Revue
DossierPar-delà sciences et société : vers une école de l’administration sensible ?
Le temps n’est-il pas venu de bifurquer vers les médiations et de trouver un juste équilibre entre la connaissance scientifique et l’action collective ? Plaidoyer pour une autre façon d’aborder la complexité des vivants et des territoires : l’administration sensible du monde. Un enjeu qui réclame audace, lâcher-prise, acceptation de l’échec, souplesse, et engagement des corps au contact de tous les vivants.
Nous savons. Nous savons et nous ne faisons rien. Nous savons comme d’autres ont su. Et comme d’autres n’ont rien fait, nous ne faisons rien. Longtemps après, ou longtemps avant dans le cas des bouleversements climatiques, à l’abri des menaces, nous sommes toujours perplexes.
Ce qui est peut-être le plus étrange dans cette histoire c’est qu’elle continue de nous surprendre tandis que des siècles d’histoire, des tragédies remarquablement parlantes ainsi que des sommes d’analyses, de la philosophie aux sciences cognitives, de l’économie à l’éthologie, le montrent très clairement : savoir ne fait pas nécessairement agir, aucun savoir ne garantit une quelconque action, etc.
Nous continuons de raconter cette fable vieille de cinq-cents ans. Celle de la modernité, du progrès de l’action collective sur la base du progrès des connaissances scientifiques. Une science experte, au profit d’une politique précise, d’une action publique cohérente et d’un bien-être global. Dans le meilleur des mondes.
Rien ne fonctionne plus comme ça. Il est même possible que jamais, rien, n’ait fonctionné de cette manière, possible que nous n’ayons « jamais été modernes » 2. Il n’existe pas de savoir pur, intellectuel, « désincorporé », sans contexte, sans intérêt particulier, sans émotion, etc. Et l’action, surtout collective, est régie par des besoins de se conformer, de se distinguer, de dominer, d’aimer, de survivre, de se reproduire, etc. La place dévolue à la connaissance intellectuelle dans le buisson émotif et passionnel des raisons d’agir semble portion congrue. Des armées de communicants, de publicitaires, de commerciaux s’attachent d’ailleurs à « faire agir » chaque jour et mobilisent bien peu la transmission de connaissances.
Cela dit, la trajectoire moderne et la distinction d’un type de savoir « pur », au moins dans l’effort qui amène à sa composition, et qu’on appelle le savoir scientifique, est-elle, du point de vue de l’action, totalement dépourvue d’intérêt ? Certainement pas. Il faut éviter de choir dans un relativisme épistémologique qui conduit tout droit au cynisme politique.
Il semble bien plus sage de considérer que « connaître » est une chose et que « agir » en est une tout autre. On pourra alors reconnaître la science pour ce qu’elle est : un formidable effort de vérité, parmi d’autres, peut-être un des plus fantastiques de l’histoire des civilisations. Et s’interroger ensemble sur les règles qui régissent ses liens avec l’action individuelle ou collective. On s’apercevra alors qu’entre connaître et agir, il existe un espace entier fait d’autres types de connaissances d’abords, mais également d’imaginaires, de symboles, de techniques : l’espace des « médiations ».
Là où la modernité nous amène à grandes enjambées dans un mur dont on connaît assez précisément les caractéristiques, nous pourrions peut-être essayer de bifurquer vers l’exploration de ces médiations, quelque part, et l’espace est large, entre la connaissance scientifique et l’action collective.
La fin de la modernité
Le Val de Tours est formé par le cours parallèle d’un fleuve, la Loire, et d’une rivière, le Cher. Dans le creux de ce que le vent, l’eau et une multitude incommensurable d’être vivants ont mis des centaines de millions d’années à façonner, nous avons construit une sorte de bassine sèche entourée de dizaines de kilomètres de digues. À l’est de la bassine sèche de Tours des terres hautes, au nord la Loire endiguée, au sud le Cher canalisé, à l’ouest la confluence et la presqu’île de Berthenay. Dans cette bassine asséchée, 200 000 habitants environ (dont moi-même et mes enfants) sont soumis à l’aléa des crues.
