Comment en finir (vraiment !) avec la démocratie participative ?

Le 20 mars 2024

À l’occasion de la parution de leur ouvrage Pour en finir avec la démocratie participative1, Manon Loisel et Nicolas Rio (Partie prenante2) ont souhaité mettre en discussion leurs constats et propositions avec Fabien Gracia et Nathalie Cerf, élus de la commune participative de La Montagne (Loire-Atlantique) et Tristan Rechid, formateur-accompagnateur de la coopérative Fréquence commune3. Entretien autour d’une invitation à prendre le temps d’un bilan des dispositifs de démocratie participative et regarder les expérimentations qui essaient de faire vivre la démocratie par le bas.

Tristan Rechid (Fréquence commune) (T. R.) – J’adhère fondamentalement à la proposition « en finir avec la démocratie participative ». La démocratie renvoie pour moi à la notion d’« égalité politique », pour choisir ses représentants et pour gouverner, c’est-à-dire faire entrer de façon égalitaire les habitants à la table des décisions qui les concernent. Le problème n’est pas la démocratie représentative, mais la manière dont la représentation est organisée.

Le faux semblant de la démocratie dite « participative » vient accentuer la situation de non-démocratie actuelle. Dans ces dispositifs, il n’y a aucun horizon pragmatique, voire de sincérité, pour envisager la participation effective des habitants qui permette la co-décision.

Ni les intentions de départ ni le niveau de participation requis ne sont clarifiés, ce sont toujours les mêmes personnes qui se réunissent et surtout, ces processus n’impactent quasiment jamais la décision finale.

Ce qui importe pour décider est de donner les conditions pour que toutes les personnes réunies à la table des décisions maîtrisent les enjeux.

Avec Fréquence commune, nous développons des formats de délibération qui reposent sur le principe du « travail associé » en animant un rapport d’influence entre des acteurs (élus, agents publics, experts, habitants tirés au sort et habitants volontaires) qui apportent leurs visions, intérêts et contraintes (politiques, financières, administratives, techniques ou d’usage) pour décider ensemble.

En associant systématiquement les élus et en faisant entrer dès le départ les contraintes du groupe, il n’y a plus de raison que la décision finale n’en tienne pas compte.

Nathalie Cerf (N. C.) et Fabien Gracia (F. G.) (La Montagne) – Oui, ce serait bien qu’on en finisse avec ce terme de « démocratie participative » qui prétend que « l’essentiel c’est de participer » et sonne creux. Ce qui importe, c’est de mettre les personnes au cœur du processus de démocratie en tant qu’acteurs. Pour être acteur, il faut avoir les outils, donner les éléments de compréhension du contexte et des enjeux. Il s’agit d’un processus long et nous n’en sommes qu’aux prémices.

Manon Loisel (M. L.) (Partie prenante) – Pour nous aussi, l’élément clé derrière la démocratie est l’égalité politique. Nous considérons que l’élection au suffrage universel direct reste le moyen le plus efficace pour faire respecter cette égalité démocratique. Face à l’ampleur de toutes les autres inégalités qui traversent notre société, cette promesse que chaque voix compte est la condition pour une action publique juste et redistributive. C’est pour cela que nous sommes aussi critiques sur la démocratie participative qui revient à donner le pouvoir à ceux qui participent.

Ce n’est pas une démocratie, mais une « présentocratie ». Les dispositifs de participation renforcent les inégalités démocratiques, car les participants sont généralement ceux qui votent.

Cela leur donne encore plus de poids et conduit à invisibiliser davantage toute une partie de la population. Vu de loin, c’était aussi la méfiance originelle que nous avions vis-à-vis des listes dites « participatives » et « citoyennes », candidates aux élections municipales en 2020, qui viennent aussi accentuer cette démocratie à deux vitesses entre les personnes impliquées et celles qui sont laissées de côté.

Nicolas Rio (N. R.) (Partie prenante) – La force de la démocratie – ce pourquoi nous croyons en la représentation – est de garantir la prise en compte des absents et leurs intérêts. Faire en sorte qu’on ne puisse jamais concevoir l’action publique en faisant comme si une partie de la population n’existait pas. La non-prise en compte des abstentionnistes dans la vie démocratique locale et nationale constitue un problème majeur. Face à cela, nous proposons de faire rentrer les abstentionnistes dans nos assemblées politiques pour leur redonner un poids politique. À chacune des élections, le taux d’abstention déterminerait la part de représentants tirés au sort (et réduirait d’autant le nombre de sièges alloués aux candidats élus).

