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La crise sanitaire, un révélateur des tensions du système éducatif

Le 24 juin 2022

La crise sanitaire a obligé à sortir des sentiers battus, révélant des tensions qui déjà auparavant travaillaient le système éducatif. Elle permet en tout cas de mieux comprendre ce que pourrait être l’École d’après…

Résumé

L’Éducation nationale, comme la plupart des secteurs d’activité, a été profondément perturbée par la crise sanitaire de ces deux dernières années. Certes, le volontarisme gouvernemental et l’engagement des personnels ont permis, mieux que dans d’autres pays, de limiter la fermeture des écoles et des établissements.

Passé un premier temps de confinement strict, les élèves ont pu revenir en classe, mais dans des conditions plus difficiles et irrégulières que d’habitude. De nombreuses enquêtes commencent à analyser les caractéristiques de cette période complexe : de lourdes contraintes qui nourrissent de façon bien compréhensible le désir d’un retour à la normale, mais aussi souvent des initiatives innovantes de la part des acteurs de terrain.

La crise a obligé à sortir des sentiers battus, révélant des tensions qui déjà auparavant travaillaient le système éducatif. L’ambitieuse construction de celui-ci, depuis deux siècles, n’a pu se faire sans poser des problèmes qui appellent aujourd’hui des solutions nouvelles : défis que les perturbations récentes ont fait apparaître dans toute leur urgence. Comment repenser le rôle des différents acteurs ? Comment redéfinir la place des familles ? Comment réorganiser le temps scolaire ? Quel sera le nouveau visage de l’École dans un monde numérique ? Certains ont vu dans la crise sanitaire l’occasion d’imaginer le « monde d’après » : peut-être nous donne-t-elle aussi la possibilité de mieux comprendre ce que pourrait être l’École d’après…

L’École au temps du covid-19

Depuis les premiers mois de l’année 2020, le système éducatif français, de la maternelle à l’université, a subi très fortement l’impact d’une situation sanitaire exceptionnelle. Deux ans après, la pandémie semble reculer, et retient moins l’attention des opinions publiques. Allons-nous « revenir à la normale » et refermer la parenthèse ? La crise n’a-t-elle été qu’un déséquilibre momentané du système, une rupture accidentelle et réversible de l’équilibre antérieur ?

On fera ici l’hypothèse inverse : un contexte imprévu a servi de révélateur à des tensions qui existaient déjà antérieurement au sein de l’Éducation nationale, et annonce peut-être des évolutions durables. Non pas une crise ponctuelle, mais un processus complexe en cours, un accélérateur de transformations profondes. Comme le disait Victor Hugo dans un discours de 1851, évoquant les soubresauts du temps : « Vous prenez cela pour la fièvre ? C’est la vie. » 2

Tentons donc de replacer les problématiques actuelles dans la longue vie de l’École. Le dispositif éducatif, tel que nous le connaissons, est le fruit d’un double mouvement qui s’est dessiné au cours des deux derniers siècles en s’accélérant pendant la période récente. D’une part, il s’est massifié et démocratisé. De l’autre, il s’est constitué en système et homogénéisé.

Les données de la massification, qui s’est faite par vagues successives, sont bien connues. Elle a gagné d’abord le niveau du secondaire inférieur (collèges) dans les années 1960. Le phénomène s’est prolongé au niveau des lycées dans les années 1980, une part sans cesse croissante de chaque génération continuant ses études jusqu’aux baccalauréats, qui se diversifient avec notamment la création en 1985 du baccalauréat professionnel. C’est ensuite à l’enseignement supérieur de connaître un développement très rapide. Le nombre des étudiants dépasse le million en 1980, franchit la barre des deux millions dans les années 2000 et approche aujourd’hui les trois millions.

Non pas une crise ponctuelle, mais un processus complexe en cours, un accélérateur de transformations profondes.

En même temps qu’il se massifie, le dispositif scolaire devient de plus en plus intégré et se constitue en système : nous employons couramment l’expression « système éducatif », sans toujours lui donner tout son sens. Dans la seconde partie du xxe siècle, des formations qui se développaient précédemment en dehors de l’Éducation nationale entrent dans son orbite : enseignements technologiques ou professionnels, éducation physique, enseignements spécialisés, etc. Simultanément, là où coexistaient des ordres d’enseignement plus ou moins parallèles correspondant à des recrutements sociaux différents (par exemple, le primaire prolongé d’un primaire supérieur, à côté d’un secondaire qui avait ses petites classes), s’organise une logique de niveaux successifs regroupant tous les élèves. Au primaire succède un « collège unique », les formations technologiques et professionnelles s’installent au niveau du lycée, une part sans cesse croissante de chaque génération poursuit ses études après le baccalauréat.

