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La mise en récit(s), raconter le processus de transition pour « favoriser l’envie d’agir »

Le 28 juillet 2022

C’est un défi majeur pour les territoires : savoir se raconter. Les citoyens connaissent bien souvent le nom de leur maire mais ignorent la majorité des actions de leur collectivité. Pourquoi ? Car de nombreux territoires oublient de conter leurs histoires. Pourtant se mettre en « récit » et accueillir les récits est une des clefs du processus de transition.

Avant de lire les lignes suivantes, fermez les yeux. Réfléchissez. À quand remonte la dernière histoire que l’on vous a racontée ? Cinq minutes ? Une heure ? Peut-être était-ce même la page précédente de cette revue ? Les histoires sont partout. Depuis toujours. L’Homme est une « espèce fabulatrice », comme l’explique Nancy Huston dans son livre éponyme1. Le récit nous a permis d’évoluer, de grandir et de développer nos capacités. Les livres ont d’ailleurs bien souvent été aux prémices de nombreuses découvertes.

En tant que journalistes, nous sommes souvent amenés à nous interroger sur la question du récit. Comment bien raconter ce qui se passe sous nos yeux ? L’objectivité de l’information est un concept intéressant. Mais il se heurte bien souvent à la nécessaire subjectivité du choix. Impossible de tout dire. Cela serait trop long. Probablement ennuyeux. Alors en reprenant des cours que nous avons tous suivi dès le collège, il faut sélectionner. Le bon point de vue (externe, interne ou omniscient). Le schéma narratif. Mais aussi les personnages ou les péripéties. Il faut aussi déterminer le message qui passera. Et le public à qui l’on souhaite raconter cette histoire.

Parmi les différents types de journalisme, il y en a un qui doit particulièrement intéresser les acteurs publics. Le journalisme de solutions. Le journal The Guardian en propose une définition intéressante depuis 2016. Il s’agirait de « montrer que changer le monde appartient au domaine du possible. Il ne s’agit pas d’un journalisme des “bonnes nouvelles”, mais plutôt d’un journalisme constructif, centré sur les solutions et les réponses, sans pour autant les approuver ». Le Solution Journalism Network, réseau mondial des journalistes de solutions, propose quatre grands critères pour définir les caractéristiques d’un article lié à ce journalisme. Le reportage doit se concentrer en détail sur la réponse à un problème et comment celle-ci fonctionne, et non sur des « héros ». Il doit mettre l’accent sur l’efficacité – et non sur les bonnes intentions – en présentant les preuves de résultats relatifs à la solution proposée. Il doit traiter rigoureusement des limites de l’approche en question. Il doit chercher à apporter un éclairage nouveau à partir duquel d’autres pourront tirer des leçons, ou reproduire la solution.

Celles et ceux qui travaillent sur les territoires devraient toujours avoir ces critères en tête. Car le journalisme de solutions est un des instruments à leur disposition pour « favoriser l’envie d’agir ». Non seulement il peut paraître évident que d’un cercle vertueux peu naître de l’engagement : il agit – je m’inspire –, j’entre en mouvement. Mais, une étude l’a démontré2, les lecteurs d’articles liés au journalisme de solutions sont plus optimistes, plus aptes à agir pour résoudre le problème, et plus enclins à parler avec d’autres pour trouver des solutions pour résoudre le problème. Bref, prêts à être des citoyens au service de leur territoire en transition, non ?

Tout ce qui compte ne se compte pas toujours, mais se raconte.

Le concept du journalisme de solution est intéressant à croiser avec l’expérience menée par une communauté apprenante au sein de la Fabrique des transitions, convaincue que la mise en récits est un invariant de la transition. À partir de l’expérience de deux territoires, Loos-en-Gohelle et le SCOT du Grand Douaisis, ses membres ont proposé une publication-référence : Repères sur la mise en récit(s) de vos projets de transitions. Emmanuel Bertin, le directeur du Centre ressource du développement durable (CERDD)3, a codirigé les travaux du groupe. Pour lui, l’un des grands enseignements de cette publication est que la mise en récits est un processus. « Cela ne peut pas être un coup, une fois comme cela. La mise en récits doit être complète, en partant tous azimuts et surtout suivre une stratégie. » Ainsi, on retrouve notamment dans la publication que « le récit raconte le territoire et le récit s’écrit sur le territoire ».