Ce qui nous protège de la nature et de ses aléas, ce sont les calculs des ingénieurs et la capacité – renouvelée à l’infinie – des services de l’État à entretenir le territoire maçonnée.
La doctrine de l’action publique qui a façonné ce paysage3 s’inscrit dans une logique d’État protecteur qui contient ce qu’il convient alors d’appeler « nature » (ce face à quoi s’édifie la culture humaine). Des personnes mandatées par l’État bâtissent des digues insubmersibles, sur des centaines de kilomètres. Ces digues rendent la bassine de Tours sèche selon la capacité, apparemment infinie, des générations futures à maintenir cet ordre des choses. Ceux et celles qui peuplent la bassine sont ainsi protégé des multiples crues qui jadis les occupaient.
Culture en deçà des levées, nature au-delà. Voilà une traduction, en aménagement de nos espaces de vie, de la fable moderne : ce qui nous protège de la nature et de ses aléas, ce sont les calculs des ingénieurs et la capacité – renouvelée à l’infinie – des services de l’État à entretenir le territoire maçonné4.
Cette doctrine pose plusieurs problèmes qui sont, en actes, ceux que, philosophiquement, posent la fabuleuse théorie de la modernité. En effet, il est quasiment impossible de garantir un parfait entretien des digues : trop coûteux, trop complexe. Et puis, malgré leur élévation impressionnante, malgré leur épaisseur, une crue d’ampleur pourrait toujours advenir et les levées ne tiendraient pas. En cas de rupture de digue, outre les multiples ravages directs, c’est toute la bassine qui se trouve inondée, et celles et ceux qui l’habitent sont alors pris au piège de leur propre mise en sécurité.
Au début des années 2000, dans la queue de la comète moderne, les puissances publiques mettent en place un système de suivi des crues permettant de prévoir la survenue d’une crue à risque. Un seul dernier détail à régler : évacuer 200 000 personnes qui n’ont jamais vu une goutte d’eau sur le pas de leur porte et qui ont construit leur rapport au fleuve sur une logique de distance et de protection. Ceci en quelques dizaines d’heures. Ce « détail », c’est la faillite de la modernité en acte. C’est là où l’on sera amené à dire : « Nous savions et nous n’avons rien fait. »
Nous savons. Nous savons et nous ne faisons rien. Nous savons comme d’autres ont su. Et comme d’autres n’ont rien fait, nous ne faisons rien. Longtemps après, ou longtemps avant dans le cas des bouleversements climatiques, à l’abri des menaces, nous sommes toujours perplexes.
C’est là, également, où l’on peut prendre le problème sous l’angle de la médiation. Si la capacité à évacuer5 le Val devient une des données centrales de sa vulnérabilité alors il convient, en « fin-de-modernes » que nous sommes, d’informer la population et la sensibiliser au risque. La puissance publique déploie chaque année des fonds colossaux6 à cet effet.
On fait ce que l’on sait faire. Le document d’information communal sur les risques majeurs » (DICRIM) vulgarise les données scientifiques relatives aux inondations sur un territoire. Dans une logique parfaitement moderne, le pur savoir est transmis au peuple qui n’a plus qu’à agir en conséquence. Par le seul fait d’hypothétiques lectures des citoyens se retrouveraient « sensibilisés ». Les études visant à évaluer ce dispositif sont sceptiques7. Nous voilà encore étonné face aux évidences : la transmission d’informations scientifiques à une population ne transforme pas les manières d’agir de cette population.
Sensibiliser par le sensible
Au début des années 2010, le pôle des arts urbains (POLAU) postule, dans le sillage de beaucoup d’autres, qu’une manière juste de « sensibiliser » au risque serait de travailler à nos sensibilités au fleuve et aux inondations. Ce qui serait d’abord en jeu, c’est notre culture du fleuve, c’est-à-dire notre manière de nous représenter le fleuve à partir de ce que nous savons, sensiblement cette fois, de lui. Pour « sensibiliser au risque » et, in fine, réduire la vulnérabilité du Val de Tours aux inondations, il faut d’abord agir sur la coupure moderne entre le fleuve et la nature d’une part, et les humains et la culture, d’autre part. Il faut tenter de bâtir des médiations, qui dépassent et englobent la connaissance intellectuelle des choses de la nature : des médiations sensibles, au sens fort, qui impliquent les corps, les sens, les images, les émotions, etc.
