L’État à l’heure du numérique, menace ou opportunité ?

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Le 26 novembre 2021

L’État peut se saisir du numérique comme d’une opportunité pour se réinventer. Les nouvelles pratiques digitales favorisent la modernisation de l’action publique, en termes de qualité et d’accessibilité des services publiques pour les administrés. Si en ce sens, le numérique est un espace d’opportunité pour l’État, il renferme également une menace profonde pour la légitimité et l’effectivité de son intervention. Le numérique redistribue les attributs du pouvoir et de la souveraineté dans une logique horizontale et décentralisée. Dès lors, la place croissante des outils numériques dans la société contemporaine met-elle en péril la survie des États démocratiques ? Quelles sont les perspectives à moyen et long terme ?

Si l’État demeure un acteur de premier plan malgré les révolutions scientifiques et technologiques successives, l’ère du numérique comporte des spécificités qui remettent en cause ses missions et son cadre d’action. Au-delà de simples menaces, le risque de délitement de l’État paraît aujourd’hui plausible et il est nécessaire que les acteurs publics se saisissent des opportunités offertes par le numérique pour assurer leur pérennité.

L’État n’a, jusqu’à présent, jamais été dépassé par les innovations technologiques successives, et a même joué un rôle crucial dans l’avènement de la révolution numérique. En dépit des menaces incarnées par les révolutions scientifiques et technologiques, l’État demeure. Dans Phèdre, Platon définit l’écriture, et plus largement la technique, comme un « pharmakon », à savoir un poison et un remède. Poison pour l’organisation politique dont elle est susceptible de corrompre l’authenticité et l’ordre, mais remède car elle permet de conserver la mémoire démocratique et d’en conserver une trace dans le réel. La diffusion de l’imprimerie sous l’impulsion de Gutenberg au xve siècle est à remettre dans ce contexte, en ce qu’elle faisait peser sur les autorités traditionnelles une menace de remise en cause, de décentralisation du savoir et de débat démocratique.

L’État a toujours accompagné les changements technologiques

En réalité, loin d’être menacé par la technique, l’État moderne s’est construit à l’aide d’experts et de techniciens. Comme le rappelle Descartes dans son Discours de la méthode1, la technique vise à inverser le rapport de domination pour libérer l’humain des contraintes naturelles qui s’imposent à lui. Les corps techniques de l’État ont été créés dans ce but, comme le Corps des ingénieurs des ponts et chaussées en 1716, le Corps des mines en 1794, la Cour des comptes en 1807 et l’Inspection générale des finances en 1816. Auguste Comte avance la théorie dite « des trois états », qui fait évoluer une société de l’âge théologique à l’âge métaphysique et à l’âge positif dans lequel « le gouvernement des choses remplace celui des hommes ». Le pouvoir ne doit plus appartenir aux politiciens mais aux producteurs, seuls détenteurs de richesses qu’ils accroîtront pour augmenter le bien-être de tous.

L’apparition de menaces dématérialisées via le numérique réduit la crédibilité des États dans leur rôle Hobbesien de premier pourvoyeur de sécurité. Il s’agit notamment de la capacité de l’État à lutter contre les cyberviolences et à assurer la cybersécurité.

Le numérique incarne le versant moderne de changements technologiques passés que l’État a aidé à advenir. Comme le note Jeremy Rifkin, dans La troisième révolution industrielle2, la révolution numérique suit et se base sur les sous-jacents des précédentes révolutions industrielles en alliant les nouvelles technologies de l’information et de la communication et les énergies renouvelables. Si le numérique engendre une accélération du monde au sens de Hartmut Rosa, dans Accélération. Une critique sociale du temps3, il ne fait en réalité que poursuivre des mutations qui lui étaient antérieures, et n’incarnent pas une véritable menace pour la pérennité de l’État. Ce sont les acteurs publics eux-mêmes qui ont contribué à son invention et sa démocratisation. À titre d’illustration, l’ancêtre d’Internet, Arpanet, a été élaboré pour fournir à l’armée américaine un réseau de communication sécurisé pendant la Guerre froide. Cet outil militaire s’est ensuite ouvert à la recherche universitaire puis à l’initiative privée.

Le numérique concurrence aujourd’hui les attributs de l’État

Toutefois, les spécificités du numérique comportent des risques de remise en cause des missions et de l’action de l’État. L’une des premières caractéristiques du numérique est la mise en réseau qu’il induit et qui contourne la sphère d’action des États en tant que colonne vertébrale de la société. Marshall McLuhan, dans La galaxie Gutenberg4, parle de « village global » pour définir l’interconnexion croissante des individus qui accompagne la mondialisation en raison de l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cette interconnexion favorise l’émergence de liens directs entre les individus et les structures, publiques ou privées. Les réseaux sociaux, les plateformes d’économie collaborative et la blockchain incarnent autant d’exemples de ce phénomène de désintermédiation. La notion de frontière, constitutive de l’État, perd de sa substance dans ce que Régis Debray nomme « un monde sans dehors ni dedans » dans Éloge des frontières5.