Pendant les échanges préliminaires à l’écriture de cette publication, les acteurs ont pu remarquer, non pas des invariants, mais des « variants qui s’additionnent ». Jusqu’à pouvoir dégager cinq voies pour une mise en récits complète. « La première voie, précise Emmanuel Bertin, est celle de l’implication. Il est nécessaire que les acteurs et les habitants soient présents avec leurs propres récits et histoires. Mais aussi leurs oppositions. » La seconde correspond à la communication sincère. Une manière pour le directeur du CERDD « d’assumer du story-telling mais en le faisant sincèrement, de manière incarnée et proche du terrain ». La ville de Malaunay (voir encadré) travaille très bien autour de cet axe. Ces deux premières voies rappellent qu’il est important de parler de mise en récit(s) au pluriel. La propagande n’a pas sa place. Les récits alternatifs ont toute leur place. Et l’ensemble du territoire participe. « C’est d’autant plus vrai lorsque l’on met en récits la transition, complète Emmanuel Bertin, il peut y avoir des projets injustes. La transition injuste est un danger qui nous menace. La communication n’est pas là pour retourner la cervelle des gens. C’est pour cela que la mise en récits induit un changement de métier. » Et si l’ensemble du territoire doit participer au récit, des personnes dédiées doivent y dédier du temps.

La troisième voie est le management coopératif. La manière de conduire les projets sur le territoire via la coopération va permettre à chacun d’être acteur. Ainsi, les différentes parties prenantes prendront une plus grande part au processus de mise en récits. « En quatrième, nous avons la mise en trajectoire. L’idée est de revenir sur l’historique et la perspective. Il est très important d’évoquer le chemin qui a été parcouru et celui que l’on souhaite suivre. Cela permet de construire ensemble, dans l’altérité. À partir d’histoires qui nous déterminent et avec un objectif commun. » La cinquième voie est celle de l’évaluation. La mise en récits doit permettre d’évaluer par les histoires ce qui ne l’est pas par les chiffres avec une phrase importante de Julian Perdrigeat, le délégué général de la Fabrique des transitions : « Tout ce qui compte ne se compte pas toujours, mais se raconte. »

Val d’Ille-Aubigné, la transition au cœur du projet de territoire4

Depuis sa création en 2017, la Communauté de communes du Val d’Ille-Aubigné (CCVIA), territoire rural et périurbain d’Ille-et-Vilaine, en Bretagne, a placé la transition au cœur de son projet de territoire.

En 2019, la CCVIA répond à l’appel à projets « Mobilisation et participation des citoyen·nes dans les transitions écologiques et énergétiques », lancé par l’ADEME et la région Bretagne. L’objectif ? Développer en interne une ingénierie, une animation et des outils pour renforcer la mobilisation pour la transition écologique sur le territoire. Le narratif est alors ciblé comme un outil à mettre en place : c’est la naissance de la démarche de mise en récits de la CCVIA, qui sera animée par Elaine Briand.

Le groupe projet est composé d’une quinzaine de membres : six élu·es et des agent·es travaillant sur un large panel de thématiques. Ils envisagent d’abord l’exercice comme du simple storytelling : écrire un récit unique, retraçant le chemin parcouru et fixant l’orientation à suivre. Après une introduction aux principes de la mise en récits, les membres du groupe font évoluer leur positionnement et effectuent un pas de côté nécessaire. « Ils ont compris que la mise en récits était avant tout une posture, conduisant à un processus de long terme, progressif et itératif, souligne Elaine Briand. Ils sont même allés plus loin dans cette évolution, puisqu’ils se sont engagés à l’appliquer sur toute la durée du mandat, et pas uniquement sur celle de l’appel à projets ! »

Ces premières discussions établissent aussi l’ambition du groupe : utiliser la mise en récits pour rassembler et mettre en mouvement les acteurs du territoire, en garantissant l’appropriation des enjeux de la transition par tous : élu·es, agent·es de tous les services, citoyen·nes, etc. Pour cela, c’est l’approche par la communication et l’implication qui est privilégiée, avec la volonté d’incarner pour mieux informer sur les projets de la collectivité. Trois livrables sont identifiés pour concrétiser la démarche : une fête, une carte et une frise.

