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La mobilisation des gilets jaunes et ses significations sociologiques : inégalités sociales, injustices et exercice de la démocratie

Le 25 juin 2019

Sociologue et haut fonctionnaire, Aziz Jellab nous livre son analyse sur la mobilisation des gilets jaunes et le sens que celle-ci peut revêtir. Une mobilisation qui, au-delà des revendications exprimées, manifeste une demande de redéfinition des modes de sociabilité et met en lumière la question du « vivre-ensemble » dans de notre société.

Au-delà du nombre de manifestants, le sens d’une mobilisation

Dans la panoplie des événements ayant marqué l’année 2018 en France,  le mouvement dit des « gilets jaunes » occupe une place de choix. Déclenché de manière plus « officielle » lors de la première manifestation du 17 novembre, ce mouvement a rapidement pris de l’ampleur, moins par le nombre de manifestants – faible par rapport à toute la population française –  que par la place qu’il a occupé et occupe encore dans les débats politiques, médiatiques et sociaux.

Alors que paradoxalement, les différentes manifestations, incarnées par des défilés dans les grandes villes, le filtrage de nombreux ronds-points et entrées des zones commerciales ne représentent, numériquement parlant, qu’une infime partie de la population, la couverture médiatique dont elles ont bénéficié ont achevé d’en faire une réalité envahissante focalisant l’attention et agissant comme phénomène fascinant car imprévisible, voire incontrôlable.

La sympathie suscitée par ce phénomène exprime bien les inquiétudes de la société française, et il n’est guère original de souligner que les soutiens exprimés par les groupes appartenant à la classe moyenne doivent aux difficultés rencontrées, au plan du pouvoir d’achat et de l’accès aux biens de consommation durables.

Les gilets jaunes ne se réduisent pas à la « France périphérique »

La mobilisation des gilets jaunes amène  à réinterroger la notion de « France périphérique » telle que développée par Christophe Guilluy[1].  En effet, ce n’est pas seulement la France des grandes villes, celle des opportunités économiques et de la décision politique, qui s’oppose à la France des campagnes et des populations invisibles et en marge du progrès et de la mondialisation. C’est aussi la France des villes avec leurs inégalités qui transparaît dans cette mobilisation. On ne peut, en observant les manifestations, en déduire une opposition simpliste entre villes riches et monde rural marginalisé.

La mobilisation des gilets jaunes, bien qu’elle puisse difficilement être considérée comme l’expression d’un collectif organisé, vaut davantage par les enjeux implicites qui la traversent, que par les revendications exprimées. C’est, d’une certaine manière, une capacité à s’auto-organiser pour porter des attentes mais aussi contester des décisions en dehors des organisations d’encadrement traditionnelles qui marque une nouvelle étape : celle du pouvoir d’agir. Ce « mouvement » annonce clairement la distance entre le monde social et les élites et réintroduit, bien qu’elle ne s’y exprime pas comme telle, la thématique du vivre-ensemble.

La mobilisation exprime davantage une contestation qu’un mouvement social

Si le mouvement a reçu ici et là des soutiens, s’il a suscité de nombreux débats très vifs sur fond de controverses – les gilets jaunes exprimeraient du ressentiment à l’égard de la France qui « a réussi », ils seraient victimes du capitalisme et des classes dominantes qui exploitent les dominés –, il ne peut être considéré, d’un point de vue sociologique ni comme un mouvement social, ni même comme un nouveau mouvement social. Rappelons qu’un mouvement social suppose l’existence d’une conscience commune, d’une identité partagée par les membres d’un groupe, d’une opposition à un adversaire identifié et d’un projet proposant une alternative au conflit. Ces différentes conditions ne sont pas réunies.

Pour autant, l’absence d’organisation collective débouchant sur un projet politique partagé et offrant une alternative ne signifie pas que cette mobilisation ne s’appuie pas sur des expériences partagées, et dont le dénominateur commun tient d’abord aux caractéristiques sociologiques des gilets jaunes : ils appartiennent majoritairement aux milieux populaires, ils craignent de vivre ou ont vécu le déclassement, et ne portent que rarement l’espoir d’une mobilité sociale ascendante, notamment pour leurs enfants.

Une crise de la représentation : entre contestation et réinvention du lien social

Incontestablement, la mobilisation des gilets jaunes interpelle la démocratie, son exercice mais aussi ses impasses. La distance avec le pouvoir central a pris l’argument d’une absence de représentation des attentes sociales et d’un durcissement des mesures à l’égard des plus démunis au profit des plus nantis. La mobilisation a aussi fait apparaître comme une modalité particulière visant à créer du lien social, à refaire société.

