La prospective ou l’art de la maïeutique

Les dernières universités d’été de l’ADGCF se sont déroulées du 6 au 8 juillet 2022 et avaient pour thématique les relations entre l’État et les intercommunalités. Ce temps fort est venu conclure un tour de France des régions ayant permis à l’ADGCF de synthétiser des propositions ayant vocation à être transmises à l’État et aux nouveaux députés¹. Une demi-journée des universités d’été de Deauville fut consacrée à des ateliers prospectifs visant à enrichir ces premières propositions. Plus que le fond de ces propositions, il est intéressant de mettre en évidence les méthodes de réflexions prospectives qui peuvent être mobilisées comme outils d’intelligence collective efficace.

Un environnement marqué par des évolutions majeures

Avant tout, il était nécessaire de partager collectivement les différents changements en cours dans l’environnement global. Les évolutions majeures sont systémiques et touchent la population (hausse et vieillissement, migrations), les recompositions et tensions géopolitiques (logiques de blocs régionaux, recomposition des chaînes de valeurs mondiales), les transformations numériques (avec notamment le développement non piloté des technologies) ou encore la fragilisation du climat et des écosystèmes (dont la raréfaction des ressources non renouvelables). Ces instabilités pourraient se matérialiser par des crises globales multidimensionnelles plus fréquentes.

Pour compléter cette toile de fond, les transformations majeures qui traversent les territoires ont également été dressées. Les évolutions démographiques territoriales se caractérisent par un vieillissement de la population, une évolution des équilibres générationnels et un développement des migrations. Autre tendance lourde, la transformation des services aux publics et de la consommation se décline par la transformation numérique, la gestion collective des biens communs et la segmentation accrue des modes de consommation. Des mutations des systèmes productifs sont également à l’œuvre sur les territoires avec le concept d’usine du futur, la transformation écologique, la question des relocalisations ou encore l’évolution de l’organisation du travail. La fragilisation et la réinvention du lien social se traduisent par l’aggravation de la précarité, l’affaiblissement des capacités de solidarité nationale et de nouvelles formes de lien et de solidarité. Enfin, la transformation du rapport à l’espace s’exprime par la proximité dans les usages quotidiens, le recentrage sur le logement et la mobilité décarbonée et hybride.

La fragilisation et la réinvention du lien social se traduisent par l’aggravation de la précarité, l’affaiblissement des capacités de solidarité nationale et de nouvelles formes de lien et de solidarité.

Trois postures de l’État en hypothèses

Cette toile de fond étant posée, il s’est agi de cadrer un exercice propice à des réflexions sur les relations entre l’État et les intercommunalités. L’échéance a été fixée à 2027 : il est court, mais il présente l’intérêt de marquer clairement la fin du mandat présidentiel. À cet horizon, l’action publique sera marquée par des tendances structurantes telles que la volonté d’accélérer la transition écologique, la recherche d’une démocratie active et apaisée, la protection des populations face à des menaces croissantes ou bien des marges d’intervention et des capacités de régulation fortement contraintes par les niveaux très élevés d’endettement.

Pour la conduite de l’exercice, Futuribles, centre d’études prospectives, a présenté, par l’intermédiaire de son président Yannick Blanc, trois trajectoires de l’État. D’une part, l’État-conseil de défense et externalisation a une posture stratégique de garant de la stabilité et de la sécurité face aux crises multiples. Il représente un pouvoir très centralisé, avec un État territorial qui joue le rôle d’exécution des décisions prises au niveau central. D’autre part, l’État-régulateur et garant de l’égalité assure la prise en compte des objectifs et directives européens en matière de transition écologique, de justice, d’éducation, de politique de la ville. Il pilote le système de normes et vérifie les principes de respect du droit et de l’égalité. Enfin, l’État-orchestrateur de l’ingénierie collective est porteur d’une vision de long terme et de grandes priorités stratégiques, qu’il appuie et oriente par l’investissement. Dans cette hypothèse, il confie aux territoires la transversalité et la cohérence des politiques publiques.

Un exercice prospectif dynamique et fertile

Le temps d’idéation s’est basé sur ces trois scenarios et les a croisés avec trois défis clefs pour l’avenir des territoires : la transition écologique et les évolutions spatiales, la montée en puissance des coopérations locales, la santé et le social. Pour que la centaine de directeurs et directrices généraux des services (DGS) participant à cette séquence puissent produire, neuf groupes ont été constitués. Sur trois temps successifs, chaque groupe a pu traiter un scénario de l’État sous les différents angles offerts par les trois défis clefs. Le premier temps a permis de la production ad hoc, les deux autres temps ont offert la possibilité d’enrichir, sous forme de world café, les productions du groupe précédent.