En juin 2021, la CCVIA organise sa première fête du vélo. En mettant en lumière la progression de l’utilisation du vélo sur un territoire historiquement dominé par la voiture individuelle, cette fête offre une représentation visible du changement de modèle opéré grâce au projet de transition territoriale. Son organisation est également l’occasion de faire coopérer les équipes de manière transversale. En effet, tous les services sont mobilisés pour organiser cette journée, et faire de la fête du vélo un moment qui dépasse la seule question de la mobilité.

2021 marque également les dix ans de Breizh Bocage, un programme phare pour la CCVIA. Elle souhaite revenir sur l’évolution de son action bocagère. Une frise chronologique illustrée retraçant les grandes étapes du programme est conçue, imprimée sur une bâche XXL et exposée. Cet outil visuel de communication, à la fois ludique et pédagogique, permet au plus grand nombre de visualiser le chemin parcouru par la collectivité en matière de sauvegarde du bocage. « L’engouement est tel que la frise s’apprête à connaître une seconde vie comme support d’éducation au développement durable pour les communes et les acteurs de l’éducation au développement durable », précise Elaine Briand. Une preuve de la capacité d’essaimage de la mise en récits.

Afin de mieux connaître les initiatives déjà engagées sur le territoire, élu·es et agent·es ont aussi souhaité constituer une cartographie des acteurs des transitions. Après un travail de recensement mené dès le début de la démarche de mise en récits, 250 initiatives sont identifiées.

La mise en récits est un processus évolutif, qui doit savoir saisir les nouvelles opportunités, mais aussi s’adapter aux contraintes. Pour la CCVIA, ces contraintes sont administratives : financée par l’ADEME et la région dans le cadre d’un appel à projets, la CCVIA a l’obligation de remplir des objectifs réguliers et des indicateurs précis. Cette contrainte de « résultats » entre parfois en contradiction avec le long terme et la progression que requiert la mise en récits. Il faut donc savoir jongler entre ces impératifs, et transformer autant que possible les contraintes en opportunités : un rôle assuré en premier lieu par l’agent chargé de la mise en récits. En l’occurrence, Elaine Briand a converti cette obligation de livrables en une opportunité pour mettre en place rapidement des projets concrets, qui ont permis d’incarner la démarche et de voir (littéralement) les effets de cet engagement.

Malaunay, un récit au service de la transition

En 2016, la commune de Malaunay, petite ville pavillonnaire de la métropole de Rouen, en Normandie, a entamé un grand chantier de refonte de sa stratégie de communication : l’occasion de s’engager dans la voie de la mise en récits.

Voir l’article du CERDD, « Concilier communication et mise en récit : pari réussi à Malaunay » 5.

Pour aller plus loin

Retrouvez les épisodes du podcast « La Fabrique des transitions ». Des témoignages de territoires pionniers dans leurs domaines, diffusés sur le mur des podcasts de Ouest-France.

  1. Huston H., L’espèce fabulatrice, 2008, Actes Sud.
  2. Étude Engaging News Project 2014.
  3. https://www.cerdd.org/
  4. Article du CERDD (https://www.cerdd.org/Actualites/Territoires-durables/Mettre-en-mouvement-grace-a-la-mise-en-recit-l-experience-du-Val-d-Ille-Aubigne).
  5. https://www.cerdd.org/Actualites/Territoires-durables/Concilier-communication-et-mise-en-recit-pari-reussi-a-Malaunay
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