La participation citoyenne, le nouvel horizon de la Cour des comptes

Le 28 août 2022

La Cour des comptes, créée pour veiller au bon usage des deniers publics, s’est progressivement vu accorder de nouvelles missions qui font aujourd’hui d’elle une véritable vigie de l’action publique. Ces évolutions lui ont permis de se rapprocher peu à peu des citoyens, en phase avec les mutations institutionnelles qu’a connues la France au fil des décennies.

Dans La République moderne (1962), Pierre Mendès-France pose un constat qui raisonne encore aujourd’hui : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans l’urne et à déléguer les pouvoirs à un élu puis à se taire pendant cinq ou sept ans. Elle est action continuelle du citoyen, non seulement sur les affaires de l’État, mais sur celles de la commune, de l’association, de la coopérative. […] Si cette présence vigilante n’est pas assurée, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, en butte aux pressions de toute sorte, sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent aux tentations de l’arbitraire. »

L’investissement continu du citoyen dans les affaires publiques n’est ni instinctif ni automatique. Pour être informé, il doit pouvoir s’appuyer sur les institutions chargées du contrôle de l’action publique et de l’information des citoyens. La Cour des comptes joue à cet égard un rôle central, ses missions fondamentales étant de juger, de certifier, de contrôler et d’évaluer l’action des pouvoirs publics. Elle représente un partenaire fiable pour les citoyens désireux de s’impliquer dans les affaires publiques. C’est ce statut qui lui permet, parmi les institutions républicaines, de bénéficier d’un niveau de confiance élevé : 80 % des Français disent avoir une bonne image des juridictions financières, 74 % d’entre eux reconnaissent l’utilité de leurs travaux et 75 % aimeraient y être davantage associés1.

Une institution portée par les idéaux des Lumières, mais originellement au service de l’Empereur

L’impératif de reddition de comptes est né des idéaux portés par les Lumières, plus particulièrement ceux de la transparence de l’action publique et de la redevabilité des décisionnaires. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen incarne ces nouvelles exigences en disposant, en rupture avec les pratiques monarchiques antérieures à la Révolution, que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Rédigé par l’Assemblée constituante en 1789, cet article reflète le transfert de la souveraineté nationale des mains du monarque vers celles du peuple, lequel est désormais en droit de demander compte aux pouvoirs publics. Il témoigne de la transformation profonde des esprits à l’œuvre au xviiie siècle, et annonce le début d’un processus de modernisation des modes de gouvernement, vers davantage de transparence de l’action publique.

En assurant les citoyens de la bonne utilisation des deniers publics, la Cour des comptes est censée accompagner le développement d’une société nouvelle, fondée sur le droit et la justice. Elle concourt à l’avènement d’un État moderne, où la gestion des comptes publics fait l’objet d’exigences renforcées en matière de transparence et de soutenabilité. Pierre Moinot, procureur général près la Cour des comptes et membre de l’Académie française, a formulé l’importance de la gestion des comptes publics, lors de l’audience solennelle du 23 octobre 1985 : « Tout État exige un trésor, tout trésor exige un compte, tout compte exige un contrôle par un juge désintéressé. »

Toutefois, si la Cour des comptes est née dans la continuité des principes proclamés en 1789, elle est formellement créée par Napoléon le 16 septembre 1807. Elle demeure, dans un premier temps, une institution de comptabilité publique au service de l’empereur. Elle reprend les méthodes et le personnel de sa prédécesseure – la commission de comptabilité – mais s’en distingue du fait de sa soumission à l’exécutif, et par les moyens et les compétences qu’elle reçoit en échange. Napoléon souligne bien que son organisation doit être « telle que la connaissance des abus qui auraient été reconnus […] doive arriver nécessairement jusqu’à moi », écartant toute idée d’information directe des représentants de la Nation.

Une ouverture progressive qui rend effectif le principe de reddition des comptes

Peu à peu, l’organisation de la Cour des comptes a évolué jusqu’à rendre effectif le principe selon lequel la société a le droit de demander des comptes aux pouvoirs publics. Au xixe siècle, la publicité des travaux de la Cour des comptes se développe à mesure que le régime parlementaire se consolide. D’abord exclusivement destiné aux parlementaires à partir de 1832, le rapport annuel de la Cour est diffusé à l’ensemble des citoyens en 1938. Plus tard, à la fin du xxe siècle, dans le cadre des grandes lois de décentralisation, les juridictions financières investissent l’ensemble du territoire français et se rapprochent des citoyens. Les chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC) sont instituées par la loi du 2 mars 19822, en réponse au mouvement de décentralisation et à l’autonomie financière qui est accordée aux collectivités territoriales. Elles forment un ensemble homogène de juridictions chargées de contrôler les comptes des administrations locales, et représentent un nouveau relai d’information pour les citoyens sur l’action publique menée dans leur environnement proche.

