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Faut-il limiter l’inflation normative ?

Le 26 décembre 2023

Françoise Gatel, présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et co-rapportrice du rapport d’information, Normes applicables aux collectivités territoriales : face à l’addiction, osons une thérapie de choc !, avance plusieurs propositions pour réduire la prolifération des normes.

Résumé

L’état des lieux des normes applicables aux collectivités est très préoccupant. L’inflation normative complexifie les projets locaux, retarde leur réalisation et augmente significativement les coûts. Elle constitue ainsi, trop souvent, un frein au développement des territoires. De nombreux travaux sur le sujet – qui demeure en tête des priorités des élus – ont été menés, mais le chantier est immense.

Aussi, la délégation aux collectivités et à la décentralisation du Sénat a choisi de s’intéresser à la fabrique même de la norme, s’inspirant d’une démarche qualité pour qu’elle soit élaborée dans un triple souci d’utilité, de qualité et d’efficacité.

Un sondage réalisé en 2020 par l’institut Consumer science & analytics (CSA), à l’initiative de la délégation aux collectivités et à la décentralisation du Sénat, révèle que la simplification des normes demeure nettement en tête des priorités des élus. De nombreux travaux sur ce sujet, qui ressemble fort à une quête du Graal, ont déjà été menés. Parce que le chantier est immense, il exige sans doute de réfléchir au process même de la fabrique de la norme et d’appeler à une détermination collective pour que la norme soit élaborée dans un triple souci d’utilité, de qualité et d’efficacité. C’est ainsi que nous pouvons espérer guérir ou tout au moins apaiser ce mal français qui ronge l’efficacité de l’action publique et par ricochet la confiance de nos concitoyens.

Les raisons de l’inflation normative

La prolifération et la complexification s’inscrivent dans une tendance lourde dont les causes sont nombreuses. En premier lieu, l’ordre juridique doit bâtir des équilibres toujours subtils et jamais pleinement satisfaisants entre des demandes toutes légitimes, mais souvent contradictoires. En second lieu, l’emballement normatif tient également à la croyance dans le caractère miraculeux et guérisseur de la norme. Ainsi les lois « d’émotion » surgies d’événements qui ont suscité de grandes indignations chez nos concitoyens sont souvent des pépites de normes illusoires qui calment l’opinion publique, mais ne règlent pas le sujet. Dans notre pays, l’inflation normative relève de l’addiction : le Code général des collectivités territoriales a ainsi triplé de volume entre 2002 et 2020, le Code de l’urbanisme a quant à lui augmenté de 44 % ! Cette fièvre normative complexifie l’action publique, retarde sa réalisation, décourage l’initiative, mais elle augmente aussi significativement son coût, l’inflation normative entre 2017 et 2020 a été évaluée à plus de 2 milliards d’euros.

Interroger la fabrique de la norme

Le président de l’Association des maires de France (AMF) dit souvent que si, dans un autre temps, les élus se préoccupaient de ce qui était interdit, aujourd’hui ils cherchent avec anxiété ce qui est permis ! Nous privilégions la magie de la norme contre la culture de l’efficience et du résultat. Cette situation conduit à s’interroger sur la fabrique même de la norme. La loi organique de 20092 a instauré l’obligation de joindre une étude d’impact à certains projets de loi, mais ses effets sont clairement indigents. Les études d’impact doivent être plus sincères, plus objectives et mieux contrôlées. Pour y remédier, il n’est pas forcément nécessaire de modifier la Constitution ou les lois organiques, il convient de définir un process rigoureux et pragmatique qui s’apparente à une démarche qualité. Tout d’abord, il s’agit de donner au Parlement plus de visibilité sur les textes envisagés par le Gouvernement, en instaurant en début de session un débat sur les projets de mesures législatives et réglementaires relatives aux collectivités. Ce débat permettrait d’inviter le Gouvernement à réfléchir à des propositions alternatives, à droit constant, sans création de normes nouvelles.

La prolifération et la complexification s’inscrivent dans une tendance lourde dont les causes sont nombreuses.

