Les « torches noires » de l’innovation à l’épreuve de la crise sanitaire

Le 2 février 2021

L’Afrique, dont la résilience face aux pandémies a été maintes fois éprouvée, a été relativement peu touchée par la crise sanitaire de covid-19 par rapport à l’Europe ou aux États-Unis. Durant la crise, le continent a fait preuve de multiples innovations pour apporter des réponses sociales et publiques inédites. Autant de signaux faibles qui montrent un autre visage de l’Afrique et qui doivent être encouragés par les acteurs publics comme privés.

En préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor en 1948, Jean-Paul Sartre livre un véritable plaidoyer humaniste : « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le Blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres. Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent. » 2 En réalité, des « torches noires » ont « éclairé le monde » bien avant la décolonisation. En plus d’être le berceau de l’Humanité, c’est à travers les périodes clefs de la lignée des pharaons, des riches royaumes des siècles d’or au Ghana, Mali et Songhaï et la splendeur des cités-État swahili que le continent africain a imprégné sa marque sur l’histoire.

À l’heure du covid-19, des signaux faibles laissent à penser que des innovations africaines peuvent montrer la voie et redevenir des phares d’espoir dans un système de gestion de la crise sanitaire marqué par le retour du régalien et la dépendance aux outils numériques américains. Ces innovations ont apporté des réponses sociales inédites et des solutions pour assurer la continuité de l’administration publique. Alors, quels sont ces signaux faibles ?

Des signaux faibles qui esquissent le visage de l’innovation africaine

L’Afrique, dont la résilience face aux pandémies a été maintes fois éprouvée, a été relativement peu touchée par le covid-19, malgré des situations contrastées entre régions. Le continent compte à ce jour environ 50 000 décès, dont plus de la moitié en Afrique du Sud et en Égypte3, contre plus de 330 000 décès enregistrés en Europe4. Au-delà des mesures prises très tôt par les gouvernements africains, des explications géographiques, sociétales et démographiques ont été avancées pour expliquer la faible progression du virus. Il n’en reste pas moins que le continent a dû gérer les conséquences économiques et sociales de cette pandémie. L’Afrique subsaharienne plonge en 2020 dans sa première phase de récession depuis vingt-cinq ans5. Les effets de cette récession sur la destruction d’emplois surviennent dans un contexte déjà tendu avec un nombre d’emplois créés très largement inférieur au nombre de demandeurs d’emploi à la croissance galopante. L’objectif principal est aujourd’hui de protéger la population et de sauver des vies en renforçant l’efficacité et la résilience des systèmes de santé. Toutefois, des relais de croissance nouveaux doivent également être explorés pour relancer les économies africaines et les rendre moins dépendantes à leurs exportations de matières premières et au tourisme. La prophétie d’un développement africain par le recours aux technologies du numérique et le leapfrogging6 est donc mise à l’épreuve par cette crise, qui est un appel à fédérer l’ensemble des forces vives autour de la lutte contre la propagation du virus.

Au Rwanda, le premier drone-port au monde a été créé pour favoriser la livraison de poches de sang, de médicaments et de colis de nourriture par des drones civils.

