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Dossier

Trois scénarios pour une philanthropie au service des transitions territoriales1

Le 14 août 2023

La philanthropie privée à l’échelle des territoires se recompose sous l’effet des crises (sanitaire, sociale, écologique et démocratique). Sa fonction évolue, passant du curatif au transformatif et une nouvelle philanthropie progressiste est en train de naître et de se développer sous la bannière de la transition juste.

Résumé

Loin de l’image médiatique des milliardaires américains, cet article propose d’identifier la singularité et les enjeux que traverse une certaine philanthropie française au contact direct de la société civile et de ses transformations. La philanthropie privée joue un rôle de plus en plus stratégique dans l’accompagnement et le financement des réponses territorialisées à de nombreuses crises et urgences (sanitaire, sociale, écologique et démocratique). Ainsi, certaines fondations assument le passage d’une action curative traditionnelle vers des soutiens plus « transformatifs ».

Les approches systémiques ou de transition juste nourrissent la réflexivité et les inspirations de ce secteur des fondations.

Cet article se propose d’analyser en quoi cette contribution à la nécessaire construction d’un nouveau système recompose les stratégies d’action de ces fondations de la transition. Cette recomposition n’est pas sans interroger la nature de leur rôle vis-à-vis de l’intérêt général. Elle n’est pas sans interroger non plus les capacités publiques ni, de fait, sans interpeller l’action publique.

Sortir de sa zone de confort caritative pour assumer le dépassement de son intervention pour l’intérêt général au-delà d’une simple catégorie fiscale et lui donner une portée bien plus politique !

Depuis plus d’une décennie s’observe une tendance générale à un retour aux territoires face aux multiples blocages nationaux et supranationaux qui freinent ou empêchent l’accélération de la transformation écologique, sociale et démocratique. Ce constat est également partagé par un certain nombre de fondations opérant en France au contact des acteurs de la société civile. Destinatrice de multiples demandes de financement ou instigatrice d’appels à projets, cette même philanthropie acquiert une vision, si ce n’est exhaustive, du moins stratégique des dynamiques de mobilisation des forces vives dans la société. C’est pourquoi le regard des fondations sur la transition écologique peut nous renseigner non seulement sur ce qu’elles rendent possible par leurs subventions dans les territoires, mais aussi sur ce que ces financements disent des aspirations d’une société civile4 en manque de moyens ou d’espaces de contribution ; et du même fait, ce qu’ils disent de l’action des pouvoirs publics.

Une philanthropie à la française

Il convient d’abord de bien qualifier la nature de la philanthropie en France par rapport à ce que le public entend généralement de ce sujet par-delà les frontières de l’Hexagone, à savoir notamment la référence à des milliardaires américains (Bill Gates, Jeff Bezos, Richard Branson, etc.) qui obéissent à deux impératifs : prendre des risques (sous-entendu : que les États ne peuvent pas prendre par excès de précautions ou de bureaucratie) et pousser des innovations le plus souvent technologiques (sous-entendu : qui évitent l’ambition d’un changement de système économique). Cette figure du « philanthrope milliardaire avant-gardiste » forçant l’agenda politique des États, et parfois des institutions internationales (la Fondation Bill-Gates est le deuxième contributeur au budget de l’Organisation mondiale de la santé [OMS]) est relativement étrangère à la culture française, voire européenne, de la philanthropie. D’une part, parce que les États européens ont fortement réglementé l’action philanthropique privée dans son existence même5, et, d’autre part, parce qu’ils tendent à orienter les dons vers des actions parapubliques. Ainsi, le paradigme philanthropique français relève traditionnellement davantage de l’action curative, autrement dit d’une approche caritative ou de bienfaisance. Finalement, il s’agit davantage de réparer la société que de la transformer – pour le meilleur ou pour le pire. La notion d’intérêt général est tout à la fois une notion politique attachée au contrat social républicain, mais aussi une catégorie fiscale définie dans le Code général des impôts. Cela permet d’éviter que la richesse d’un petit nombre ou la générosité d’un très grand nombre6 ne se substituent à la volonté générale incarnée constitutionnellement par notre démocratie représentative.