L’outil utilisé par le Club Prospective pour animer cette séquence est un SWOT (pour strengths, weaknesses, opportunities et threats [forces, faiblesses, opportunités et menaces]) prospectif. Nous avons tous manipulé, à un moment ou un autre, un diagnostic de ce type, aussi appelé en français AFOM (atouts, faiblesses, opportunités, menaces). Dans ce cas, l’outil a été retravaillé et perfectionné par Futuribles et certains de ses membres. Il offre les possibilités d’analyser le positionnement d’une structure face à une transformation prospective susceptible d’impacter le territoire. Cet outil permet d’identifier les pistes stratégiques à la main de la collectivité pour faire face à la transformation étudiée, et initier une réflexion stratégique. Ainsi, après avoir réfléchi collectivement aux différentes dimensions du scénario de l’État sur un défi clef, le groupe de participants en a listé des opportunités pour les intercommunalités et des menaces contre lesquelles elles devraient se prémunir. En les croisant avec les atouts et les vulnérabilités des territoires, le travail collectif a abouti à quatre types de préconisations : celles à caractère proactif, celles pour réduire les faiblesses, celles à caractère défensif et celles liées à des préoccupations critiques.

Cette méthode d’animation a permis des échanges de fond sur les relations entre État et intercommunalités et a également donné des résultats concrets en termes de coproduction : plus de 110 propositions ont été recensées dans ces ateliers. Le tout en une séquence de travail d’une heure et trente minutes : un exercice de maïeutique flash  !

Le Club Prospective de l’ADGCF  : une posture, des méthodes, un réseau

Le Club Prospective est un réseau de praticiens de l’action stratégique et prospective intervenant au sein des intercommunalités [tous niveaux de communautés]. Il est composé de membres aux fonctions diverses, car la mission de prospectiviste est aujourd’hui assurée par des profils aux missions très variées : dialogue citoyen, démocratie participative, innovation publique, transformation, observatoire, contractualisation, coopérations interterritoriales, etc. Les échanges au sein du club se nourrissent de ces différences de positionnement hiérarchique, de taille de collectivités et de pratiques quotidiennes. En complément, les membres partagent une posture, un état d’esprit et des méthodes communes.

Dans son numéro hors-série hiver 2021 « Prospective territoriale : construire l’avenir des territoires  », Horizons publics avait publié le manifeste pour la fonction prospective au sein des collectivités². Dans celui-ci, le Club Prospective encourageait les collectivités à s’engager dans des démarches pour une prospective pragmatique. En effet, la prospective a évolué et a changé avec le monde qu’elle s’efforce d’interroger. Le club s’efforce de montrer que l’ère de la prospective par et pour les experts est révolue et qu’il est à ce titre indispensable de vulgariser la prospective au plus grand nombre. Comme l’illustrent les outils mis en place par le club, la démarche de projection dans l’avenir est nécessairement ancrée dans le présent et vise à en comprendre les différents aspects, de manière collective et décloisonnée.

Hébergé au sein de l’ADGCF, le Club Prospective est ouvert à toutes les intercommunalités qui le souhaitent. Des échanges réguliers sont prévus, permettant de partager des bonnes pratiques sur des actions spécifiques ou des outils. Des projets sont également menés collectivement à l’image de la matrice des transitions. Des évènements sont également organisés régulièrement, dont l’emblématique séminaire prospectif annuel. Se déroulant à La Rochelle les derniers jeudis et vendredi d’août, il est un temps thématique auquel une diversité d’acteurs peut participer gratuitement. Cette année, la sixième édition traitait de la problématique suivante : « Avec le temps… Ou comment la conciliation des temps individuels et collectifs est devenue un enjeu central pour nos territoires d’aujourd’hui et de demain.  »

Pour tout renseignement : clubprospective@adgcf.fr
Se procurer le hors-série thématique d'Horizons publics : "Prospective territoriale : construire l'avenir des territoires", réalisé en partenariat avec le Club Prospective de l'Adgcf

 

Des outils déployés par le Club Prospective

Comme cet atelier de Deauville l’illustre, le Club Prospective de l’ADGCF a vocation à amener des méthodes éprouvées par certains de ses membres pour accompagner des réflexions sur le temps long et sur l’anticipation. Ce genre de pas de côté ou de prise de hauteur donne un regard sur le présent et sur les trajectoires que les territoires pourraient emprunter. Si la prospective peut faire appel à des imaginaires et à de la fiction, elle amène également à en déduire des propositions et des plans d’actions concrètes.

Le Club Prospective travaille actuellement avec certaines délégations régionales de l’ADGCF pour expérimenter un nouvel outil appelé « matrice des transitions  ». Basé sur le positionnement d’une trentaine de variables touchant les territoires, cet outil a vocation à faire réagir les participants sur l’impact de ces grandes tendances sur leurs territoires et d’y confronter le degré de préparation des collectivités face à ces enjeux systémiques.

Figurant dans les projets 2022-2023 du club, il pourrait se traduire en serious game permettant des animations à l’échelle de l’association ou des différentes collectivités membres, tout en renforçant l’objectif de rendre accessible et pragmatique la prospective au sein des collectivités.

1. Lunven A., « Changer le modèle de l’action publique territoriale pour faire face aux transformations », horizonspublics.fr 28 juin 2022.
2. Club Prospective, « Manifeste pour une prospective pragmatique », Horizons publics hiver 2021, hors-série, p. 6-9.