C’est ainsi que se constitue un ensemble massif qu’on a pu qualifier de « mammouth ». Mais cela ne va pas sans de nombreuses tensions qui, bien avant la pandémie, travaillent le système de l’intérieur. L’État peut-il piloter seul un ensemble aussi considérable ? Depuis les années 1980, au fil des lois de décentralisation, le rôle des collectivités territoriales n’a cessé de s’accroître, sans qu’on en tire toutes les conséquences. Pendant la même période, la mondialisation a accru le poids des comparaisons et des concurrences internationales. Alors que la culture de l’École républicaine valorise la recherche de l’unité et de l’équité, la massification du système n’a pu se faire sans que se multiplient des différences de situation, voire des inégalités. Celles-ci, qui autrefois correspondaient largement à des ordres d’enseignement différents, travaillent désormais de l’intérieur un système en apparence unifié. Accueillir dans les mêmes établissements et avec les mêmes dispositifs pédagogiques des élèves forcément divers entraîne de grandes difficultés, qui suscitent une demande de personnalisation plus grande des enseignements. Les relations entre l’École et les familles se compliquent, dès lors qu’elles ne reposent plus sur une culture suffisamment partagée, mais révèlent au contraire des pratiques sociales hétérogènes. Les modes d’accès au savoir sont profondément renouvelés dans un monde numérique…

La liste est longue des remises en cause qui donnent le sentiment que les logiques traditionnelles sont à bout de souffle, et qu’une nouvelle frontière est devenue nécessaire. Par exemple, l’architecture classique du système éducatif (primaire/secondaire/supérieur) perd de sa cohérence, et on voit se dessiner un nouveau modèle, où la scolarité obligatoire cherche à se réorganiser autour d’un socle commun, tandis que le segment bac –3/bac +3 est en train de se restructurer. Or, c’est précisément sur toutes ces tensions que la crise sanitaire est venue mettre l’accent. Elle les a révélées et souvent accrues, elle ne les a pas créées. C’est pourquoi ce serait une erreur de rêver d’un « retour à la normale » : il faut au contraire voir dans la pandémie l’occasion d’une prise de conscience permettant d’identifier des perspectives nouvelles. On ne retiendra ici que quelques aspects, à partir des constats et des enquêtes qui commencent à éclairer le déroulement des deux dernières années scolaires.

Les évolutions de la forme scolaire

La crise sanitaire a remis en cause la forme scolaire et a entraîné des conséquences majeures sur le fonctionnement quotidien des écoles et établissements. Dans un premier temps, leur fermeture a constitué une composante stratégique du confinement. Comment enseigner dans ces conditions ? Logiquement, et comme cela avait été prévu lors de crises précédentes, la réponse envisagée a été d’abord de maintenir la continuité pédagogique par des procédures d’enseignement à distance. De nouveaux vecteurs (télévision, Internet, etc.) permettraient de rester au plus près de la forme scolaire traditionnelle. Il s’agissait, pour reprendre le titre de la plateforme du Centre national d’enseignement à distance (CNED), de transporter « Ma classe à la maison ». Mais les débats qui se sont développés au fil des semaines, et dont ont largement témoigné médias et réseaux sociaux, montrent que ce n’est pas si simple. Qu’entend-on exactement par l’expression « continuité pédagogique » ? La fermeture des écoles n’oblige-t-elle pas à penser des changements bien plus profonds qu’un simple déplacement du mode de transmission, le distanciel relayant le présentiel ?

Dans ce processus, l’accent s’est déplacé vers l’élève et ses proches : il n’était plus possible de reconduire le modèle de la classe organisée autour des trois unités de lieu, de temps et d’action. Malgré des assouplissements progressifs, la situation sanitaire a imposé, non seulement le recours à un enseignement à distance, mais une prise de distance par rapport au modèle classique d’enseignement. Celle-ci a des inconvénients qu’il ne faut pas sous-estimer : par exemple, elle fragilise la socialisation par le groupe classe et peut hypothéquer la relation pédagogique. Elle manifeste l’importance de compétences souvent sous-estimées et inégalement réparties chez les élèves : savoir chercher et maîtriser les informations, percevoir la finalité des travaux proposés, décoder l’implicite des consignes, etc. Mais elle ouvre aussi des possibilités.