N. C. et F. G. (La Montagne) – Nous n’accordons pas un rôle si central à l’élection et à la représentation. Mieux prendre en compte les absentéistes et réfléchir au rôle du tirage au sort comme correctif est intéressant.

Un premier point de vigilance : le tirage au sort ne suffit pas à permettre l’expression des personnes sélectionnées, à leur permettre de dépasser l’autocensure ou le sentiment de ne pas être légitime. Le tirage peut faciliter la présence des « invisibles », mais il n’est pas une condition suffisante à leur expression. Cette dernière passe par du temps, de l’écoute et une sécurisation de leur parole par les facilitateurs des instances.

L’autre point essentiel, c’est de rendre le pouvoir ! Si les élus tirés au sort s’approprient et s’installent dans les aises du pouvoir, ce correctif n’aura pas permis la participation effective à l’action municipale de la population mais seulement des élus tirés au sort. L’idée est donc l’élection certes, mais surtout les dispositifs qui permettent d’impliquer les habitants pour leur rendre au mieux le pouvoir dans un esprit de démocratie radicale, mais aussi d’humilité radicale ! Nous faisons ce que nous pouvons avec les moyens dont nous disposons.

C’est ce que nous essayons de mettre en place en combinant :

  • une démocratie descendante pour laquelle l’équipe municipale choisit un sujet où les décisions seront prises avec – voire par – les habitants ;
  • une démocratie ascendante avec les projets citoyens où des moyens sont mis à disposition pour les réalisations qui leur semblent importantes.

Nous souhaiterions aller plus loin pour confier aux habitants des budgets moins modestes et le choix de projets structurants.

T. R. (Fréquence commune) – Nous expérimentons le tirage au sort pour des assemblées qui porte sur les sujets structurants pour la commune et sur lesquels la co-décision avec les habitants est souhaitée (par exemple, Poitiers). Notre fonctionnement n’hybride pas la composition du conseil municipal, mais celle d’assemblées qui rassemblent et font monter en compétence élus, agents, experts et habitants concernés par le sujet retenu. Le rôle de l’équipe municipale élue est d’avoir une vision à 360° et d’être garante de la cohérence de la politique et du projet global de la municipalité. Nous aimerions beaucoup qu’une commune porte l’ambition de constituer une assemblée pour définir, par exemple, son plan pluriannuel d’investissement (PPI).

N. R. (Partie prenante) – Vous avez raison de dire que nous nous focalisons sur l’élection, car elle reste le principal critère d’évaluation de l’action politique.

Nous pouvons multiplier les dispositifs de participation, mais le fonctionnement de nos institutions reste déterminé par la démocratie représentative. En démocratie, le pouvoir est censé venir de la population. Le but n’est pas de leur redonner, mais de savoir comment les citoyens le délèguent à leurs représentants pour qu’ils l’exercent en leur nom.

M. L. (Partie prenante) – Nous avons beaucoup entendu à la suite de notre livre : « Tout ça pour ça ! Ce que vous proposez c’est finalement de redonner du pouvoir aux élus ? », avec l’idée qu’on plaiderait en faveur d’un statu quo et d’une recentralisation du pouvoir dans leurs mains. Pas du tout ! D’une part, la démocratie participative n’enlève pas de pouvoir de décision aux élus, elle ne modifie rien au partage du pouvoir. D’autre part, nous insistons sur la nécessité de renforcer la capacité d’écoute des élus et des institutions, pour les sortir d’une forme de surdité sélective. Comment faire pour que nos représentants prennent en compte les intérêts de la multiplicité des besoins des habitants dans leur diversité ? Pour que l’écoute devienne opposable, il faut pouvoir s’appuyer sur des contre-pouvoirs à l’extérieur de l’institution : la presse, les manifestations, les mobilisations d’associations ou de collectifs d’habitants, etc. Redistribuer le pouvoir se fait en redonnant de la force à des contre-pouvoirs. Or, les dispositifs participatifs ne peuvent pas être un contre-pouvoir, car ils sont sous la maîtrise des institutions.

N. C. et F. G. (La Montagne) – Vous avez évoqué les contre-pouvoirs, or, dans notre commune, comme dans d’autres, les contre-pouvoirs ne sont pas structurés et sont très modestes. Quant à la représentation : qui représente quoi ? Nous ne nous sentons pas représentatifs de grand-chose si ce n’est de nous-mêmes et du travail qu’on peut faire ensemble avec les habitants. Nous recherchons avant tout à ce que les personnes aient les moyens d’agir et de donner leur avis, pour pouvoir travailler avec elles et faire émerger ensuite au niveau de l’équipe municipale ce qui nous semble être, en effet, un travail de représentation. L’élection nous confère-t-elle une représentativité ? C’est une grosse difficulté ! Nous avons été élus avec 50 % d’abstention en sachant que les inscrits sur les listes électorales ne représentent que les 2/3 de la population : en fait, nous sommes élus par 1 000 habitants sur 6 000, et l’élection ne dit strictement rien de pourquoi nous sommes élus ! Nous ne sommes légitimes de rien ! Il se trouve que c’est la modalité : nous avons le pouvoir. Maintenant, nous faisons ce que nous pouvons avec ce pouvoir et nous essayons d’en rendre une petite partie aux habitants avec un certain nombre de dispositifs.