Pourtant, une partie de la philanthropie française a changé. Parce qu’elle est en contact permanent avec la société civile et ses transformations. Elle a ainsi appris de la crise des Gilets jaunes qu’on ne pouvait plus cloisonner problématiques sociale et environnementale, lutte contre les inégalités, protection du climat et de la biodiversité. Elle a voulu croire au « monde d’après » que l’on nous promettait au sortir du covid-19, un monde plus sobre, solidaire et relocalisé. Elle a constaté qu’une gouvernance politique trop verticale conduisait en période de crise à des impasses délétères pour notre modèle social et un désenchantement qui accentue le divorce avec les institutions publiques tout en nourrissant la tentation politique de l’extrême droite ou de la violence. Le recours aux associations, aux solidarités locales comme aux communs et les productions entre pairs ont démontré l’importance vitale de la société civile, de son autonomie et plus encore de sa contribution, dans des processus de résilience et d’entraide. Particulièrement depuis des échelles très territorialisées. En France comme ailleurs, la philanthropie privée s’est retrouvée dans l’obligation de financer les urgences sociales de la crise sanitaire, mais pour certaines fondations ce fut aussi le moment de passer du curatif au transformatif. Les failles du système actuel étant exposées au vu et su de tous, la philanthropie pouvait enfin agir sur les causes et non plus seulement sur les symptômes ! C’est ainsi qu’un alignement devenait possible entre ceux qui voulaient changer le monde et ceux qui avaient quelques moyens financiers de le rendre possible. La notion de changement systémique, ou de transition juste, allait les réunir.

Relocalisation économique et priorisation des circuits courts, convergence fin du mois/fin du monde, initiatives citoyennes autour des migrants, de l’alimentation, de l’écologie, des tiers-lieux, des communs, etc. : voilà que le monde discret de la philanthropie française est poussé à sortir de sa zone de confort caritative pour assumer le dépassement de son intervention pour l’intérêt général au-delà d’une simple catégorie fiscale et lui donner une portée bien plus politique ! Les crises ont dépassé ce qui peut encore être réparé. Il s’agit désormais de contribuer à la construction d’un nouveau système.

Quelques chiffres7 pour se repérer

5 milliards de dons des particuliers en 2019 : 2,8 milliards d’euros déclarés dans le cadre de l’impôt sur le revenu, 154,4 millions dans le cadre de l’IFI, 1,353 milliards de legs et donations, 745 millions de dons non déclarés.

Répartition des dons par secteurs (sources 2023 pour l’année 2021) :

  • action sociale (40 %) ;
  • santé et recherche médicale (33 %) ;
  • éducation et formation (10 %) ;
  • recherche académique (4 %) ;
  • environnement (3 %).

5 388 structures philanthropiques en 2022 dont 2933 fondations et 2455 fonds de dotation

Montant du capital total des fonds et fondations :

  • 40,44 milliards d’euros d’actifs pour les fondations en 2021 ;

Montant des dépenses :

  • 14,72 milliards d’euros de dépenses en 2021 pour les fondations et fonds de dotation ;
  • +8 % de dépenses par an entre 2017 et 2021.

3,5 milliards d’euros des entreprises au titre du mécénat estimé en 2019.

Les équations de la philanthropie territoriale

En France plus qu’ailleurs, la philanthropie se retrouve dans une position délicate entre la société et l’État, en particulier quand ce dernier s’en prend de plus ou plus ouvertement aux libertés associatives, comme en ce moment8. Ainsi, l’argent semi-public des fondations (rendu disponible pour le don par des exonérations fiscales) se trouve utilisé en lieu et place de subventions publiques qui ont pu être refusées ou diminuées pour des raisons politiques. C’est ainsi que l’intervention philanthropique qui a vocation à soutenir des activités civiques peut subitement prendre une tournure politique, quelles que soient les protestations des fondations sur ce sujet sensible. C’est pourquoi il importe tant que les fondations s’attachent à une certaine vision de la démocratie sociale, du rôle des corps intermédiaires et du tiers secteur pour défendre un espace d’expression publique distinct d’un engagement partisan. 

Beaucoup de chemin reste encore à accomplir pour que davantage de fondations associent les premiers concernés à l’élaboration des diagnostics, à l’identification des stratégies voire au partage du pouvoir de décision.

Cependant, la traduction opérationnelle de cette vision est plus complexe et hétéroclite quand on remet la philanthropie non pas au milieu du village, mais à sa juste place dans le paysage des acteurs territoriaux. Car les fondations sont amenées à adopter des postures et stratégies en fonction de contextes et de rapports de force locaux. Reprenant les analyses des contributions du présent dossier, nous proposons de les mettre en résonance avec les travaux du réseau de fondations progressistes EDGE Funders Alliance9 pour les regrouper autour des trois types de stratégies de changement : confrontation, préfiguration et négociation.

