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L’action publique locale du funéraire : raison et sentiments

Le 2 février 2025

Les collectivités locales font aujourd’hui face à un silence assourdissant sur les questions funéraires. Si l’on ne se fie qu’à ce qui se dit en réunion publique ou dans les permanences des élus, on pourrait croire que les enjeux de sécurité, de logement, de voirie et d’emploi constituent les seuls marqueurs des attentes exprimées par les habitantes et habitants. Parce que la mort, on l’écrit, faute d’avoir des espaces pour en parler.

Les services d’état civil le savent bien, leurs agents sont confrontés à des lettres et mails emplis d’émotions qui évoquent l’absence de salles adaptées pour des cérémonies d’obsèques civiles, des adieux dans des cimetières battus par la pluie et le vent où, faute de barnums, de préaux ou de squares, il faut s’accrocher autant à sa tristesse qu’à son parapluie, ou encore des deuils périnataux avec des dépouillesprises en charge par l’hôpital, ce qui, de fait, empêche l’inscription de la brève vie de l’enfant dans un lieu de mémoire et de recueillement.

Il existe souvent des plans de formation pour aider les agents à faire face à la colère des usagers et usagères du service public, mais face à une peine et un chagrin qui nous renvoie à notre commune humanité, le sens de la justice se trouve heurté au même titre que celui du service public. Ce double heurt amène des collectivités à développer des politiques volontaristes qui vont bien au-delà de leurs compétences en matière d’état civil, de gestion des convois et des cimetières.

Une maison commune du berceau à la tombe

La mise à disposition de salles pour des obsèques civiles ou omnicultes est sans doute l’enjeu le plus partagé par les communes. Il est difficile à traiter, car les principaux interlocuteurs des communes dans l’organisation des funérailles sont les entreprises de pompes funèbres. Le deuil relève de l’intime et les usagers et usagères ne se manifestent que lorsqu’ils vivent les funérailles comme une double perte, celle de leur défunt, mais aussi celle de l’organisation des funérailles telles qu’ils les auraient souhaitées, et auxquelles ils ont dû renoncer, faute de salle adaptée et disponible. Rappelons-le, on prévoit rarement sa mort, et les funérailles doivent être organisées dans un délai de six jours ouvrables.

Pour connaître les attentes des Français et des Françaises, nous disposons des enquêtes sur le funéraire réalisées par le centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) depuis 20052. Elles témoignent d’une montée constante et de plus en plus prononcée des attentes de personnalisation déconnectées des dogmes religieux exprimées en direction des lieux et rituels de cérémonie. En écho, la démarche innovante du dialogue citoyen sur les obsèques civiles, portée par Nantes Métropole, permet de mettre en mots ces préoccupations : « La mort, on l’enregistre et puis c’est tout. Il faudrait marquer le fait qu’un citoyen part. La différence entre le mariage et la mort : le premier, on l’organise », confie une participante au dialogue citoyen. Face à ce constat, les participants ont formulé le souhait que les salles de parrainage et de mariage deviennent des salles de cérémonies dans la maison commune (la mairie) accueillant les citoyens de la naissance au trépas.

La ville de Rezé expérimente depuis un an une salle de cérémonie en mairie répondant à ces attentes. Les défis sont nombreux. Des aménagements sont nécessaires notamment pour permettre la projection de photographies, une demande forte pour les funérailles qui n’a pas d’équivalent pour les parrainages et les mariages. Il faut aussi penser à l’entrée et à la circulation du cercueil. Le défi n’est alors plus seulement logistique, il implique d’accompagner les élus, les agents et les usagers venant en mairie dans une évolution culturelle forte replaçant la mort au cœur de la cité. Ici aussi, l’intime vient percuter le service public, la présence physique du mort renvoyant chacun à ses propres représentations, mais aussi à ses convictions.

Évoquer la question de la mort, c’est aussi questionner en creux l’isolement social et l’adaptation de la société au vieillissement.

La mort, un sujet éminemment politique

Les politiques municipales volontaristes en matière funéraire ne peuvent être comprises au travers d’une grille de lecture partisane. Elles sont révélatrices d’enjeux transpartisans qui amènent les élus à se positionner sur la place et le rôle des pouvoirs publics sur des enjeux qui ont été longtemps considérés comme relevant de l’intime et des choix personnels.

