. C’est cette baisse qu’on se propose d’atteindre dans le plan de transformation de l’économie française ».

Pour aller plus loin : The Shift Project, Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française, 2022, Odile Jacob

 

[1] « La démarche de contractualisation entre l’État et les collectivités, initiée lors de la Conférence nationale des territoires (CNT) tenue en 2017 à Cahors, vise à développer une approche partenariale pour la régulation de la dépense locale », peut-on lire sur la plateforme des finances publiques, du budget de l’État et de la performance publique.

[2] L. no 2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

×

A lire aussi