Premier scénario : soutenir les résistances et les contre-pouvoirs de la transition écologique

Nous assistons depuis quelques années à la multiplication d’oppositions locales contre des projets d’aménagement polluants et imposés contre les nécessaires politiques de sobriété et de décroissance de la transition : nouvel aéroport ou extension, autoroutes, lignes de train à très grande vitesse, extension ou création de nouvelles zones commerciales, hangars Amazon, usines, méga-fermes intensives, méga-bassines, « éco-quartiers » gentrificateurs en lieu et place de jardins populaires ou de terres agricoles, etc. Reporterre, le média de l’écologie en ligne, a fait une cartographie10 impressionnante dans laquelle apparaissent plus de 300 luttes locales. Outre des impacts immédiats sur les sols (artificialisation) et la biodiversité, ces projets participent d’un système économique extractiviste, productiviste et consumériste responsable du changement climatique. Selon Léa Sébastien, maîtresse de conférences en géographie à l’université Toulouse-II et chercheuse sur les conflits d’aménagement, ces résistances donnent lieu à une « alliance presque systématique entre des habitants qui veulent défendre un territoire et des militants qui veulent défendre une idée » 11.

Rares sont les fondations qui soutiennent directement ce type d’acteurs compte tenu de leur échelle, mais aussi des risques liés à certaines pratiques de désobéissance civile. C’est pourquoi la plupart de ces résistances pacifiques reposent sur des formes de solidarité très militantes que ce soit en termes de financement (crowdfunding, épargne solidaire) ou de coups de main (blocages participatifs, appuis logistiques lors de manifestations). Cependant, depuis 2022, le réseau national Terres de luttes accompagne la convergence de ces luttes locales en leur permettant d’échanger et de s’organiser entre elles et ainsi mieux communiquer au niveau local et national. La création en parallèle d’un fonds de dotation, nommé le « Fonds des luttes », devrait permettre de mettre en place une sorte de péréquation nationale en redistribuant aux coalitions des moyens financiers de manière très réactive et sans charge bureaucratique. Il s’agit également d’un mécanisme fort utile pour des fondations qui, en abondant le fonds, soutiennent des acteurs hors de leur portée et contribuent ainsi à stopper les projets incompatibles avec la transition écologique. Il rend également possible une nouvelle forme de financement participatif en déléguant la décision du soutien aux acteurs directement concernés. Cette expérience s’inspire largement d’initiatives plus anciennes comme le fonds participatif européen FundAction12 créé en 2016 par un collectif de fondations européennes avec leurs partenaires pour faciliter les échanges entre eux et renforcer leur propre autonomie vis-à-vis du pouvoir discrétionnaire des donateurs privés comme publics. Cette philosophie progressiste puise ses racines dans la tradition des community foundations nord-américaines où la reconnaissance de frontline communities (communautés en première ligne) interdit que les décisions soient prises à la place des premiers concernés. Une traduction de plus en plus concrète est aujourd’hui visible tant dans les approches que dans la formulation des appels à projets de certaines fondations françaises13. Mais beaucoup de chemin reste encore à parcourir pour que davantage de fondations associent les premiers concernés à l’élaboration des diagnostics, à l’identification des stratégies, voire au partage du pouvoir de décision. Ce qui plaide une fois de plus pour la mise en place d’une fondation paritaire14 dédiée à la solidarité sociale et au développement associatif telle que proposée en 2013 par le rapport dit « Mechmache-Bacqué » 15 pour une « réforme radicale de la politique de la ville ».

Deuxième scénario : reconnaître les expérimentations citoyennes pour la transition

Ces expérimentations citoyennes tentent à diverses échelles, en milieu rural comme urbain, de s’instituer de manière plus ou moins autonome par rapport aux collectivités territoriales. En effet, cette relation aux pouvoirs publics est déterminante, mais loin d’être univoque. On peut distinguer schématiquement quatre types de relation :

