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À la recherche du bien commun : le défi des responsabilités sociétales

Le 3 mai 2018

Face à la crise de confiance dans les institutions publiques, les employeurs publics doivent être exemplaires et responsables. Cette exigence doit guider l’action publique vers le bien commun et le bien vivre ensemble.

Le terme de responsabilité vient du mot latin « respondere », « répondre » de ses actes devant les autres, et de « spondere » traduit par « s’engager, se porter garant des autres, répondre des autres ».

En matière de responsabilités sociétales, des obligations résultent de plusieurs enjeux qui concernent la gestion publique locale et qui constituent autant de points de repères : le développement durable, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, la prise en compte des risques liés aux conditions de travail, la lutte contre l’illettrisme, l’accueil des personnes en situation de handicap, le dialogue social, etc.

Les peuples attendent donc que les acteurs publics assument leurs responsabilités et se battent pour garantir une vie plus juste, moins inégalitaire, davantage prospère, moins dure pour les faibles, plus attentive aux grands défis. Être responsable signifie que les acteurs doivent prendre en considération toutes les conséquences de leurs actes, à tous niveaux.

Les travaux du philosophe allemand Hans Jonas dans Le Principe responsabilité1 ont eu une empreinte majeure dans la conceptualisation des notions de développement durable et de responsabilité du contemporain envers les « générations futures ». À l’heure du réchauffement climatique et des menaces environnementales globales, Le Principe responsabilité demeure dès lors un ouvrage incontournable, qui conserve toute sa force et sa capacité à guider et à orienter l’action publique.

Les politiques de développement territorial font face à des défis qui apparaissent de manière cruciale2, il s’agit aujourd’hui de « renverser l’insoutenable » (Yves Citton). Les insoutenables (écologique, psychique, politique, médiatique, éthique) interpellent les responsables publics du monde entier et la France tout particulièrement. Ils interrogent les finalités des ambitions politiques et les méthodes du développement local tout autant que l’action des gouvernements ou les relations internationales à travers les négociations des équilibres dans les échanges internationaux en matière économique, financière, commerciale, ou le degré de prise en compte des enjeux sociaux, environnementaux et migratoires de la planète afin d’œuvrer pour le bien commun.

1. Jonas H., Le principe de responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, 2013, Éditions Poche.
2. Citton Y., Renverser l’insoutenable, 2012, Seuil.

Point de vue de François Flahault, directeur de recherche émérite au CNRS, membre du Conseil de rédaction de la revue L'Homme

Le bien commun ne se réduit pas à l’intérêt général

La notion de bien commun est souvent considérée comme équivalente à celle d’intérêt général. Pourtant, les deux expressions se rattachent à des représentations de l’homme et de la société forts différentes.

L’expression « intérêt général » est la plus usitée ; c’est qu’elle s’accorde avec la vision dominante aujourd’hui selon laquelle l’économie marchande est l’alpha et l’oméga des sociétés humaines. Cette vision s’est construite historiquement et s’est légitimée à partir de la croyance selon laquelle les hommes auraient créé la société à des fins utilitaires. Elle présuppose que les individus préexistent à la société et que leur existence en tant que personnes est une propriété naturelle de leur corps. Dans ces conditions, la vie sociale des humains ne concernerait donc pas leur être, mais seulement leur avoir.

Dans les dernières décennies du xxe siècle, un renversement de perspective a commencé à s’opérer. Il est aujourd’hui pleinement acquis dans le domaine scientifique. Les remarquables progrès accomplis en primatologie, en paléoanthropologie et en psychologie du développement aboutissent en effet à la même conclusion : l’état de nature de l’homme, c’est l’état social. C’est grâce à cette vie relationnelle et sociale que les individus deviennent des humains à part entière. Sur ce point, Aristote, Thomas d’Aquin, ainsi que la plupart des cultures non occidentales, avaient raison : la vie sociale ne répond pas seulement à des fins utilitaires, elle ne concerne pas seulement nos intérêts, elle concerne notre bien. Elle n’est pas seulement ce dont dépendent nos avoirs, elle est avant tout ce dont dépend notre être.

C’est uniquement dans un cadre de coexistence socialisé qu’est donnée au nouveau-né sa place en tant qu’être humain. Le fait d’être à plusieurs, de coexister, les institutions qui garantissent cette coexistence précèdent l’existence de soi et sont la condition nécessaire pour que le nouveau-né devienne une personne. La première forme de bien vécu par le bébé est celui que lui procure l’attachement réciproque qui le lie aux adultes qui prennent soin de lui. Ce bien premier, on peut l’appeler « bien commun vécu » ou « bien relationnel » puisque chacun des partenaires de la relation ne jouit de ce bien qu’à la condition que les autres l’éprouvent également.

Le bien commun vécu ou bien relationnel constitue la toile de fond de l’existence humaine tout au long de la vie. À tout âge et dans toutes les cultures, on est sensible à l’ambiance relationnelle dans laquelle on vit.