L’exemple le plus emblématique a trait au choix de mettre en place de manière volontariste à l’échelle communale ou intercommunale un groupe consultatif local du funéraire inspiré du modèle du Conseil national des opérations funéraires (CNOF). Les collectivités qui décident de mettre en place ce type d’instance affirment des choix structurants dépassant le champ du funéraire. Faut-il faire, ou non, une place aux représentants des cultes ? Les entreprises du funéraire doivent-elles être représentées ? Les associations porteuses d’intérêts sur lesquelles la société peine à avancer – rituels entourant le deuil périnatal ou terramation3, par exemple – ont-elles leur place dans ces dispositifs ? Les réponses à ces questions sont autant de positionnements sur la laïcité, la marchandisation et le rôle des acteurs locaux dans l’évolution des lois et des normes sociales.

De tous ces sujets, celui qui nous semble le plus important à mettre en lumière ici est celui du caractère marchand des obsèques. A minima, les communes de plus de 5 000 habitants, et plus largement toutes les communes dans lesquels des opérateurs de pompes funèbres ont des locaux doivent disposer en mairie de devis types permettant aux habitants de comprendre les tarifs des obsèques et ce qui relève des actes obligatoires et du domaine de la prestation facultative. Le grand public l’ignore, certaines communes peinent à le mettre en place. Au-delà de cette obligation, mise en place par la loi de modernisation et de simplification du droit et des procédures du 16 février 20154, le véritable enjeu est l’existence d’un service public de pompes funèbres ou, à tout le moins, d’un soutien au secteur non marchand des coopératives funéraires qui se développent en France depuis le milieu des années 2010 sur un modèle importé du Québec.

Les pompes funèbres intercommunales (PFI) de l’agglomération lyonnaise, créées en 2006, et puisant ses racines d’histoires communales plus anciennes, sont devenues le premier opérateur funéraire de leur territoire en termes de parts de marché. Il existe aujourd’hui de nombreux exemples de PFI, chacune ayant dû faire le choix de sa forme juridique : société d’économie mixte (SEM), société publique locale (SPL), régie, etc. La SEM des pompes funèbres intercommunales de la région de Saint-Brieuc, par exemple, compte aujourd’hui 85 % d’actionnaires publics et 15 % d’actionnaires mutualistes. Lorsqu’elles existent, les pompes funèbres communales ou intercommunales ont un impact dans la régulation du marché tirant les prix à la baisse. Dans un contexte de raréfaction des finances publiques, elles n’en demeurent pas moins un choix volontariste fort et risqué, porteur d’une vision de justice sociale.

Les attentes citoyennes en matière de justice sociale et environnementale imposent la question du funéraire dans des domaines d’action publique où elle était peu posée jusque-là.

Se saisir du funéraire pour enrichir l’action publique sur le(s) vivant(s)

Traiter du funéraire amène à considérer un champ large de politiques. Nous venons d’aborder le champ de l’économie, nous pourrions évoquer celui de la santé mentale, la pandémie du covid-19 ayant fragilisé les liens sociaux avec les vivants tout comme avec les défunts. Évoquer la question de la mort, c’est aussi questionner en creux l’isolement social et l’adaptation de la société au vieillissement. Ainsi, dans les communes sous-dotées en transports publics, les personnes vieillissantes, qui ont parfois plus de liens sociaux avec leurs défunts qu’avec leurs vivants, peinent à accéder aux cimetières, de plus en plus éloignés des « cœurs de ville ».

Nous avons choisi plutôt d’éclairer deux domaines fortement porteurs d’innovation : le social et l’environnemental. Les centres communaux ou intercommunaux d’action sociale (CCAS, CIAS) sont des points d’observation essentiels de la montée des vulnérabilités au travers des demandes reçues au titre de leurs aides facultatives. Ils ont été parmi les premiers mobilisés contre la précarité énergétique et nombreux à mettre en place des tarifications sociales pour les mutuelles ou les assurances habitation. En 2019, selon l’Union nationale des CCAS (UNCCAS) sur l’ensemble des CCAS et CIAS proposant des aides facultatives, 40 % ont été sollicités pour aider au financement d’obsèques. Une politique locale forte du funéraire implique ainsi d’agir en plusieurs points d’entrée : la mise à disposition de devis types ou l’exercice d’un service public dans le champ concurrentiel des pompes funèbres sont deux leviers différents pour agir sur de la précarité financière qui pèse sur les foyers modestes lors d’un décès. Les CCAS constituent le dernier filet de sécurité face à l’endettement résultant des obsèques.