  • une situation de conflit ouvert qui peut se traduire par des occupations (squats) afin d’empêcher la destruction d’un bien commun ou la construction d’un projet « climaticide » et qui se transforme en « alter-territoire » ou « zone à vivre » une fois le conflit gagné. C’est l’exemple emblématique de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ;
  • une relation d’opposition citoyenne classique, souvent soutenue par des forces politiques locales, et qui se concrétise par des pétitions ou manifestations en vue de pousser un contre-projet qui pourra éventuellement faire l’objet d’une candidature électorale ou d’un programme politique spécifique. C’est l’émergence du mouvement municipaliste avec ses listes citoyennes comme à Poitiers, Chambéry, Saint-Médard-en-Jalles près de Bordeaux, La Crèche dans les Deux-Sèvres, Melle16, etc. ;
  • une relation de dépendance directe quand la collectivité est à l’origine d’une stratégie philanthropique de long terme après avoir mobilisé les forces économiques locales autour d’un « circuit court du don ». C’est le système naissant des fondations territoriales mis en lumière dans ce dossier avec l’exemple du fonds de dotation Metz Mécènes Solidaires (MMS)17 ;
  • enfin, une relation plus hybride consistant à s’allier avec certains élus locaux pour s’opposer à des politiques territoriales défavorables au territoire et en inventer de nouvelles. C’est le cas du projet Tera18 dans le Lot-et-Garonne dont il est également question dans ce dossier.

Finalement, les fondations de la transition, conscientes de leur marginalité, non seulement financière, mais aussi politique, continuent de croire, à juste titre, à leur capacité de transformation.

Ainsi la philanthropie privée dispose d’un vaste panel d’expérimentations locales à soutenir, plus ou moins radicales, plus ou moins institutionnelles. Compte tenu de ses moyens limités, elle va privilégier des effets de levier comme le changement d’échelle des monnaies locales ou l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) d’ATD-Quart Monde19. Certaines fondations vont quant à elles plutôt favoriser la dimension symbolique ou « narrative » d’une expérimentation en se plaçant sur le terrain de la bataille culturelle aux côtés des zadistes et des alter-territoires politiques comme aux Lentillères à Dijon ou avec l’Après M, à Marseille20.

Ces soutiens privés amènent à questionner aujourd’hui la possibilité véritable d’un État partenaire. Quelles sont les capacités publiques et institutionnelles pour soutenir et financer l’innovation citoyenne ? Quelles sont les lourdeurs administratives ou bureaucratiques, mais aussi les dégradations démocratiques et politiques qui font obstacle à cette vitalité dont nous avons et aurons besoin demain face au choc des soutenabilités et des urgences ? Loin de donner des leçons, la philanthropie française se trouve à un point d’observation qui invite les acteurs publics autant que lucratifs et privés à se questionner sur cet état des lieux. D’autres acteurs concourent à affiner ces constats et questionnements entre les mondes militants, publics, académiques et de la philanthropie. Édouard Morena, maître de conférences à l’université de Londres à Paris (ULIP) partage d’ailleurs dans ce dossier un regard comparé avec la philanthropie climatique américaine et la philanthropie de la transition juste qui émerge en France et en Europe. Le sociologue Laurent Jeanpierre accompagne également cette réflexivité au sein de la philanthropie française pour comprendre cette situation qui pousse de plus en plus d’acteurs et mouvements sociaux à construire des alternatives en dehors des cadres institutionnels classiques pour créer un modèle alternatif de société. Il en analyse les différentes stratégies et ainsi, nous dit-il : « Les transformations interstitielles cherchent à renforcer le pouvoir d’agir social dans les niches, les espaces et les marges de la société capitaliste, souvent là où l’autonomie sociale n’apparaît pas comme une menace immédiate pour les classes et les élites dominantes. » Faut-il alors s’étonner que des fondations, y compris les plus institutionnelles d’entre elles, s’engagent auprès de ces niches sur les communs, le changement systémique, la transition juste ?

Troisième scénario : négocier le passage des bonnes pratiques citoyennes aux bonnes politiques institutionnelles