Ces travaux donneront lieu à plusieurs expériences, dont une création artistique autour de l’inondation du Val de Tours, appelée « Jour inondable » 8, sur laquelle il a déjà été beaucoup dit. Conçue et mise en œuvre par le collectif La folie kilomètre en 2012, cette aventure de vingt-quatre heures, scénarisée comme une inondation, embarque une centaine de personnes dans une quinzaine d’actions différentes, du plus spectaculaire au plus participatif, pendant un jour entier.
Mettre les mains dans la terre fertilisée par l’inondation, gouter l’eau, vivre une nuit d’évacuation avec ses enfants dans un gymnase, rencontrer l’expert en assurance catastrophe naturelle, etc. Préparer son corps au contact d’un événement potentiel.
Jour inondable est une expérience artistique qui s’inscrit dans une tradition de « sensibilisation par l’art » 9. De nombreuses commandes, appels à projets, et autres, invitent les artistes à produire des œuvres qui fassent médiation entre les connaissances scientifiques et les pratiques collectives10.
Dans ces différentes expériences, il est rarement question de prescrire des comportements. Pour filer notre exemple autour des inondations, disons qu’il n’est pas question de « poétiser le DICRIM ». Il s’agit plutôt de malaxer le rapport à l’inondation comme phénomène sensible multidimensionnel. Mettre les mains dans la terre fertilisée par l’inondation, goûter l’eau, vivre une nuit d’évacuation avec ses enfants dans un gymnase, rencontrer l’expert en assurance catastrophe naturelle, etc. Préparer son corps au contact d’un événement potentiel.
Ce qui se déploie alors ressemble à une forme de connaissance du monde, du phénomène « Loire » dans le cas de Jour inondable. L’art ainsi envisagé représente à la fois une médiation, mais également une variété du savoir, une manière de connaître, une manière « sensible » de connaître11.
Et si nous n’avions pas la bonne manière de « savoir » ?
Plutôt qu’un savoir pur, détaché de la sensation, véhiculé par des opérations de médiation serviles, il est tentant d’imaginer, un fonctionnement « autre-que-moderne » où l’on considérerait l’action comme la résultante d’un ensemble de manières de connaître, également légitimes et connectées entre elles. Si l’on sortait de la modernité, plutôt que d’errer dans ses ruines, on considérerait le « savoir-agir » comme un ensemble et l’on tenterait de recomposer, depuis cet ensemble large, une action publique.
Dit autrement, et pour aller plus loin que la considération d’un volet sensible du savoir, si nous savons mais que nous ne faisons rien, n’est-ce pas simplement parce que nous ne savons pas vraiment ? Pas de la bonne manière, pas de la manière qui nous met en mouvement, pas de celle qui nous fait agir ? N’est-ce pas, encore, parce qu’on ne se laisse pas connaître directement, sensiblement, les choses, parce que la science (et ses armées d’ingénieurs et d’experts bienveillants) nous met à distance ?
Et si l’on considérait toutes les autres manières de connaître, les savoirs rejetés par la modernité, les savoir-faire, les savoirs traditionnels, ceux des opprimés – des peuples colonisés aux sage-femmes –, les pratiques sensibles, les intuitions, les oracles ? Ces savoirs-ponts, savoirs-médiations, savoirs qui ne sont pas assez purs pour avoir besoin d’une médiation avec la société, savoirs mélangés, savoirs déjà médiations, pourraient-ils nous aider à agir justement, en sociétés, dans un monde à bout de souffle ?
