L’approche comportementale dans tous ses États

L'approche comportementale dans tous ses états
Le 7 juillet 2020

Le recours aux sciences comportementales au sein de la sphère publique ne cesse de se développer depuis une décennie. Cette expansion ne va pas sans poser de question : de quelle méthode parle-t-on ? Quid de l’éthique dans une approche touchant aux prises de décisions individuelles ? Éléments de réponse avec un tour d’horizon international du sujet, ponctué de quelques inspirations possibles pour les décideurs publics.

Avril 2008, le juriste Cass Sunstein et l’économiste Richard Thaler rencontrent un formidable succès de librairie avec un ouvrage défendant l’idée d’un « paternalisme libertarien » 1. Leur postulat est que les institutions, publiques comme privées, peuvent contribuer à orienter les comportements des individus en conciliant promotion de l’intérêt général et préservation de l’autonomie personnelle. Ceci implique de travailler sur des « architectures de choix » favorisants des comportements spécifiques. Ces interventions, baptisées « nudges » (« coups de pouce », en français), sont rapidement popularisées.

Du nudge à l’approche comportementale

Sur le fond, cette approche emprunte à un ensemble de disciplines scientifiques s’intéressant aux déterminants du comportement humain2. Elles partent d’une remise en cause de la présumée rationalité d’un homo economicus fantasmé par l’économie classique et nous décrivent un être humain bien plus authentique, sujet à de multiples interférences et influences, individuelles ou collectives. Nos « nudgeurs » vont, en fait, un peu plus loin : ils suggèrent que ces mécanismes, universels car ancrés dans notre évolution, peuvent être utilisés pour le bien commun.

Cette approche motive l’intérêt d’un certain nombre de décideurs publics, séduits par la perspective d’un mode d’action décrit comme à la fois incitatif, efficace, éthique et peu onéreux. Une première étape symbolique est franchie avec la nomination, par Barack Obama, de Cass Sunstein à la tête de l’OIRA, l’agence américaine en charge de l’information et de la simplification. Suivra un décret présidentiel invitant l’ensemble des administrations fédérales à s’emparer des sciences comportementales, puis la création d’une structure scientifique dédiée d’appui à l’exécutif3. Le Royaume-Uni franchit à son tour le pas : le Gouvernement met en place en son sein la Behavioral Insights Team (BIT), avec un agenda politique tendant résolument vers l’optimisation (notamment financière) de l’action publique. De fait, les travaux menés permettent surtout de valoriser une approche scientifique de la place du comportement humain dans les politiques publiques (ceci à la fois en termes de diagnostic mais aussi d’évaluation d’impact). Le BIT devient indépendant en 2014 et n’a cessé depuis de se développer, avec environ 200 collaborateurs et diverses filiales par le monde aujourd’hui.

En France, la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a investi le champ des sciences comportementales de manière volontariste. Une équipe dédiée y travaille à trois grands chantiers comportementaux.

Quid justement du reste de la planète ? Quantité de pays se sont également aventurés en terre comportementale. L’OCDE a ainsi recensé quelques 200 structures institutionnelles (sans parler du secteur privé), de tailles et d’ambitions variables, allant de la veille scientifique à l’accompagnement opérationnel de politiques publiques. La plupart convergent vers la nécessité de prôner et pratiquer une approche comportementale globale, c’est-à-dire dépassant la mythique du nudge. L’idée est bien davantage de partir d’une connaissance fine des comportements humains à partir de données renseignées scientifiquement, de concevoir des interventions au regard des barrières et freins identifiés et de mener une évaluation rigoureuse de leur implémentation4.

Les autocollants félicitant ou alertant les résidents de Belén (Costa-Rica) sur leur consommation d’eau par rapport à celle de leurs voisins.

En France, la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a investi ce champ de manière volontariste. Une équipe dédiée y travaille à trois grands chantiers comportementaux. D’abord, à travers la mise en œuvre d’une douzaine de partenariats autour de thématiques spécifiques (inclusion numérique, économie circulaire, activité physique, insertion professionnelle, pollution atmosphérique, etc.), ceci en lien avec les administrations concernées et avec l’appui des experts du BIT et de chercheurs français5. Ensuite, en mobilisant les sciences cognitives pour faire en sorte de concevoir des communications administratives plus claires et accessibles. Enfin, en diffusant au sein de la sphère publique (et au-delà) les méthodes, pratiques et connaissances comportementales. La dernière publication de l’équipe consistait en un recueil indicatif d’interventions mises en place à travers le monde. Elle donne à voir le champ des possibles – et les exigences – d’une approche comportementale robuste6.

La preuve par trois

Les exemples décrits dans ce recueil pour illustrer la méthodologie de l’approche comportementale et les interventions résultantes ont été sélectionnés selon trois critères principaux : la diversité des champs de politiques publiques représentés d’abord ; la variété des leviers cognitifs mobilisés pour élaborer des interventions efficaces, ensuite et la robustesse de la méthode expérimentale et des résultats de leur évaluation d’impact, enfin. Leur description est articulée autour des phases méthodologiques successives de l’approche comportementale : comprendre (description du contexte et définition de l’objectif, établissement du diagnostic comportemental), concevoir (élaboration de pistes d’actions) et évaluer (design du protocole expérimental et exposition des résultats obtenus) avant de déployer (analyse critique et perspectives).