Beaucoup ont noté une implication plus grande des familles dans l’acte d’enseignement, dont souvent elles ont mieux perçu la complexité. Mais toutes les familles ne sont pas identiques de ce point de vue : la crise sanitaire a rendu plus sensibles des inégalités qui, comme le montrent toutes les comparaisons internationales, sont l’une des plus grandes limites du système éducatif français.

Sous l’effet de la contrainte, nous avons été conduit à revoir l’équilibre entre travail en classe et travail à la maison, à remettre en cause le modèle réducteur et inflationniste de la succession des heures de cours, à repenser le statut du « travail personnel » des élèves, à réfléchir à de nouveaux modes de suivi individualisé. Ce n’est pas un hasard si les tenants de la « classe inversée » ont pu, plus facilement que d’autres, imaginer de nouvelles formes de fonctionnement pédagogique. Pour eux, le rôle de l’École serait moins de dispenser magistralement des informations, qui souvent sont accessibles en ligne, que d’apprendre à les maîtriser et à les utiliser. Ce n’est d’ailleurs qu’au long du xxe siècle que la vie scolaire s’est caractérisée de plus en plus exclusivement par la succession et la multiplication des cours. Antérieurement, elle consistait davantage en études plus ou moins dirigées. L’horaire des cours à proprement parler était bien plus limité qu’aujourd’hui (une vingtaine d’heures au xixe siècle), et au demeurant une grande partie d’entre eux était consacrée aux travaux des élèves et à leur correction.

Un bon usage de la crise consisterait donc à repenser l’organisation du travail des élèves et à en diversifier les modes en combinant de façon nouvelle le cours et le travail personnel (individuel ou en groupe), le présentiel et le distanciel.

Un bon usage de la crise consisterait donc à repenser l’organisation du travail des élèves et à en diversifier les modes en combinant de façon nouvelle le cours et le travail personnel (individuel ou en groupe), le présentiel et le distanciel. C’est là l’occasion de cesser de traiter le numérique comme un outil de substitution, de ne pas seulement s’interroger sur « le numérique à l’école », mais de réfléchir en profondeur à ce que peut devenir l’enseignement dans un monde numérique. Évolution féconde : là où l’École traditionnelle s’épuise souvent en un vain débat pour savoir si son rôle est de « transmettre » ou de « construire » des savoirs, se dessine une nouvelle façon de concilier des approches pédagogiques artificiellement opposées et de redonner sens au travail personnel des élèves.

Les effets de la crise, joints pour les lycées avec ceux de la réforme en cours, ont aussi conduit à s’interroger sur la meilleure façon d’accompagner les élèves. La notion de « professeur principal » ne fonctionne qu’en référence à un groupe classe homogène et permanent. Dès lors que la situation sanitaire empêchait une coprésence continue, et que dans les lycées se multipliaient des groupes de spécialité à géométrie variable, il a fallu imaginer d’autres modes de suivi des élèves, par exemple, des formes de tutorat plus individualisé par un enseignant d’un petit groupe d’élèves. Là encore, les difficultés conjoncturelles peuvent favoriser l’émergence de modes de fonctionnement nouveaux, répondant à un besoin fortement exprimé depuis quelque temps. Bien des enseignants ont su en ce domaine faire preuve d’imagination et de créativité.

Le repositionnement des acteurs

Si dans divers endroits une nouvelle forme scolaire a pu s’esquisser, c’est parce que des équipes d’enseignants ont pris localement leurs responsabilités. Le caractère imprévu de la crise a révélé des ambiguïtés majeures quant au rôle des différents acteurs. L’institution peut et doit proposer des orientations, aider et outiller. Mais elle atteint ses limites quand elle prétend contraindre a priori les cadres de terrain et les enseignants, surtout lorsqu’ils sont confrontés à une situation imprévue : la pandémie a mis en évidence la fragilité du pilotage national traditionnel. La continuité pédagogique a dépendu essentiellement des initiatives locales, de l’engagement des acteurs, avec des modalités variables selon les situations. La centralisation a montré ses limites, et les acteurs de terrain ont souvent déploré les incessantes demandes de remontées d’informations en fait largement inutiles. Le niveau national ou académique pouvait accompagner, informer, mais non déterminer les démarches ou chercher à les prescrire. Situation moins nouvelle qu’on ne pourrait le croire, mais devenue évidente dans un contexte inédit.