L’apparition de menaces dématérialisées via le numérique réduit la crédibilité des États dans leur rôle Hobbesien de premier pourvoyeur de sécurité. Il s’agit notamment de la capacité de l’État à lutter contre les cyberviolences et à assurer la cybersécurité. Une étude de l’Institut Montaigne6 souligne ainsi que 35 % des jeunes seraient confrontés à des formes de cyberviolence, en particulier les jeunes filles. De même, en 2019, 80 % des entreprises auraient été victimes d’au moins une cyberattaque. Par ailleurs, la sécurité civile peut également être menacée quand le numérique est instrumentalisé par des États non-démocratiques. Les capacités de surveillance, et a fortiori de domination, des États sont décuplées par les outils digitaux, qui constituent les avatars contemporains du panoptique théorisé par Jérémy Bentham. Anticipées par la dystopie de George Orwell dans 19847, les caméras à reconnaissance faciale et le système de crédit social fondé sur l’exploitation de données personnelles par l’État peuvent laisser craindre une fin de l’histoire totalitaire.

En outre, les technologies du numérique fragilisent particulièrement les ressorts des démocraties par leur influence sur l’opinion. Comme le met en exergue Gérald Bronner dans La démocratie des crédules8, ces technologies favorisent l’émergence de biais cognitifs, qui peuvent s’avérer délétères pour la vie démocratique. Les outils numériques peuvent en effet véhiculer des fausses informations, créer des bulles informationnelles, voire participer au désengagement des citoyens par une forme « d’activisme feignant » (Joel Penney, The Citizen Marketer9). Plus généralement, le numérique exacerbe les tendances de l’homme démocratique décrites par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique10, à savoir l’égoïsme, le repli sur la sphère individuelle et la manipulation.

Aujourd’hui plus que jamais, au-delà de simples menaces, le numérique pose le risque de délitement de l’État au regard de la concurrence d’autres acteurs et des échecs essuyés de modernisation.

En conférant davantage de pouvoir aux individus et à certains acteurs privés, les nouvelles technologies de l’information et de la communication posent l’État dans un univers concurrentiel. L’un des exemples phares est celui de la concurrence sur le pouvoir de battre monnaie, qui ressortait de la compétence de l’État dès sa création. L’entreprise Facebook a récemment tenté de lancer sa propre monnaie numérique, le libra (devenu « diem » : « jour » en latin), et le cours du bitcoin continue sa tendance haussière en-dehors de tout contrôle étatique. En outre, alors que les États sont fragilisés par l’importance croissante de la dette publique, Apple affichait une capitalisation boursière de plus de 2 000 milliards de dollars en plein cœur de la crise sanitaire, soit l’équivalent du produit intérieur brut (PIB) de l’Espagne ou de la Turquie. Toutefois, la santé financière des géants du numérique ne contribue pas à construire des sociétés plus inclusives. En effet, leurs pratiques d’optimisation fiscale ne permettent pas de redistribuer les ressources générées par cette révolution technologique, affaiblissant d’autant plus l’exercice des pouvoirs régaliens de l’État. À cet égard, Jacques Attali annonce, dans Une brève histoire de l’avenir11, l’ère de l’hyper empire à échéance 2035, à savoir une planète sans États, convertie en marché d’échange et de consommation pour les grandes entreprises ayant pris le contrôle des missions régaliennes.

Aujourd’hui plus que jamais, au-delà de simples menaces, le numérique pose le risque de délitement de l’État au regard de la concurrence d’autres acteurs et des échecs essuyés de modernisation.

De même, si l’État ne parvient pas à s’approprier les outils numériques, il prend le risque d’être dépassé. À cet égard, Jacques Chevallier décrit l’État comme « concurrencé » et « démantelé ». Le rapport de la Cour des comptes de 2020 sur La conduite des grands projets numériques de l’État déplore la gestion de projet lacunaire en matière numérique dans l’État. L’État manque de ressources humaines, à savoir d’agents formés au numérique, et de ressources matérielles, et notamment informatiques, nécessaires à la conduite de ces projets. Ce manque de moyens s’est traduit par l’échec de grands chantiers emblématiques coûteux en temps et en argent public de la transformation numérique de l’administration. Tel est le cas du projet Louvois, le projet de logiciel unifié pour la paye des militaires lancé en 1996 et entré en service en 2011 avant d’être remplacé en 2016 par un nouveau logiciel, le système d’information de gestion des ressources humaines de l’Éducation nationale (SIRHEN), lancé en 2007 et abandonné en 2018.