À l’école des savoirs-médiations
Depuis une trentaine d’années, des réflexions émergent nous invitant à nous rendre sensible au monde et notamment à ses dimensions non-humaines. Il s’agit de reprendre contact avec ce que les modernes appelaient « nature » pour se rendre collectivement capable d’en traduire les perspectives dans nos organisations. On pense aux travaux de Bruno Latour12 et de Philippe Descola13, à ceux, très différents, du philosophe australien Glenn Albrecht14 et de sa « solastalgie », ou encore aux récentes Auditions pour un Parlement de Loire15.
Des réflexions émergent nous invitant à nous rendre sensible au monde et notamment à ses dimensions non-humaines. Il s’agit de reprendre contact avec ce que les modernes appelaient « nature » pour se rendre collectivement capable d’en traduire les perspectives dans nos organisations.
Certains d’entre nous considèrent néanmoins que cet appel est trop peu entendu, et que la critique du statut de la connaissance et de son rapport non-immédiat à la société qu’il contient est sans cesse évacué. La manière dont la démarche « autre-que-moderne » des Auditions du Parlement de Loire s’est souvent vue rabattue sur une écologie de protection – ce qui est un contresens majeur16 – est sur ce point absolument notable. Tout se passe comme si l’on manquait encore ce que la survenue d’une connaissance immédiate, d’une connaissance-médiation, située, attachée au monde et aux vivants, réclame de prises de risque, d’inconforts, d’apprentissages, d’engagements des corps et des passions.
Si l’on veut aller plus loin que la sensibilisation sensible de Jour inondable, il existe tout un effort de recomposition d’outils et de méthodes nous engageants corps et âmes, en parallèle de l’écologie bavarde, à l’écoute des cours d’eau, des bactéries qui nous peuplent, des terres qui nous nourrissent, des vivants que nous ne voyons plus, etc.
Par-delà science et société
Il existe également, à plusieurs endroits de nos pays, des lieux, des collectifs où cet effort de composition des savoirs, d’écriture des outils autres-que-modernes semblent s’amorcer. À la ZAD de Notre-Dame-des-Landes17, aux assemblées populaires du Rhône18, dans les multiples « reprises de savoirs » 19, etc.
C’est également ce qu’un jeune collectif, le Lichen tente d’explorer. Dans une optique épistémologique très ouverte, le Lichen fouille les manières de connaitre et cherche à concevoir des dispositifs pour les combiner. En « autres-que-modernes », ses membres tentent de qualifier des relations entre vivants, entre vivants et milieux, de les épaissir, de les traduire, pour ne pas « en rester au sensible », et les conduire vers l’aménagement d’espaces de vie. Ils tentent, à partir de l’exploration directe, sans médiation (« immédiate »), d’imaginer une écologie de l’attachement, une gestion sensible des biens terrestres, une administration sensible du monde.
Pour aborder ce chantier titanesque, le Lichen convoque aux côtés des savoirs scientifiques qu’il ne s’agit jamais d’abandonner, des savoirs vernaculaires, des chamanismes, autant que des travaux d’artistes, des expériences d’éducation à l’environnement, ou encore des pratiques issues de l’écopsychologie20.
Le laboratoires des attachements
Au printemps 2021, sur la presqu’île de Berthenay, à la confluence de la Loire et du Cher, au bout de la bassine du Val de Tours, le Lichen tout juste naissant réunissait ainsi une quarantaine de personnes pour une expérience collective. Ce laboratoire des attachements21 est, comme son nom l’indique, un laboratoire, un espace où l’on réduit le réel à quelques-unes de ses composantes pour observer des interactions et en tirer des apprentissages. Prenons 3 000 m², une maison habitée, celles et ceux qui l’habitent, trente-cinq humains volontaires et un week-end.
Convoqués le vendredi soir sur le lieu de l’expérience, le groupe vivra ensemble quarante-huit heures d’exercices empruntés à différentes traditions de connaissance sensible (psycho-géographie, éco-psychologie, danse, soin symbolique, shirin-yoku, géo-biologie, etc.) et tentera, à partir de ce parcours, de formuler des avis, des directions, des conseils, pour les humains vivant ici. Autant de traductions possibles, incertaines et imparfaites – comme toute traduction –, des perspectives humaines et non-humaines sur le lieu.