Le programme Save more tomorrow (SMarT) visant à favoriser l’épargne chez les employés d’une entreprise américaine est l’exemple par excellence de l’intervention comportementale. Ses résultats plus que probants publiés en 20047 ont valu à l’un de ses concepteurs, Richard Thaler, le prix Nobel d’économie treize ans plus tard8.

Le développement de ce programme aux États-Unis répond à l’enjeu de l’augmentation de l’espérance de vie entraînant une augmentation du temps passé à la retraite et des dépenses associées pour chaque citoyen. L’objectif de l’intervention développée en 1998 était donc le suivant : encourager les employés d’une entreprise industrielle de taille moyenne à épargner plus au cours de leur carrière en les engageant à une augmentation de leur taux d’épargne suivant les augmentations de leur salaire. Le programme SMarT répond à trois freins comportementaux à l’action identifiés en par trois leviers spécifiques. Le biais de statu quo (inertie), qui décrit la tendance humaine à résister au changement et à conserver les comportements et choix passés plutôt que d’en adopter de nouveaux plus favorables, est pris en compte puisque l’enrôlement dans ce programme d’épargne était présenté comme l’option par défaut. Ainsi, plutôt que de devoir choisir activement cette option, les employés y adhéraient automatiquement et devaient manifester leur souhait de s’en désengager le cas échéant (opt-out). La préférence pour le présent, qui traduit la tendance des individus à surestimer l’importance des récompenses et coûts immédiats et à sous-estimer ceux futurs, tend à pousser les employés à profiter de leur salaire au moment où ils le perçoivent, plutôt que d’en mettre une partie de côté pour plus tard. Considérer ce biais de raisonnement dans l’élaboration du programme a conduit ses concepteurs à le designer de telle sorte à ce que les employés s’engagent à épargner plus non pas immédiatement, mais dans le futur. Enfin, le concept d’aversion à la perte, qui représente le fait que les humains attachent plus d’importance à une perte qu’à un gain de même montant explique la difficulté à épargner puisque mettre de côté, c’est en un sens « perdre » de l’argent que l’on ne peut pas dépenser tout de suite. L’augmentation du taux d’épargne proposée dans SMarT était progressive et les hausses de taux d’épargne étaient programmées pour survenir au moment des augmentations de salaire, afin de minimiser le sentiment de perte.

La préservation de l’environnement est un champ de politiques publiques privilégié pour l’approche comportementale.

L’expérimentation menée pendant près de trois ans pour évaluer l’impact de ce programme, basée sur la mesure du taux d’épargne, du taux de participation au programme et du taux de perte des participants, a donné des résultats concluants : SMarT a été largement adopté par les employés, qui ont eu tendance à rester engagés dans le programme d’épargne et à mettre plus de ressources de côté pour leurs vieux jours.

La préservation de l’environnement est un champ de politiques publiques privilégié pour l’approche comportementale. La Banque mondiale s’est saisie de cette approche en 20149 pour répondre aux risques de pénurie d’eau à Belén (Costa-Rica) causés par la croissance urbaine importante, en engageant les habitants à la conservation et l’utilisation raisonnée de cette ressource. L’absence d’intentions individuelles des habitants, d’informations saillantes et de données de références sur leur propre consommation ainsi que la difficulté à identifier des actions concrètes à mener pour la réduire sont des facteurs structurels et cognitifs à l’origine de cette problématique. Les versions de l’intervention élaborée pour répondre à cet enjeu qui présentent des résultats d’évaluation d’impact positifs s’appuient principalement sur deux leviers. D’une part, l’aide à la planification : l’une des interventions reposait sur l’envoi simultané à la facture d’eau d’une fiche aidant le résident à établir un objectif précis de consommation. D’autre part, les normes sociales : une autre intervention testée consistait en l’envoi, avec la facture, d’un sticker donnant des informations sur la consommation de l’individu comparée à celles de ses voisins en félicitant (consommation moindre) ou alertant (consommation supérieure) le destinataire. Cette dernière stratégie a également été utilisée par Opower aux États-Unis à partir de 200810 afin de réduire la consommation d’énergie des foyers.