N. R. (Partie prenante) – Je comprends les difficultés que vous évoquez, et en même temps votre position m’interpelle, car la fonction d’un élu, c’est justement de représenter davantage que lui-même. D’être le porte-voix de ses concitoyens, même quand ils restent silencieux. Sinon, nous en revenons à la « présentocratie » et à la loi de « celui qui crie le plus fort ».

C’est bien parce que cette fonction représentative est si difficile à assurer qu’elle mériterait d’être, selon nous, davantage travaillée et outillée. Comment aider nos élus à « se mettre à la place de » la diversité de leur population, y compris les enfants, les personnes en situation de précarité, etc. C’est là-dessus qu’il faudrait orienter tous les moyens et l’ingénierie qu’on consacre aujourd’hui à la participation citoyenne !

M. L. (Partie prenante) – Un autre problème lié à la mise en scène du dialogue entre élus et citoyens est celui de l’invisibilisation de l’administration. Elle joue pourtant un rôle structurant dans la construction de l’action publique. Ce qui pose aussi une question d’échelle, car nous savons que l’essentiel de la capacité d’action locale se trouve au niveau intercommunal alors que la vie démocratique reste focalisée sur l’échelon municipal. Démocratiser l’action publique nécessite de surmonter cette dissociation.

T. R. (Fréquence commune) – S’organiser en gouvernance partagée pour décider ensemble ne signifie pas que tout le monde a le même rôle et va décider de tout. Une des clés de la sociocratie est de clarifier les différents rôles des habitants, des élus, des agents et des experts dans une assemblée. Un agent public n’est pas là pour définir une orientation politique, il est « au service de » pour éclairer une décision politique et intervenir au moment où son expertise est sollicitée pour la délibération. C’est en étant très clairs sur les périmètres d’autorité de chacun que nous arrivons à faire du « pouvoir avec » et pas du « pouvoir sur ». Par ailleurs, il est aussi important que les agents suivent ces cheminements politiques et constructions collectives.

N. C. et F. G. (La Montagne) – Un point fondamental – et une des difficultés concernant la place de l’administration – est de savoir comment nous partageons les deux raisons d’être de la commune que sont celle qui relève du service public et de l’intérêt général, et celle plus politique, portée par l’équipe municipale, qui donne une couleur propre à chaque collectivité. Les agents ne sont pas que des techniciens-machines, ils comprennent la philosophie politique et cherchent des outils techniques qui vont permettre de la porter, de démultiplier des forces là où nous, les élus, ne savons pas faire. C’est l’objet de nos rencontres annuelles élus-agents où nous partageons notre projet politique avec l’ensemble des agents.

À La Montagne, il y a deux sujets autour de l’implication de l’administration dans la démocratie locale :

  • comment l’administration accompagne le partage du pouvoir ? Partager le pouvoir avec les habitants c’est possiblement remettre en cause en partie celui des techniciens. L’objectif est d’accompagner les agents pour qu’ils participent au partage du pouvoir en mettant leur technicité au service de la population et des élus ;
  • nous faisons de beaux discours sur la démocratie avec les habitants, mais nous sommes incapables de la mettre en place avec les agents ! L’expertise d’usage vaut pour l’habitant, mais elle ne vaudrait pas pour les agents quand il s’agit de leur propre travail. Comment garantir que la démocratie s’applique au monde du travail de cette mini-société qu’est une municipalité ?

Mettons en place la démocratie avec les agents et il y aura peut-être une chance que nous arrivions à les convaincre que la démocratie vaut aussi avec les habitants et qu’ils ont un rôle pour nous accompagner avec cette double formule : « Pas d’habitants, pas de projets ! » ; « Pas d’agents, pas de projets ! »

  1. Rio N. et Loisel M., Pour finir avec la démocratie participative, 2024, Textuel, Idées débats.
  2. https://partieprenante.com/
  3. Fréquence commune est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) au service des élu·es et des habitant·es qui réinventent la démocratie locale (https://www.frequencecommune.fr/).
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