C’est ensuite la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui réactualise le rôle de la Cour des comptes auprès des citoyens. Le nouvel article 47-2 de la Constitution lui attribue les missions d’évaluation des politiques publiques et d’information du citoyen, élargissant de façon considérable ses prérogatives en matière de contrôle et de transparence de l’action publique. La Cour n’informe plus seulement les contribuables sur l’utilisation de l’impôt : elle évalue de façon globale l’efficacité et l’efficience de l’action publique dont les citoyens sont les destinataires, tantôt en tant qu’usagers des services publics, tantôt en tant qu’allocataires de prestations sociales.

Le développement et la diversification des moyens de communication figurent également parmi les vecteurs du rapprochement entre la Cour des comptes et les citoyens. En ayant recours aux médias et aux réseaux sociaux pour diffuser les conclusions de ses rapports, la Cour a renforcé l’effectivité de sa mission d’information. Le rapport public annuel, qui synthétise les grands travaux réalisés au cours de l’exercice précédent, reste la publication la plus consultée et la plus commentée chaque année. Les grands rapports clés relatifs au budget de l’État et aux finances locales ainsi que les rapports thématiques et territorialisés trouvent un fort écho auprès des citoyens. Cette résonance des travaux de la Cour, à l’échelle nationale comme territoriale, témoigne de l’intérêt des éclairages apportés par les juridictions financières. Cet intérêt est d’autant plus fort à l’heure où les « fausses nouvelles » (fake news) prolifèrent sur les réseaux sociaux : la publication intégrale des travaux de la Cour en ligne et la promotion des rapports importants dans des capsules vidéo de cent quatre-vingts secondes contribuent à rendre ces informations plus accessibles et plus tangibles pour les citoyens.

Vers une participation directe des citoyens ?

Au xxie siècle, la Cour des comptes adapte son fonctionnement aux nouvelles exigences démocratiques et privilégie la participation directe des citoyens. Alors que la méfiance des citoyens envers les institutions est grandissante et que la démocratie s’en trouve affaiblie, la Cour des comptes offre aux citoyens la possibilité d’investir davantage les affaires publiques et d’exercer sur elles une influence. La nécessité du renouvellement de l’exercice démocratique s’inscrit dans ce que Michel Foucault appelle le « gouvernement de soi et des autres » 3. À travers cette notion, Foucault se livre à un plaidoyer pour la vigilance permanente des citoyens à l’égard du monde, des autres et de soi-même. Loin d’un désamour du politique, le citoyen désire rester actif dans la prise de décision et l’exercice du pouvoir après avoir placé son bulletin dans l’urne. Faut-il donc que les modalités de la participation citoyenne soient renouvelées, sur le modèle des initiatives du Grand débat national et de la Convention citoyenne pour le climat mis en place en 2019 ?

Plusieurs innovations déployées dans le cadre de la réforme des juridictions financières, dite « JF2025 », proposent de contribuer à ce renforcement de la dimension participative. Lancée en mars 2022, la plateforme citoyenne accessible via le site Internet de la Cour4 permet aux citoyens de proposer des thématiques d’évaluation et de contrôle. En ouvrant à tous la participation à la construction de son programme de contrôle, la Cour des comptes dépasse la conception passive du citoyen qui prévalait jusqu’alors au sein des juridictions financières. Par la même occasion, elle renforce son statut de vigie de l’action publique, en multipliant les canaux de signalement relatifs à la gestion des deniers publics. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large que Pierre Rosanvallon qualifie de « contre-démocratie » 5, qui désigne l’émergence de pratiques de surveillance, d’empêchement et de jugement au travers desquelles la société exerce une pression sur les pouvoirs publics. Ce mouvement ne saurait se substituer à l’engagement citoyen par les urnes, indispensable en démocratie pour maintenir la confiance des gouvernés envers les gouvernants.

L’ambition citoyenne de la Cour des comptes est aussi européenne. Alors que la crise sanitaire, puis la guerre en Ukraine, ont mis en lumière le caractère protecteur de l’Union européenne, son approfondissement ne peut se faire sans le consentement des citoyens. Pour susciter l’adhésion, l’Union européenne doit associer les citoyens qui la composent aux prochaines étapes de sa construction. C’est en ce sens que la Cour des comptes a organisé un événement citoyen sur le thème de l’avenir de l’Europe, dont les contributions, fortes et nombreuses, ont été présentées et portées lors du forum international organisé à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne en mars 20226.

Les défis pour renforcer la participation citoyenne des juridictions financières

Aujourd’hui, comment aller plus loin et imaginer la relation entre les juridictions financières et les citoyens ? La réflexion gagnerait à s’articuler autour de trois défis, qui constituent autant d’opportunités pour renforcer la participation citoyenne.