 

Le coût n’est pas la seule dimension sur laquelle agissent les politiques sociales. Le collectif Dignité cimetière mène, depuis la fin des années 1990, des actions pour que les personnes sans ressources économiques et sociales puissent avoir accès à des obsèques dignes. De nombreux autres collectifs, comme la chorale Au clair de la rue, jouent un rôle similaire et amènent la société civile comme les pouvoirs publics à s’interroger sur ce qui constitue une mort digne. Cela suppose de réfléchir à des réponses qui relèvent autant de la justice sociale que de la justice écologique et de réussir à mobiliser de nouveaux acteurs. Ainsi, les services des espaces verts peuvent, par exemple, contribuer à entretenir dans les cimetières des fleurs à couper pour fleurir les tombes.

Les questions environnementales sont très présentes dans le funéraire aujourd’hui. De nombreuses communes mettent en place un entretien soutenu du patrimoine arboré, une politique « zéro pesticide » et le tri des déchets dans les cimetières. La ville de Strasbourg s’est engagée de longue date sur ces questions et soutient la recherche doctorale de Marie Fruiquière sur l’écologisation des cimetières dans le cadre d’une thèse sous convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE). La chercheuse pointe l’effet de la transition écologique sur la transformation de l’idée même que nous nous faisons du cimetière. De nombreuses voix scientifiques, militantes et citoyennes interrogent aujourd’hui la place du minéral dans nos manières de penser la trace et l’hommage aux morts. Le marbre peut-il laisser la place à des sachets de graines dispersées au sol lors de l’inhumation ? L’approche par les concessions est-elle encore adaptée à la raréfaction de l’espace disponible et à la dispersion géographique de plus en plus importante des familles ? Quel rôle accru peuvent jouer les communes pour favoriser le réemploi des pierres tombales provenant de concessions arrivées à terme et non renouvelées ?

Nous ne vivons pas le premier moment de transformation du funéraire. Ils ont été nombreux. Selon le CREDOC, en 1980, la crémation ne concernait qu’à peine 1 % des défunts. Vingt ans plus tard, c’était 20 %. En 2022, le taux de crémation était de 42 %. Les collectivités ont accompagné ce mouvement avec la création de crématoriums qui eux-mêmes ont permis le développement de salles de cérémonie laïques. Comment les collectivités accompagneront-elles, demain, la terramation ? Seront-elles le fer de lance des évolutions juridiques nécessaires ouvrant la possibilité de transformer les dépouilles des défunts en compost dans des cimetières devenus forêts ?

Et finalement, qu’est-ce que la politique publique du funéraire peut espérer comme attention venant des autres politiques publiques ? En concluant cet article, je me remémore l’exemple cent fois entendu dans les préparations d’oraux des concours administratifs : « N’oubliez pas d’insister sur le fait qu’un agent se doit de pouvoir exercer n’importe quelle mission de service public, demain vous pourriez même avoir à travailler aux cimetières. »

Et si c’était de là que demain venait la transformation de l’action publique ?

  1. Plan 9 est un organisme indépendant de recherche-développement en sciences sociales. D’avant le berceau à après la vie, Plan 9 observe les trajectoires de vie pour repérer et comprendre les formes de vulnérabilités et accompagner, en réponse, les collectivités, associations, collectifs d’habitantes et d’habitants et entreprises dans l’évolution de leurs pratiques et de leur offre (https://www.revuesurmesure.fr/authors/plan-9).
  2. Les Français et les obsèques. La pandémie renforce l’importance accordée aux obsèques, rapp., 2024, CSNAF-CREDOC.
  3. Mode de sépulture permettant de transformer en quelques mois un corps humain en compost.
  4. L. no 2015-177, 16 févr. 2015, relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures.
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