La crise a révélé des ambiguïtés majeures quant au rôle des différents acteurs. L’institution peut et doit proposer des orientations, aider et outiller.

C’est aussi par rapport aux responsables territoriaux que les limites de l’action ministérielle sont vite apparues. Les municipalités ou, pour le second degré, les collectivités de rattachement sont devenues incontournables, qu’il s’agisse de mettre en place les conditions d’accueil ou de contribuer à l’animation et à l’encadrement d’activités proposées aux élèves. Et les prescriptions nationales se sont souvent retrouvées décalées par rapport aux situations locales. La situation sanitaire a manifesté, mais n’a pas créé, le besoin de déconcentration et de décentralisation : contrairement à de (mauvaises) habitudes, le ministère de l’Éducation nationale ne peut prétendre piloter seul les politiques éducatives.

Il faut reconnaître qu’on rencontre ici une difficulté : ce qui s’exprime sur « le terrain », c’est en effet une demande de souplesse et d’autonomie, mais c’est aussi, et souvent de la part des mêmes, une demande de normes permettant d’adosser les responsabilités individuelles à une autorité hiérarchique. Contradiction compréhensible, mais qui révèle à quel point nous sommes dans un entre-deux en matière de culture du management : il faudra trouver un équilibre entre les principes généraux, qui relèvent de la politique nationale, et le champ très large des modalités, qui suppose une grande capacité d’initiative des acteurs.

Cette logique impose que l’on fasse réellement confiance à ces acteurs, et que s’instaure une pratique ministérielle nouvelle et moins normative : définir les grands objectifs, dont les programmes, accompagner en termes d’ingénierie pédagogique, évaluer les résultats obtenus dans le cadre d’une politique de contractualisation. Une régulation a posteriori doit remplacer la prolifération d’illusoires normes a priori.

Imaginer le monde d’après ?

Plus largement la pandémie, catalysant les inquiétudes de l’être humain contemporain quant à son environnement, a conduit à s’interroger sur les futures relations sociales, économiques, culturelles. Elle a rappelé l’importance de secteurs d’activité souvent mal reconnus : les professions de santé, plus largement le domaine des services… et l’enseignement. Impliqués de plus près dans la scolarité de leurs enfants, les parents ont pu mesurer l’importance et la complexité de métiers qui souffrent d’un déficit de considération et de rémunération.

L’organisation du travail s’est elle-même modifiée, ainsi que la relation entre le domicile et le lieu de travail. Des branches d’activités jusque-là considérées comme prometteuses sont menacées, d’autres peut-être émergeront. La possibilité du télétravail incite certains à rechercher de nouveaux habitats hors des grandes zones urbaines. Nul ne sait encore si ces évolutions seront passagères ou si, révélant des tendances déjà en germe dans les déséquilibres de la société, elles annoncent la généralisation de nouveaux modes de vie et d’une relation différente au travail. Mais elles ne peuvent laisser indifférent le système éducatif, qui devra réviser ses objectifs de professionnalisation pour accompagner le déclin ou l’émergence de certains métiers, et développer les compétences nécessaires au « monde d’après ».

Pour anticiper, plus que pour conclure…

La tentation existe, face à une rupture de l’ordre habituel des choses, de rêver d’un retour à l’état antérieur. D’aspirer au moment où, la menace s’éloignant, l’école pourrait ouvrir à nouveau ses portes sur des pratiques inchangées. Ce serait une erreur, parce que rien ne nous prémunit contre l’apparition de nouvelles menaces, mais aussi parce que les transformations internes et externes qui affectent le système éducatif depuis plusieurs décennies le rendent instable et appellent de nouvelles réponses. Les logiques qui ont prévalu pendant les deux derniers siècles touchent à leurs limites : la crise sanitaire n’a pas suscité, mais a manifesté la nécessité d’imaginer, pour tous les acteurs, des rôles et des positionnements qui se cherchent encore.

  1. Ancien recteur et ancien directeur de l’enseignement scolaire, il est l’auteur de Regards sur l’école, 2021, Éditions Réseau canopé, Éclairer.
  2. Hugo V., « Discours à l’Assemblée legislative, Révision de la constitution », 17 juill. 1851.
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