Dans ce cadre, des initiatives publiques – prometteuses mais encore trop rares – sont parvenues à tirer le meilleur des forces intrinsèques et des réalités de leur pays en renforçant la continuité de l’action publique par l’innovation et le numérique. Il en est ainsi du Togo, qui a lancé le programme NOVISSI afin de déployer un service numérique de distribution d’un revenu de solidarité pour les travailleurs du secteur informel touchés par la crise. En recevant les transferts d’argent en « mobile money » directement sur leurs smartphones, les Togolais les plus vulnérables ont pu bénéficier de ce revenu pendant les trois mois de l’état d’urgence. Ce dispositif inédit pourrait se pérenniser et inspirer de nombreux pays africains. C’est également le cas du Rwanda, qui propose des robots de dépistage pour protéger son personnel soignant en minimisant le risque de contamination. Ces robots ont été développés par le ministère rwandais de l’Innovation, en partenariat avec le programme des Nations Unies pour le développement. Il n’est pas étonnant que le Rwanda ait été le fer de lance de l’innovation publique dans cette période difficile. C’est dans ce pays qu’Internet a été déclaré bien de première nécessité par le président de la République il y a maintenant plus de cinq ans, au même titre que l’eau et l’électricité. Le numérique est compris et utilisé comme un levier de développement humain et économique à part entière. Les transports en commun rwandais bénéficient d’une connexion Internet gratuite qui permet à tous les voyageurs de surfer sur le web pendant leurs trajets. Le premier drone-port au monde y a également été créé pour favoriser la livraison de poches de sang, de médicaments et de colis de nourriture par des drones civils, qui compensent le manque d’infrastructures et constituent des autoroutes aériennes pour desservir les nombreuses zones montagneuses et reculées du pays.

Au-delà de l’innovation publique, le deuxièm signal à percevoir est bien celui de l’innovation apportée par la société civile africaine. L’initiative privée, en particulier dans les domaines cardinaux de la santé et des services de paiement, a été mise au service de l’intérêt général et a permis de faire face aux ruptures des chaînes d’approvisionnement en produisant localement. En matière de santé, des visières, des stations de lavage de mains et des prototypes de respirateurs artificiels ont ainsi été développés au sein des fab lab7 du continent. La télémédecine, qui permet de pallier le manque de personnels soignants et d’infrastructures, a été un atout de poids dans la lutte contre le virus. Des plateformes se sont créées pour comptabiliser le matériel médical et offrir une cartographie claire et nécessaire des outils à disposition. S’agissant de la finance adaptée à la vie quotidienne, le paiement sans contact est devenu l’une des modalités privilégiées des gestes barrière, en particulier avec le service M-Pesa. En ce sens, l’Afrique subsaharienne a pu tirer profit de son développement avancé en matière de fintech, et en particulier du mobile banking qui a vu le jour dès 2007 au Kenya, à tel point que l’on parle aujourd’hui d’innovations inversées dont pourraient s’inspirer les pays du Nord.

Miser sur l’innovation et la transformation numérique en Afrique subsaharienne

S’il faut savoir raison garder, car les initiatives prises en termes d’innovation ne peuvent résoudre tous les maux de l’Afrique, elles ont le mérite de relancer le débat crucial autour des leviers de développement endogène. Miser sur l’innovation et la transformation numérique en Afrique subsaharienne à plus grande échelle renforcerait la résilience des populations et des économies face aux crises et améliorerait la qualité des services rendus tant par le secteur public que par les acteurs privés. À cet égard, trois défis majeurs doivent être relevés : le défi des infrastructures numériques, celui de la formation, et le financement.

Il est tout d’abord nécessaire de créer les autoroutes numériques de demain en investissant massivement dans le développement du réseau haut débit sur l’ensemble du territoire africain. Après le mobile, la révolution sera portée par Internet alors qu’à peine moins d’un tier des Africains bénéficient aujourd’hui d’un accès à l’Internet haut débit8. Près de 100 milliards d’euros sont nécessaires pour garantir l’accès universel à l’Internet en Afrique d’ici 2030 en déployant plusieurs centaines de milliers de kilomètres de fibre optique. L’innovation est également l’une des clefs pour parvenir à connecter les zones rurales isolées. À ce titre, les ballons Loon de Google, qui apportent un accès Internet grâce à des ballons stratosphériques, font espérer la disparition des zones blanches. Ils sont désormais utilisés au Kenya et permettent de briser l’isolement numérique des usagers concernés.