Le concept de bien commun vécu répond aux deux critères propres à ce qu’en économie, on appelle un bien collectif ou un bien commun. À la différence des biens marchands, c’est un bien non rival (c’est-à-dire que la jouissance d’un bien commun par les uns n’empêche pas les autres d’en profiter). Et c’est un bien non exclusif (c’est-à-dire qu’on y accède sans payer). Exemples : l’éclairage public, la lumière et la chaleur du soleil, les émissions de radio, Internet. Le propre du bien commun vécu ou bien relationnel, c’est qu’en plus de ces deux critères, il répond à un troisième : non seulement les autres ne diminuent pas le bien que j’éprouve, mais le fait qu’ils en jouissent en même temps que moi est une condition nécessaire pour que je l’éprouve (exemple : le plaisir de la conversation).

Chacun de nous ne devient une personne, et ne peut se réaliser, qu’au sein d’une vie sociale et d’une culture. C’est pourquoi en tant que citoyens, nous devons nous soucier de ce qui soutient notre monde commun, l’entretient, le maintient et l’améliore. Faire appel à la morale et aux bons sentiments ne suffit pas. Le souci du bien commun implique nécessairement réflexion et action administratives, sociales et politiques. L’équilibre des pouvoirs, des institutions efficaces, une organisation économique et sociale adéquates sont des conditions indispensables au bien de tous. Nous en arrivons ainsi
à une définition générale du bien commun : le bien commun est l’ensemble de ce qui soutient la coexistence des personnes et par conséquent leur existence même.

Le bien commun est complémentaire des droits individuels

Nous avons vu que le bien commun est l’ensemble de ce qui soutient la coexistence des personnes et par conséquent leur existence même. Ainsi défini, le bien commun constitue le complément nécessaire des droits humains. Les droits de l’Homme sont des droits individuels, ils s’efforcent d’offrir un recours contre les abus de pouvoir dont des individus peuvent être victimes. Mais ils ne disent pas ce qu’est la finalité des sociétés humaines au-delà de leurs fonctions utilitaires ; ils ne disent pas ce qui relie entre eux les membres de la société, ce qu’ils ont à faire ensemble.

Dans le cadre de ces sociétés libérales, il est généralement admis que l’État doit garantir les droits individuels (à commencer par les droits de l’Homme), mais qu’il n’a pas à prescrire une conception de la « vie bonne » : les individus seraient les mieux placés pour juger de ce qui est bon pour eux. Il est certain que l’État n’a pas à dire aux citoyens ce qu’ils doivent ou ne doivent pas aimer. Mais il a à se soucier des inégalités, ainsi que de l’éventuelle dégradation des biens matériels ou immatériels (biens culturels et biens relationnels) qui nourrissent à la fois l’existence de chacun et ses liens avec les autres. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics – mais aussi les citoyens, chacun à son niveau – se préoccupent de ce qui améliore ou dégrade la qualité de la vie relationnelle et sociale des individus.

La notion de bien commun est rejetée par certains sous le prétexte qu’elle a été instrumentalisée par des régimes nationalistes ou totalitaires. Dans ce genre de régimes, en réalité, ce n’est pas le bien commun que le pouvoir cherche à réaliser, c’est son propre bien, autrement dit l’accroissement de son propre pouvoir. Dans ce cas, l’appareil d’État est utilisé pour mettre au pas les citoyens et les opprimer. Au contraire, le bien commun, tel que je l’ai défini, correspond à une société démocratique. Dans une société démocratique, les institutions et les pouvoirs qui organisent la société, sont des moyens au service de la vie personnelle, relationnelle et sociale de ses membres. Le souci du bien commun ne va donc aucunement à l’encontre des libertés puisqu’il favorise, au contraire, le déploiement de l’existence de chacun et de tous.

Le danger, aujourd’hui, n’est plus le totalitarisme, c’est la domination de l’économie marchande sur les autres sphères de la vie sociale, c’est la concentration du pouvoir économique et financier dans les mains d’une minorité, c’est la recherche du profit à court terme aux dépens d’une vision à long terme. Les sociétés libérales prétendent laisser à chacun des citoyens la liberté de décider par lui-même ce qu’est son bien, mais en réalité, elles ne cessent de leur faire miroiter la consommation comme bien suprême.

Or, il faut bien se dire qu’aucune société humaine n’a existé et ne peut exister uniquement sur la base des biens marchands. Les biens communs attirent nettement moins notre attention, ils ne sont pas un objet de désir, ni une source d’enrichissement, et pourtant ils jouent un rôle essentiel dans nos vies. Il existe une immense variété de biens communs : ils vont des plus matériels (égouts, voirie, eau potable, etc.) aux plus immatériels (la confiance, les savoirs, la vision à long terme, etc.) en passant par tous les intermédiaires : institutions, administrations, droit, éducation, formes de sociabilité (notamment intergénérationnelles), santé, Internet, savoir-faire, arts et autres biens culturels. Sans oublier les biens communs naturels, les rayons du soleil, l’eau, les paysages, et l’ensemble de la planète qui constitue notre irremplaçable milieu de vie.

Disons, pour conclure, que le bien commun (au singulier) se réalise concrètement à travers l’association équilibrée des biens marchands et des biens communs (au pluriel).

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