L’État doit se saisir des potentialités du numérique pour assurer sa pérennité

Les acteurs publics ne doivent pas délaisser la sphère des compétences et des idées pour maintenir une souveraineté politique et digitale. Dans Les lieux de mémoire12, l’historien Pierre Nora fait le constat que « la France se sait un futur mais ne se voit pas d’avenir. C’est la raison du pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif ». Si le futur est une construction strictement temporelle, l’avenir emporte l’idée d’un vécu et de projections collectives. Le projet fédérateur appelé de ses vœux par Pierre Nora pourrait être celui de façonner l’avenir de l’humanité en développant une réflexion publique et des initiatives structurantes sur les technologies de rupture telles que la robotique, les nano-technologies et l’intelligence artificielle, à la manière des grands chantiers industriels lancés par le président de Gaulle. L’avènement de la singularité technologique, à savoir le moment où l’intelligence de la machine surpasse l’intelligence humaine, doit aussi être un motif d’inquiétude particulier pour les États. C’est ce que Paul Jorion critique en filigrane dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière13, en décrivant une machine intelligente et dépourvue d’émotions qui comprendrait aisément que l’humain est trop imparfait pour rester maître sur terre. En pratique, il convient d’encourager la régulation publique du numérique, et en particulier la question du contrôle du débat démocratique en ligne, de l’éthique des plateformes et de la taxation des entreprises.

En outre, l’État doit poursuivre sa modernisation en interne pour améliorer la qualité des services publics rendus et faire advenir le modèle d’une administration participative à l’écoute des administrés. La crise sanitaire du covid-19 a remis en lumière le besoin d’État pour répondre à l’urgence économique et sociale et offrir des pistes de relance collective. Ce besoin d’État s’accompagne d’une demande de transformation des moyens de l’action publique pour en assurer la réactivité, la résilience et la proximité avec les citoyens et les territoires. Les outils digitaux fournissent une opportunité pour cette transformation, avec le développement de services publics numériques spécifiquement élaborés pour prendre en compte les demandes des usagers. Comme le souligne Yann Algan et Thomas Cazenave dans L’État en mode start-up14, ces outils participent au projet plus général d’un État plateforme, qui propose un nouveau mode de production de l’action publique ouvert à la société civile. La démarche des start-up d’État fournit une illustration réussie des avantages de cette stratégie, aboutissant à proposer de nouveaux services personnalisés comme le pass Culture pour accéder à l’offre culturelle locale ou encore mesdroitssociaux.gouv.fr qui permet de consulter son éligibilité aux aides sociales. Toutefois, l’État plateforme ne saurait devenir une fin en soi et substituer un État tout numérique à l’action concrète de l’administration et à l’engagement des citoyens sur les territoires. Dans cette perspective, le projet d’État plateforme pourrait trouver à se réinventer à l’aune de trois impératifs : l’approfondissement de la logique de co-construction avec les citoyens, la proximité territoriale avec les usagers et la construction d’outils résilients. À cette fin, il pourrait être envisagé de démultiplier les incubateurs de start-up publiques dans les territoires, offrant ainsi une assise territoriale et un visage concret à un projet resté jusqu’ici désincarné.

L’avènement de l’ère numérique a contribué à redéfinir les missions de l’État et ses rapports avec la société civile. Des menaces persistent à l’instar de la concurrence des acteurs privés et des effets potentiellement délétères des technologies sur le débat démocratique. Ces menaces peuvent toutefois être perçues et converties en opportunités pour l’État, qui doit se réinventer en acceptant de relever le défi de la vision et des compétences en matière digitale et moderniser son organisation interne et externe.

Au-delà des initiatives qui incombent à l’État, la responsabilité individuelle doit accompagner l’utilisation des outils numériques. Pour que les citoyens s’approprient la devise humaniste « Sapere Aude » (« Ose penser par toi-même »), il est fondamental qu’une politique éducative forte en la matière soit décidée par les acteurs publics. Comme aime à le rappeler Jules Michelet dans Le peuple15 en 1846 : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La deuxième ? L’éducation. Et la troisième ? L’éducation. »

  1. Descartes R., Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, 1637.
  2. Rifkin J., La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, 2012, Les liens qui libèrent.
  3. Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, 2012, La Découverte.
  4. McLuhan M., La galaxie Gutenberg, 1977, Gallimard, t. 1 « La genèse de l’homme typographique ».
  5. Debray R., Éloge des frontières, 2013, Folio.
  6. Institut Montaigne, Internet : le péril jeune ?, rapport, avr. 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/internet-le-peril-jeune).
  7. Orwell G., 1984, 1950, Gallimard.
  8. Bronner G., La démocratie des crédules, 2013, PUF.
  9. Penney J., The Citizen Marketer. Promoting Political Opinion in the Social Media Age, 2017, Oxford University Press.
  10. De Tocqueville A., De la démocratie en Amérique, 1835-1840, C. Gosselin.
  11. Attali J., Une brève histoire de l’avenir, 2006, Fayard.
  12. Nora P. (dir.), Les lieux de mémoire, 1997, Gallimard, Quarto.
  13. Jorion P., Le dernier qui s’en va éteint la lumière. Essai sur l’extinction, 2017, Fayard.
  14. Algan Y. et Cazenave T., L’État en mode start-up, 2017, Eyrolles.
  15. Michelet J., Le peuple, 1992 (1846), Flammarion.
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