Chaque participant est invité à entrer en relation privilégiée avec un être du lieu plus ou moins composite22 : un arbre, un élément symbolique, la barrière, un portrait égaré dans une grange, le vent, une plante, l’eau d’ici, etc. Les participants entrent en « savoir-médiation » avec leur binôme autre qu’humain. Ils et elles ne cherchent pas à connaître, au sens scientifique du terme, l’être en question, ils et elles ne cherchent pas à le décomposer en éléments simples, ils et elles cherchent à « entrer en souci pour », à vibrer avec, à focaliser de l’attention, à se mettre à sa place, à le toucher, le sentir, le ressentir. À imaginer quelques heures vivre dans le corps d’une plante, d’un espace, d’une mousse, d’un arbre mort, d’un trait de soleil, d’une poignée de sol.
Le laboratoire aboutit à un « conseil de tous les êtres » 23, emprunté aux cahiers d’exercices offerts par la tradition éco-psychologique nord-américaine et adapté pour l’occasion par Serge et Lara Mang-Joubert. Les participants confectionnent leur masque et l’étrange cérémonie peut s’ouvrir.
Elle est dirigée vers un « souci d’administration du lieu » : qu’est-ce que la combinaison de ces trente-cinq efforts humains de représentations de l’autre qu’humain est capable de conseiller à celles et ceux qui habitent ici ? Il s’agit de traduire en paroles et actions humaines potentielles, la qualité de trente-cinq attachements immédiats.
Le laboratoire des attachements se ferme ainsi sur une invitation à dire ce que chacun conseille aux humains d’ici. Les réponses sont multiples, curieuses, elles nous désarçonnent. Ce sont les prémices de potentielles manières d’agir « autre-que-modernes » : « N’hésitez pas à intervenir ici », « soyez prudents avec telle plante », « l’indigène c’est celui qui fait », « il y a un problème avec la clôture », « tel espace souffre d’une mélancolie maladive », « plantez ici comme l’ancêtre déraisonnable qui plante des oliviers dont il ne verra pas les fruits », « habitez sans savoir mais en acte irraisonnable d’amour, projeté entre vous et à côté ». L’ensemble est teinté d’une magnifique envie de réparer la plus petite des parcelles du monde, comme si notre vie en dépendait, comme on aime étant enfant. Avec ce que l’inconditionnalité de l’attachement nous fait faire de superbe et ridicule. Sans aucune médiation. Dans une langue que nous ne connaissons pas encore ou que nous avons oubliée.
Vers une action publique ?
Ce laboratoire et les autres expériences du Lichen nous livrent des enseignements : dans un cadre travaillé, n’importe quel humain peut se soucier des espaces de vie et bâtir avec une intention d’action. On imagine alors toute une nouvelle mécanique politique, qui réaménage complètement les articulations entre sciences, savoirs et sociétés. Une nouvelle mécanique politique où ces catégories ne font plus sens et méritent d’être remplacées par d’autres : l’attention, la composition des savoirs, la traduction, la réparation, etc.
Imaginez que nous nous astreignions à cette méthode pour aménager. Considérant le territoire comme une totalité organique qui ne peut être appréhendée par une décomposition cartésienne des parties qui le composent.
Imaginez que nous nous astreignions à cette méthode pour aménager. Considérant le territoire comme une totalité organique qui ne peut être appréhendée par une décomposition cartésienne des parties qui le composent, les urbanistes « autres-que-modernes » plongent en attention pour l’espace et ses vivants. Ils y passent un temps certain, s’imprègnent du contact, des sensations, des affects, de la tonalité des lieux. À partir de là, ils composent, créent un conseil, un format de mise en partage des perspectives et entendent les intentions qui émergent. Ils tracent alors une forme de l’action publique qu’il nous est encore impossible d’imaginer.
Ce que nous pouvons imaginer, c’est l’école de l’administration sensible du monde. Et nous y plonger joyeusement. Avec ce que l’enjeu réclame d’audace, de lâcher-prise, d’acceptation de l’échec, de souplesse, d’engagement des corps au contact de tous les vivants.