L'approche comportementale dans tous ses états

Ce même levier reposant sur la mise en évidence des normes sociales a également été actionné dans le cadre d’un enjeu contemporain de santé publique majeur : la surprescription d’antibiotiques. Ce phénomène, conduisant à une antibiorésistance accrue, est causé par plusieurs facteurs comme le manque d’informations des médecins et des patients sur les conséquences néfastes d’un traitement antibiotique non-nécessaire et l’aversion au risque face à l’incertitude du diagnostic. L’habitude et la fatigue du médecin ainsi que la pression de la part du patient pour recevoir un traitement antibiotique s’ajoutent également à des contraintes d’ordre structurel comme le temps de consultation limité. La solution développée au Royaume-Uni en 201411 pour répondre à cette problématique était constituée de deux interventions complémentaires. L’une ciblant les médecins les plus prescripteurs, consistait en une lettre adressée par le représentant national de l’autorité de santé jouant sur l’effet messager, informant des pratiques de prescription des collègues du destinataire et donnant des conseils pratiques pour réduire la prescription. L’autre ciblant les patients, était composée de posters et de brochures informatifs mis à leur disposition dans la salle d’attente. Le test de ces interventions isolées et groupées a permis de conclure à l’efficacité de l’intervention ciblant les médecins conduisant à une réduction de 3,3 % des prescriptions (soit plus de 73 000 prescriptions de moins sur six mois d’expérimentation environ). Ce programme de prévention destiné aux médecins a depuis été déployé dans d’autres pays comme l’Australie12 et l’Irlande13, l’évaluation d’impact résultant à chaque fois en un bilan significatif. La problématique de la surprescription d’antibiotique est par ailleurs une thématique actuellement traitée par la DITP, dans un projet intégrant l’approche comportementale mené conjointement avec le ministère de la Santé.

S'inspirer pour mieux tester

Outre ce recueil, les interventions issus de projets menés à travers le monde sont régulièrement recensées et décrites dans des inventaires rédigés par des équipes internationales dédiées14. Ces bases de données décrivent non seulement les interventions déployées, mais également les protocoles expérimentaux mis en œuvre pour en tester l’impact avant implémentation. En effet, les variations structurelles et culturelles entre pays et, à une échelle plus restreinte, entre populations ne permettent pas de transposer à l’identique une intervention d’un territoire à un autre sans en vérifier à nouveau l’impact. La perception et l’acceptabilité de certains leviers ou types de solutions peuvent, par exemple, différer en fonction des populations et enjeux ; se soustraire à l’étape d’évaluation d’impact exposerait les décideurs publics au risque de voir apparaître des effets rebonds (aggravation du problème ciblé). En plus d’illustrer par des exemples concrets la méthode de l’approche comportement, le recueil proposé par l’équipe sciences comportementales de la DITP peut ainsi être source d’inspirations pour les décideurs publics en charge d’un champ de politique publique particulier ou faisant face à des problématiques spécifiques en termes d’idées de solutions, mais également en matière de protocole d’évaluation d’impact.

  1. Taler R. et Sunstein C., Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, 2010, Vuibert, Signature.
  2. Avec, au passage, deux prix Nobel d’économie, décernés au psychologue Daniel Kahneman, en 2002 et à Richard Thaler, en 2017.
  3. La Social and Beahvioural Insights Team (SBST), mise en sommeil sous la présidence Trump.
  4. DITP, « Manuel méthodologique de l’approche comportementale à l’usage des décideurs », modernisation.gouv.fr nov. 2019.
  5. Regroupés dans une agence d’innovation comportementale avec des spécialistes de l’ENS, Sciences Po, J-PAL et du CEPREMAP.
  6. DITP, « L’approche comportementale dans tous ses états. Exemples internationaux d’interventions en politiques publiques », modernisation.gouv.fr févr. 2019.
  7. Thaler R. et Benartzi S., “Save more tomorrow™ : Using behavioral economics to increase employee saving”, Journal of political Economy 2004, n112, p. 164-187.
  8. https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2017/thaler/facts/
  9. Datta S., Miranda J. J., Zoratto L., Calvo-González O., Darling M. et Lorenzana K., “A behavioral approach to water conservation : evidence from Costa Rica”, Banque mondiale 2015.
  10. Allcott H., “Social norms and energy conservation”, Journal of public Economics 2011, n95, p. 1082-1095, http://tenudge.eu/project/
  11. Hallsworth M., Chadborn T., Sallis A., Sanders M., Berry D., Greaves F. et Davies S. C., “Provision of social norm feedback to high prescribers of antibiotics in general practice : a pragmatic national randomized controlled trial”, The Lancet 2016, n387, p. 1743-1752.
  12. “Nudge vs Superbugs : A behavioural economics trial to reduce the overprescribing of antibiotics”, BETA juin 2018.
  13. Bradley D. T., Allen S. E., Quinn H., Bradley B. et Dolan M., “Social norm feedback reduces primary care antibiotic prescribing in a regression discontinuity study”, Journal of Antimicrobial Chemotherapy 2019, n74, p. 2797-2802.
  14. OCDE, Behavioural Insights and Public Policy : Lessons from around the World, 2017.
  15. Lourenco J. S., Ciriolo E., Almeida, S. R. et Dessart F. J., Behavioural Insights Applied to Policy-Country Overviews, 2016, http://tenudge.eu/project/
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Par
Camille LAKHLIFI

Camille

Lakhlifi

Cheffe de projet Communauté sciences comportementales

Direction interministérielle de la transformation publique (DITP)

et
Stephan Giraud

Stéphan

Giraud

Responsable du programme sciences comportementales

Direction interministérielle à la transformation publique (DITP)

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