La démocratisation de l’accès aux outils développés par la Cour des comptes constitue le premier d’entre eux. Si la réforme JF2025 a introduit des avancées notables en matière de participation citoyenne, les fractures sociales et territoriales constituent une première limite. De nombreux citoyens restent très éloignés des institutions et méconnaissent les actions qui sont à leur portée pour investir le champ de l’action publique. Or, il est encore possible d’améliorer la notoriété des juridictions financières et, par la même occasion, d’intégrer davantage ces citoyens dans l’organisation et le fonctionnement de la Cour. La mise en place de campagnes de sensibilisation au rôle des juridictions financières dans les établissements scolaires et l’organisation de rencontres-débats à destination des citoyens éloignés des institutions sont des exemples de dispositifs simples, mais concrets, qui permettraient d’élargir la participation citoyenne.

L’anticipation des attentes citoyennes est un second défi de taille, alors que le rythme de ces attentes s’est accéléré ces dernières années. Deux axes pourraient être explorés. Le premier, envisageable à court et moyen termes, concerne l’accentuation des relations des juridictions financières avec d’autres entités, d’une part, et les citoyens, d’autre part. Afin d’anticiper les grands sujets de l’action publique, la Cour pourrait nouer des relations partenariales plus soutenues avec des think tank, véritables laboratoires d’étude de la société. Elle pourrait également monter des comités de réflexion citoyens pour faire ressortir in situ les principales interrogations citoyennes relatives à l’avenir. Le deuxième axe, plus technique et nécessitant davantage d’investissement, repose sur les nouvelles technologies. L’intelligence artificielle, notamment via les possibilités ouvertes par le big data, peut permettre de construire des modèles de prédiction précis et efficaces sur les contrôles et les évaluations que les juridictions financières devraient mener. À l’étranger, l’exécutif local de la municipalité de Madrid développe depuis 2019 le CitizenLab, une plateforme d’agrégation de données sur les Madrilènes, pour construire des modèles d’anticipation et améliorer leur vie quotidienne dans les domaines de la mobilité, de la santé, du tourisme et des infrastructures.

Cibler les nouvelles générations constitue le troisième et le dernier axe pour encourager la participation citoyenne. La souveraineté énergétique, la soutenabilité de la dette, l’avenir de l’École ou encore le devenir de l’industrie en France sont des sujets qui concernent tout particulièrement les jeunes générations. Par ses travaux, la Cour des comptes offre des éléments d’éclairage précieux dont pourraient se saisir les plus jeunes pour investir le débat public. Ainsi, aborder le rôle et les rapports de la Cour des comptes dans le programme d’enseignement moral et civique dispensé au collège et au lycée sensibiliserait les citoyens en devenir aux outils d’analyse factuelle et objective de l’action publique. Si, comme le disait l’ancien procureur général Moinot, « la Cour n’est pas vieille, elle est ancienne », sa capacité à se tourner vers la jeunesse conditionnera le maintien de la relation de confiance qui l’unit aux citoyens.

Les juridictions financières n’ont jamais été aussi proches des citoyens qu’aujourd’hui. Initialement exclus de l’organisation de la Cour des comptes, les citoyens ont fait l’objet d’une attention croissante et sont aujourd’hui les premiers destinataires des travaux des juridictions financières. Face aux nouveaux défis démocratiques, la Cour doit faire preuve de vigilance pour anticiper et répondre aux exigences citoyennes en matière de contrôle démocratique.

La Cour des Comptes se penchera sur six sujets issus de sa consultation citoyenne 2022

La Cour des comptes a organisé du 9 mars au 20 mai 2022 une consultation citoyenne pour enrichir son programme de travail. Résultat : 43 000 visiteurs, 9 000 participants, 330 propositions de contrôles... À l'issue de la consultation, la Cour s'est lancée dans une phase d'analyse des contributions et de sélection des contrôles d'initiative citoyenne à intégrer à sa programmation, de manière collégiale. Six critères ont présidé son choix : nouveauté du thème proposé, auditabilité ou faisabilité, plus-value susceptible d'être apportée par la Cour, popularité de la proposition, diversité des thèmes et adéquation aux moyens de la Cour.

Six sujets, correspondant à 15 propositions, ont été finalement retenus :

  • L’école inclusive
  • La détection de la fraude fiscale des particuliers
  • Les soutiens publics aux fédérations de chasseurs
  • L’égalité entre les femmes et les hommes
  • L’intérim médical et la permanence des soins
  • Le recours par l’Etat à des cabinets de conseils privés

Les 5 sujets retenus donneront lieu à 6 rapports d’initiative citoyenne en 2023 et 2024.

L'ensemble de ces contrôles feront l'objet de publications d'ici fin 2023 (ou début 2024).

  1. Martelli-Banégas D. et Favré T., Baromètre de notoriété et d’image du FGDR et de ses missions, rapport d’enquête, 2020, Harris Interactive.
  2. L. n82-213, 2 mars 1982, relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.
  3. Foucault M., Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983, 2008, Seuil, Hautes études.
  4. http://www.ccomptes.fr
  5. Rosanvallon P., La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, 2006, Seuil, Les livres du nouveau monde.
  6. https://www.ccomptes.fr/fr/actualites/conference-internationale-de-la-cour-sur-lavenir-de-leurope-post-crise-sanitaire
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