Le deuxième enjeu est bien sûr celui de l’éducation et de la formation. De nombreux entrepreneurs en Afrique subsaharienne manquent de compétences pour transformer leurs idées en entreprises pérennes et innovantes : les business model sont souvent lacunaires et les business plan inexistants. Insuffler une culture entrepreneuriale, professionnaliser les cursus éducatifs et développer les structures d’accompagnement sont autant de priorités pour remédier à ce constat. Il s’agit notamment de favoriser l’intégration d’incubateurs au sein même des structures universitaires afin que les étudiants des filières entrepreneuriales puissent lancer leurs projets de création d’entreprise au cours de leur cursus scolaire. Le projet Safir, porté par l’Agence universitaire de la francophonie et financé par l’Union européenne, illustre ce type de dispositif en promouvant la création d’incubateurs universitaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Le troisième défi consiste à assurer le financement de l’innovation. Les levées de fonds des start-up africaines ont été multipliées par sept en deux ans en passant de 270 millions d’euros en 2017 à 2 milliards d’euros en 20199. Ces montants doivent toutefois être relativisés au regard des levées de fonds effectuées dans d’autres zones géographiques, à l’instar des start-up européennes qui ont levé 37 milliards d’euros en 2019, soit près de vingt fois plus que leurs homologues africaines10. En outre, la tendance haussière des levées de fonds en Afrique, dont la dynamique a été brutalement interrompue par la crise économique et sanitaire, devra se confirmer dans les années à venir. Si plusieurs États africains ont mis en place des mesures de soutien à leurs entreprises, ces aides sont insuffisantes par rapport à leurs besoins de recapitalisation. Le private equity, et plus particulièrement l’investissement d’impact, devra alors jouer pleinement son rôle dans le soutien des entreprises en difficulté.

Sublimer les « monstres » sans devenir le chantre de l’afro-optimisme

Réhabiliter et envisager l’Afrique subsaharienne comme une région d’opportunités ne signifie pas pour autant tomber dans l’afro-optimisme. Le continent africain démontre un formidable potentiel, mais il est marqué par de sévères défis à relever. Les signaux qui portent les germes d’une approche innovante et singulière pour le développement du continent existent bel et bien, mais ils restent à ce stade des signaux faibles qui s’accompagnent encore des travers du passé et de la tentation de copier à l’identique des mesures et des raisonnements provenus d’ailleurs.

Pour qu’ils deviennent de véritables tendances de fond, ces signaux doivent être structurés par le volontarisme d’acteurs tant publics que privés. À cette condition seulement, si le covid-19 a été dévastateur pour la population et les économies au niveau mondial, nous pouvons espérer qu’il aboutira à un renouvellement du système. Sous la plume d’Antonio Gramsci, la crise survient quand « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Les « monstres » issus de la crise sanitaire doivent aujourd’hui être sublimés et convertis en opportunités pour réorienter les priorités collectives sur la transformation numérique et l’accompagnement des innovations positives pour le développement humain. Le continent africain fourmille d’illustrations à encourager et suivre.

  1. Camille Andrieu est aussi l’autrice de Le xxie siècle s’invente en Afrique, 2020, Atlande.
  2. Sartre J.-P. (préf.), « Orphée noire », in Sédar Senghor L., Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, 1948, PUF.
  3. Centre africain de contrôle et de prévention des maladies de l’Union africaine.
  4. Santé publique France.
  5. La croissance pourrait diminuer de 2,4 à – 5,1 % entre 2019 et 2020 selon un récent rapport de la Banque mondiale.
  6. Leapfrog ou saut de grenouille : cette expression renvoie au bond qualitatif qui permet de passer d’un état de sous-développement à une phase plus avancée en sautant les étapes classiques du développement.
  7. Fab lab ou laboratoire de fabrication : lieu ouvert qui met à disposition des outils pour la conception et la réalisation de biens ou de services innovants.
  8. Broadband Commission for Sustainable Development, Connecting Africa through broadband, 2019.
  9. Partech Africa Team, 2019 Africa Tech Venture Capital Report, 2020.
  10. Crunchbase, 2020.
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