- www.le-lichen.org
- Latour B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 2006, La Découverte, Sciences humaines et sociales.
- À ce sujet, Dion R., Histoire des levées de la Loire, 2017, CNRS éditions, Histoire. Ce superbe ouvrage est un abrégé de la thèse de l’auteur écrite en 1934.
- Les fameuses digues, les levées de la Loire, ne sont pas des talus mais des édifices maçonnés. Leur entretien, assez lourd, consiste notamment à ne laisser aucun bâtiment ou arbres, s’y installer. Il faut parfois se résoudre à des travaux plus lourds encore consistant à réinjecter du béton au cœur de kilomètres de digue, sur une petite dizaine de mètres de profondeur.
- Évacuer, vite, en laissant sa maison, ses affaires, voire, disent les plans de sauvegarde des collectivités, en n’allant pas chercher ses enfants à l’école (cause de déplacements parasites dans une situation où les ponts seront surchargés).
- On pense ici, notamment, aux fonds de prévention des risques naturels majeurs (FPRNM), dit « fonds Barnier ».
- Voir les études du Centre européen de prévention du risque d’inondation ou bien les résultats des enquêtes de sensibilisation au risque, menées par le plan Rhône, par exemple.
- www.lafoliekilometre.org ; www.polau.org
- Sans remettre en question deux ou trois siècles de théorie esthétique ayant tâché de libérer l’artiste de ses commandes, n’oublions pas qu’une grande partie des productions de l’histoire de l’art est le fruit de commandes et de combinaisons entre des intentions extérieures à l’art lui-même (magnifier un souverain, transmettre un sentiment religieux, etc.) et des intentions « internes ». Il n’est pas formellement interdit de considérer cet équilibre avec intérêt.
- Voir, pour rester sur l’exemple des inondations, les travaux répétés du plan Rhône autour de la « culture du risque ».
- Bien des penseurs ont considéré l’art comme un registre sensible de la connaissance. Voir notamment Todorov T., « Goethe sur l’art », in Wolfgang von Goethe J., Écrits sur l’art, 1997, Flammarion, GE. Souvenons-nous également que Alexander Gottlieb Baumgarten, dans ses Méditations philosophiques sur quelques aspects de l’essence du poème de 1735 définit l’esthétique comme la « science de la connaissance sensible ».
- Latour, B. Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, 1999, La Découverte, Sciences humaines et sociales.
- Descola P. et Pignocchi A., Éthnographies des mondes à venir, 2022, Seuil, Anthropocène.
- Albrecht G., Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, 2020, Les Liens qui libèrent.
- Toledo (de) C. (dir.), Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire, 2021, Les Liens qui libèrent.
- À l’inverse d’une écologie de protection ou de conservation qui cherche à protéger ou conserver la nature, incarnant ainsi une différence d’essence entre le protégé et le protecteur, les auditions du parlement de Loire exploraient une écologie de l’attachement, pourrait-on dire, qui reconnaît aux entités naturelles des droits à l’existence terrestre et qui cherche à leur permettre de se défendre elles-mêmes.
- On pense aux récentes esquisses d’une école des tritons par exemple (www.topophile.net/savoir/pour-une-ecole-des-tritons-au-coeur-du-bocage).
- www.assembleepopulairedurhone.org
- www.reprisesdesavoirs.org
- Egger M.-M., Écopsychologie. Retrouver notre lien avec la Terre, 2017, Jouvence, Philo concept.
- www.le-lichen.org
- Considérant l’entrelacement fondamental du vivant, il s’agit de considérer que la limite d’un « être » comporte de l’arbitraire. Hors de l’immense royaume des archées et des bactéries, les êtres vivants sont des composites, des entités composées de plusieurs dizaines, centaines, milliers, millions, milliards, millions de milliards (pour un humain par exemple) d’êtres vivants.
- Macy J., Seed J., Fleming P., Naess A. et Pugh D., “Thinking Like a Mountain : Toward a Council of All Beings”, New Society Publishers 1988.