Peut-on s’appuyer sur les territoires pour construire un changement de système ? Si la plupart des fondations françaises s’interdisent de parler de plaidoyer politique afin de conserver une distance prudente avec le monde politique, cela serait pourtant la conséquence logique d’une approche désormais systémique. Quoi de mieux qu’une loi ou un cadre réglementaire pour conduire par la régulation ou l’incitation vers un nouveau système de normes, valeurs et comportements favorables à la transition écologique, sociale et citoyenne. Certaines fondations revendiquent cette stratégie de financement. C’est particulièrement le cas de la Fondation Charles Léopold Mayer, fondation vaudoise (Suisse) active dans la francophonie, en partie dans l’espace germanique et au niveau européen, qui cherche à soutenir le passage des bonnes pratiques aux bonnes politiques. Il en découle un mode opératoire spécifique qui consiste à financer sur le long terme et de manière structurelle21 des organisations de la société civile qui visent à influencer les politiques publiques par de l’expertise (think tank), des mobilisations de masse (mouvements), des campagnes thématiques (grandes organisations non gouvernementales [ONG] internationales), des formations ou appuis juridiques (organisations intermédiaires). La question de la relation aux territoires se pose de manière aiguë à travers les organisations nationales ou têtes de réseau qui recueillent ce type de financement et dont l’ancrage territorial est aujourd’hui fragilisé ou non prioritaire. Des initiatives22 sont ainsi prises pour combler les éventuelles béances qui pourraient se creuser entre les territoires d’expérimentations ou de luttes d’un côté et les stratégies nationales de plaidoyer de l’autre. Les fondations se retrouvent alors à user d’une sorte de pouvoir de convocation (sans parler des moyens logistiques mis à disposition) pour rendre possible des dynamiques de convergence entre acteurs qui d’habitude ne se croisent pas ou très peu. L’expérience a démontré que ces moments de rencontre étaient très appréciés et utiles même si les modalités d’invitation conservent une part d’arbitraire et donc de relation asymétrique de pouvoir.

Mais plus encore, le défi réside sans doute dans la capacité des fondations alliées sur les enjeux de changement systémique à mieux se coordonner en positionnant leurs interventions sur un continuum stratégique qui va de l’alternative locale à la régulation nationale en passant par les résistances situées, dépassant ainsi des logiques solipsistes consubstantielles au contrôle du patrimoine. On assiste cependant à des initiatives encourageantes sur la question de l’alignement entre gestion du capital et gestion philanthropique depuis la COP21 de Paris quand un certain nombre de fondations ont pris des engagements collectifs concernant le désinvestissement des énergies fossiles.

L’impératif progressiste de la philanthropie moderne

Finalement, les fondations de la transition, conscientes de leur marginalité, non seulement financière (comparée au poids du secteur public et du mécénat privé), mais aussi politique (au sein du secteur philanthropique encore dominé par un paradigme caritatif), continuent de croire, à juste titre, en leur capacité de transformation23. Elles se professionnalisent au contact d’une société civile plus mûre, mieux organisée et de plus en plus engagée sur des urgences civilisationnelles (climat) et sociétales (inégalités, patriarcat). Mais comme l’ensemble du monde associatif (et de l’utilité publique), elles restent fragiles et soumises à une évolution illibérale préoccupante dans les rapports entre État central et société.

Pour gagner la triple bataille culturelle, économique et démocratique de la transition, elles pourront compter sur des collectivités territoriales qui souhaitent inventer de nouvelles relations partenariales avec les habitants et leurs organisations non lucratives sous la forme, par exemple, des partenariats public-communs24 émergents, véritable alternative aux partenariats public-privé qui ont commodifié les services publics locaux. Toutefois, il leur faudra également continuer à soutenir les contre-pouvoirs civiques au nom d’une conception des libertés associatives et du protagonisme citoyen qui ne saurait être tue plus longtemps. En contrepartie, elles doivent accroître leur redevabilité et donc leur capacité de réflexion auto-critique ce qui peut aller à l’encontre d’une tradition de bienfaisance discrétionnaire et de paternalisme condescendant. Mais il s’agit aussi de démontrer que toutes les générosités donatrices ne se valent pas et qu’il y a celles qui renforcent les problèmes en soutenant les fausses solutions (techno-solutionnisme, croissance verte, renvoi de la responsabilité aux seuls individus), maintiennent le business as usual et servent in fine les profiteurs de crise. Une nouvelle philanthropie progressiste est en train de naître et de se développer sous la bannière de la transition juste. Il suffit de lire les contributions de ce numéro pour s’en convaincre.