Mieux contrôler les études d’impact

Il conviendrait aussi de mieux contrôler les études d’impact. Elles sont trop souvent, un outil d’autojustification ou un plaidoyer pro domo au lieu d’être une aide objective à la décision. Pour ce faire, l’étude d’impact devrait comporter deux temps : un premier rapport dénommé « étude d’option » (ou « d’opportunité ») permettrait d’évaluer la pertinence d’une nouvelle norme en comparant son mérite avec d’autres solutions y compris l’option zéro norme. Et, dans un second temps, si le Gouvernement juge nécessaire la création de nouvelles normes, l’étude d’impact devrait alors être soumise au Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) au moins un mois avant leur examen, quand aujourd’hui 20 à 25 % des saisines du CNEN relèvent de la procédure d’urgence !

Mais les études d’impact doivent être enrichies pour contrôler le respect de quatre principes essentiels : la libre administration des collectivités, la subsidiarité, l’autonomie financière et la simplification. Il faut faire peser sur le Gouvernement la charge de démontrer que les mesures proposées respectent pleinement ces principes, le contraindre à une seconde délibération en cas d’avis négatif du CNEN sur les projets de loi et les décrets d’application. Naturellement, la sobriété et la rigueur dans la fabrique de la norme doivent aussi s’appliquer à la transposition des directives communautaires qui ne doit pas excéder les objectifs poursuivis… quand aujourd’hui nous constatons trop d’allégresse dans la surtransposition si prolifique en normes. Le CNEN, créé à l’initiative du Sénat, chargé d’évaluer l’impact technique et financier des normes applicables aux collectivités, est un acteur majeur de la qualité de la norme. Il doit être renforcé dans sa mission et ses moyens afin de pouvoir certifier la sincérité, l’objectivité et la complétude des études d’impact et d’option, et devenir ainsi un organe charnière à l’instar du Nationaler Normenkontrollrat (NKR) allemand. Ce renforcement suppose de réaffirmer son indépendance et son rattachement au Premier ministre, garant de l’importance et de la transversalité de son action. Le contrôle de la pertinence normative ne doit pas seulement intervenir avant son adoption, mais aussi après son entrée en vigueur.

Deux propositions pour améliorer l’évaluation

Un mécanisme est susceptible de contribuer à une meilleure évaluation : l’expérimentation, dans certaines lois à fort impact pour les collectivités, de clauses de réexamen à l’instar des « review clauses » en vigueur au Royaume-Uni. Ces clauses comportent un échéancier prévoyant deux évaluations, la première à deux ou trois ans pour mesurer les premiers effets de la réforme et la seconde à cinq ou six ans pour dresser un bilan complet avec le recul nécessaire. Ces clauses de réexamen peuvent elles-mêmes être assorties de clauses de caducité ou « guillotine » appelées « sunset clauses » outre-Manche, ce système entraîne la disparition pure et simple du texte en l’absence d’évaluation effective ou en présence d’une évaluation négative. Certes, ces dispositions peuvent susciter des réserves, car elles génèrent une forme d’insécurité juridique. La radicalité des clauses de caducité peut être évitée, si la loi respecte le principe de différenciation qui permet d’adapter la norme à la diversité des territoires, mais aussi par le mécanisme pragmatique et sage de l’expérimentation dont le régime a été fortement amélioré par la loi organique du 19 avril 20213.

Ces propositions, ne nécessitant aucun chambardement constitutionnel ou organique, supposent toutefois une véritable révolution culturelle et une conversion de tous les acteurs à une nouvelle, mais positive, addiction : celle de l’évaluation qui devrait être enseignée avec intensité dans toutes les écoles de la fonction publique d’État et territoriale. Toutefois, elles supposent aussi que l’État et le législateur respectent l’article 34 de la Constitution4, qui dit que la loi concernant les collectivités doit simplement définir les principes fondamentaux de la libre administration de leurs compétences et de leurs ressources. En d’autres termes, le législateur a compétence pour définir des objectifs généraux et il appartient aux collectivités d’en déterminer les modalités d’application dans le cadre du pouvoir réglementaire local. Or, la loi est souvent trop bavarde et cadenassante et ses décrets d’application défient parfois audacieusement l’esprit du législateur, à l’exemple récent du décret d’application5 de l’objectif du zéro artificialisation nette (ZAN), issu de la loi dite « Climat et résilience » 6 : chef-d’œuvre de la norme qui atrophie et a conduit à l’adoption d’une nouvelle loi !