Le fait que des gilets jaunes installent des tentes, des campements, organisent des veillées n’est pas anodin. La quête d’un entre-soi enchanté exprime bien la volonté de créer du collectif, de l’échange désintéressé et une certaine humanisation des rapports sociaux. C’est sans doute une manière de réhabiliter une sociabilité disparue avec l’essor du libéralisme, de l’individualisation des conditions de vie et de l’affaiblissement des collectifs professionnels et sociaux.

La mobilisation manifeste également une quête de reconnaissance, une lutte pour la dignité : ne plus vivre décemment de son travail, c’est d’une certaine façon être méprisé, dévalorisé…  Et contrairement à ce qu’affirment de nombreux sociologues, les gilets jaunes expriment moins un retour de la lutte des classes au sens marxiste du terme, que la volonté de bénéficier, de manière plus juste et équitable, de la répartition des richesses.

La surface et le fond d’une mobilisation

Comme tout fait social qui se donne à voir spontanément, qui s’impose à travers des images médiatiques, la mobilisation des gilets jaunes ne doit pas être appréhendée par le seul prisme de son contenu manifeste, de sa surface. Ainsi, la violence et les dégradations qui ont accompagné certaines manifestations ne sauraient qualifier le phénomène, la majorité des femmes et des hommes étant pacifiques. Par ailleurs, les propos entendus ici et là, prenant des relents racistes, xénophobes, ou antisémites ne peuvent sérieusement conduire à réduire les gilets jaunes à un mouvement populiste.

On peut y voir un retour partiel à des formes de mobilisation traditionnelles, quand par exemple les salariés de telle ou telle usine située au Sud de la France pouvaient faire grève pour dire leur solidarité avec d’autres salariés d’une usine située dans le Nord ou l’Est de la France. Mais ce serait sans doute hâtif parce que justement, ce ne sont pas tant les conditions de travail similaires qui unissent les individus que le partage d’un statut précaire et le sentiment de n’exercer aucune emprise sur son destin.

On pourrait dire à l’instar des réflexions de Jacques Rancière[2] que la démocratie est en crise parce qu’elle aurait été dévoyée par une élite qui en vient à la haïr car le peuple ne lui semblant pas suffisamment éclairé pour voter de manière lucide.

Attachement au service public et dénonciation des inégalités injustes

Les transformations affectant le service public, son arrimage à une logique oscillant entre amélioration du service rendu aux usagers et souscription aux principes du rendement, sur fond de réduction du nombre d’agents dans certains secteurs (la poste, les transports, les hôpitaux…),  sont interprétés comme un effet mécanique engendré par des politiques libérales. Or le service public incarne une histoire collective, celle de l’institutionnalisation progressive de l’Etat-providence, protecteur des plus faibles et réducteur des inégalités. Dès lors que ce service se réduit, le sentiment d’un abandon de territoires entiers se développe et la rupture entre la société civile et les élites politiques n’en devient que plus forte.

La multiplication des inégalités et de leurs formes – il serait bien difficile aujourd’hui de soutenir que les secrétaires de direction, les employés dans des grandes surfaces ou des infirmier(e)s exerçant dans des hôpitaux à taille et à situation géographique différente sont soumis aux mêmes contraintes et connaissent les mêmes conditions de vie – rend difficile un « récit commun » favorisant un sentiment d’appartenance et l’espoir de lutter collectivement contre la domination sociale et économique. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’amplification du sentiment d’injustice qui conduit une partie de la population – et les gilets jaunes n’y font pas exception – à dénoncer le sort qui lui est réservé, comparée à d’autres individus, occupant la même position sociale mais s’en sortant mieux économiquement.

Fondamentalement, la mobilisation des gilets jaunes reformule autrement la question démocratique et laisse augurer une nouvelle ère de la contestation et de l’expression politique dont le « référendum d’initiative citoyenne » (RIC) ne constitue qu’un cas particulier. Elle repose également la question du « vivre-ensemble » puisqu’au-delà de la solidarité entre classes et catégories sociales, de la redistribution des richesses en vue de réduire les inégalités, c’est bien une redéfinition des modes de sociabilité que l’on a vu émerger, comme s’il fallait réenchanter le lien social dans une société dans laquelle l’individualisme est érigé en norme de conduite[3].

 

[1] Guilluy C., La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, 2015, Flammarion.

[2] Rancière J., La haine de la démocratie, 2005, La Fabrique éditions.

[3] Voir Aziz Jellab, Une fraternité à construire. Essai sur le vivre-ensemble dans la société française contemporaine, Paris, Berger-Levrault, 2019.

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