  1. Les propos tenus dans cet article n’engagent en aucun cas la Fondation Charles Léopold Mayer et restent sous l’entière responsabilité des auteurs.
  2. Élisabeth Dau est également membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
  3. Nicolas Krausz est également membre du comité Transition écologique de la Fondation de France et conseiller municipal à Ferney-Voltaire (01).
  4. « Société civile » s’entend ici des organisations sans but lucratif (OSBL) qui sont éligibles à des financements privés au titre de l’intérêt général.
  5. La possibilité légale de l’utilité publique et des exonérations fiscales étant conditionnée à des règles très strictes pour éviter que la richesse privée ne se substitue à l’État qui conserve le monopole légal de la redistribution à travers l’impôt.
  6. Les dons des particuliers représentent 5 milliards d’euros en 2019, soit un peu plus que le budget du ministère de la Culture en 2023 (4,2 milliards d’euros). Les dépenses des fondations s’élèvent à 14,72 milliards d’euros en 2022, soit un peu plus que le budget affecté à la transition énergétique (13,7 milliards en 2023).
  7. Panorama national des générosités, étude, 2021, Fondation de France et Observatoire de la philanthropie, Les fondations et fonds de dotations en France. Enquête nationale 2001-2022, rapport, 2023, Fondation de France.
  8. Certains observateurs étrangers n’hésitent plus à évoquer une trajectoire illibérale pour la France : voir l’analyse de Jean-François Bayart, professeur à l’IHEID à Genève : https://www.letemps.ch/opinions/va-france. Les menaces du ministre de l’Intérieur concernant le financement public à la Ligue des droits de l’Homme nourrissent en particulier cette analyse. Le phénomène de restriction de l’espace public est minutieusement documenté par l’Observatoire des libertés associatives.
  9. https://www.edgefunders.org
  10. Cholez L.-A., « La carte des luttes contre les grands projets inutiles », Reporterre 17 juin 2020 (https://reporterre.net/La-carte-des-luttes-contre-les-grands-projets-inutiles).
  11. Garric A., « Partout en France, des militants écologistes veulent “résister” aux projets “injustes et polluants” », Le Monde 26 avr. 2022.
  12. https://fundaction.eu/
  13. Voir l’entretien avec Mathilde Douillet et Édouard Morena dans Dau É. et Krausz N., « “La ‘transition juste’ nous apprend à favoriser ce mouvement de philanthropie basée sur la confiance…” », p. 75-83.
  14. Elle serait en effet gérée par un conseil d’administration comprenant un collège associatif, un collège représentant les organismes publics et un collège représentant le monde économique (entreprises et syndicats).
  15. Bacqué M.-H. et Mechmache M., Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport, 2013, Le pouvoir d’agir.
  16. À ce propos, voir l’entretien de Myriam Bachir : Soutra H., « Les communes participatives, ferments d’une “transition démocratique par le bas” », Le courrier des maires et des élus locaux 26 juin 2023 ; voir aussi la coopérative Fréquence commune qui forme les élus de petites et moyennes communes aux bonnes pratiques de gouvernance collective et aux processus de participation/contribution citoyenne et accompagne les communes dans des « séquences démocratiques » qui associent les habitants aux décisions d’avenir de leur territoire (avenir station de ski, avenir piscine municipale, construction de tiers-lieux, arbitrage budget communal en temps de finances dégradées, etc.).
  17. Manoury L., « La fondation territoriale, un autre modèle d’action philanthropique ? », p. 46-55.
  18. Voir l’entretien avec Marion Ben Hammo et Frédéric Bosqué dans Dau É. et Krausz N., « Réinventer la philanthropie pour soutenir l’innovation sociale dans les territoires », p. 40-45.
  19. Bancel J.-L., « Financer les utopies dès leur émergence et bien plus encore ! », p. 66-73.
  20. Ramos N., et Bonneau P., « Soutenir les “alter-territoires” », p. 56-65.
  21. Le soutien structurel ou organisationnel (core support, en anglais) se traduit en général par un financement des coûts salariaux d’une structure (un ou deux équivalent temps plein [ETP] en fonction du montant annuel), parfois ciblé sur le poste de plaidoyer.
  22. FPH, FDM et FUMPT, « Séminaire “Alter-territoires & Plaidoyers” : comment articuler les stratégies de transformations sociales et écologiques ? », compte-rendu, mars 2022 (https://fondationdaniellemitterrand.org/seminaire-alter-territoires-plaidoyers/).
  23. Horresco referens, elles peuvent se référer au succès du paradigme néo-libéral rendu notamment possible par une poignée de fondations américaines (la Olin Foundation, par exemple) finalement à peu de frais, mais avec une grande intelligence stratégique et discipline organisationnelle.
  24. « Vers des partenariats public-communs ? », Horizons publics mai-juin 2021, no 21 (https://www.horizonspublics.fr/revue/mai-juin-2021/vers-des-partenariats-public-communs).
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