Renforcer le dialogue entre l’État et les élus locaux

Enfin, il convient de ne pas négliger l’atterrissage de la norme et de sa mise en œuvre sur le terrain, car on n’administre bien que dans la proximité. Il convient donc de souligner l’importance du dialogue entre les services déconcentrés de l’État et les élus locaux. Depuis plusieurs années, le Sénat propose d’instaurer auprès du préfet une instance de concertation composée de représentants des services de l’État et des collectivités. Cette instance aurait vocation à être saisie des différends sur l’interprétation d’une norme et d’exprimer une position unique de l’État sur des projets complexes pour éviter aux élus d’être confrontés à des avis différents parfois même incompatibles de services trop autonomes et parfois trop dogmatiques qui laissent les élus sans solution.

En conclusion, si nous constatons que l’action publique est bel et bien enrayée et qu’il est urgent de retrouver le pouvoir d’agir, une prise de conscience collective et une détermination endurante s’imposent. L’État doit se détacher de ce qui l’encombre jusqu’à l’impuissance pour se concentrer sur ses missions régaliennes, cesser de vouloir décider de tout à Paris pour encourager le pouvoir d’adaptation des préfets et de synchronisation des avis péremptoires, et parfois même incompatibles, de certains services territoriaux. L’État doit aussi faciliter les initiatives des élus locaux. Alors que les crises des Gilets jaunes puis sanitaire ont démontré à tous les sceptiques l’agilité et le sens des responsabilités des élus locaux, il est assez fascinant de constater que nous sommes frappés d’amnésie, car la tentation de la norme raide et paralysante est déjà de retour.

Dans notre pays, l’inflation normative relève de l’addiction : le Code général des collectivités territoriales a ainsi triplé de volume entre 2002 et 2020, le Code de l’urbanisme a, quant à lui, augmenté de 44 % !

Force est de constater que l’État, comme le législateur, ne sont pas les seuls responsables de la surenchère normative. Ils y sont entraînés par la société qui se judiciarise à l’excès parce qu’elle cultive avec frénésie la recherche de la faute, du « coupable » responsable d’une erreur ou d’un désordre par addiction excessive au « droit à ». Nous devons retrouver le chemin de la raison : la norme utile et pertinente par l’élaboration d’un droit des possibles. Le chemin est long, rude, et exigeant, mais il est accessible si nous décidons de penser « solution plutôt que contrainte ». La sobriété normative nécessite une prise de conscience collective et une détermination affirmée parce que la responsabilité est collective : État, législateur, mais aussi le citoyen, devenu très exigeant et procédurier. Tel est le but des états généraux de la simplification organisés en mars 2023 au Sénat et qui se sont conclus par une charte d’engagement signée par le Gouvernement et le Sénat. Le défi de la norme sobre et efficiente est immense, il doit être relevé si nous voulons retisser le fil de la confiance avec nos concitoyens en retrouvant le pouvoir d’agir.

  1. Françoise Gatel est présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et est co-rapportrice, avec Rémy Pointereau, du rapport d’information, Normes applicables aux collectivités territoriales : face à l’addiction, osons une thérapie de choc !, 26 janv. 2023, no 289.
  2. LO no 2009-403, 15 avr. 2009, relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.
  3. LO no 2021-467, 19 avr. 2021, relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.
  4. 4. Const., 4 oct. 1958, art. 34.
  5. D. no 2022-762, 29 avr. 2022, relatif aux objectifs et aux règles générales en matière de gestion économe de l’espace et de lutte contre l’artificialisation des sols du schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires.
  6. L. no 2021-1104, 22 août 2001, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience ».
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