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Faire société dans un monde en transition : l’expérience nantaise

Le 31 décembre 2020

Le territoire de Nantes, riche d’une histoire des solidarités et des modèles de gouvernance, constitue un terreau fertile pour préparer le monde d’après. Retour sur l’expérience nantaise.

Résumé

La ville de Nantes est connue et reconnue pour le caractère innovant de l’action publique et l’antériorité de ses pratiques de mise en dialogue des politiques publiques avec les habitants. La ville caracole aussi dans les premières places des classements des lieux où il fait bon vivre. Il serait donc facile et mérité de céder à la célébration d’une performance… si celle-ci n’avait pas un goût de monde d’avant.

La concurrence entre les territoires s’est considérablement accrue depuis le début des années 2000, mais Nantes dispose d’une histoire riche des solidarités qui peut fonder une autre manière d’aborder l’innovation, plus ouverte et collaborative, pour qu’au-delà des prix et distinctions reste le jeu à la nantaise.

En 2019, lors des journées européennes de la recherche et de l’innovation, la commission européenne a décerné à Nantes le titre de capitale européenne de l’innovation. Nantes est la cinquième ville européenne et la deuxième ville qui n’est pas une capitale à obtenir ce titre. Quelques années plus tôt, en 2014, Nantes figuraient parmi les précurseurs intégrant la marque FrenchTech et en mars 2019, elle devenait capitale FrenchTech.

En 2019, la sixième ville de France en termes de population, devenait deux fois capitale, portée par un mouvement revendiqué et reconnu plaçant l’innovation et les habitants au cœur de l’action publique et des partenariats publics-privés.

Partant de ce constat, cet article pourrait s’écrire tout seul, prenant la forme d’une liste à la Prévert des succès nantais louant à la fois les réalisations et la méthode, le « jeu à la nantaise », une expression apparue dans les années 1990 pour caractériser un style de jeu de football préférant la coopération entre les joueurs à la technicité individuelle et qu’élus et fonctionnaires se sont appropriés.

Nantes est un territoire riche d’une histoire des solidarités et des modèles de gouvernance, un terreau fertile pour aller chercher les racines sur lesquelles penser le monde d’après.

Abandonner l’idée de gagner

Nantes a connu dans les années 2010 une forte croissance démographique et économique, à laquelle la ville a répondu par un développement immobilier important afin d’éviter une trop forte pression à la location et à la l’achat qui repousserait les habitants les moins aisés aux frontières de la ville. Les dernières élections municipales ont été dominées par les enjeux de gouvernance et d’inégalités et le second tour marqué par un taux d’abstention record de 69 %.

Ce taux d’abstention s’explique, en partie, par la crise sanitaire de la pandémie de covid-19 qui a bouleversé les élections municipales. Cette même crise qui a lancé un vaste mouvement intellectuel et politique structuré autour du rejet d’un monde d’avant et d’une aspiration à un monde d’après.

Les contributions présentées dans ce numéro offrent des pistes stimulantes de réflexion sur ce que pourrait être une société renonçant aux mécanismes de domination de la société capitaliste néolibérale. Il y a du sens à inscrire Nantes dans ce mouvement, la ville s’illustre depuis de nombreuses années par des actions participatives inclusives centrées sur la place dans la ville des populations rendues vulnérables, par le genre, l’origine géographique, l’âge ou l’argent. Dès 2003, la ville créait un conseil nantais pour la citoyenneté des étrangers. Dix ans plus tard, le Guide d’accueil des résident·es étranger·ères était publié pour la première fois, fruit d’une collaboration entre habitants, élus, agents et designers qui inaugurait un ensemble de projets qui porteraient plus tard la candidature nantaise devant la commission européenne. En cette même année 2013, Nantes élisait son premier « maire de la nuit ».

En 2016 deux ateliers participatifs sur les médiations et les mobilités nocturnes, suivi, deux ans plus tard, par un diagnostic sur la place des femmes et des hommes, la nuit, sur l’espace public, permettait de sortir de l’opposition entre commerçants, fêtards et riverains aspirants à la tranquillité tout en portant une réflexion sur le droit à la ville de nuit comme de jour. Toujours en 2013 – quelle année ! –, la loi Brottes1 offrait la possibilité aux collectivités locales de participer à une expérimentation sur une tarification sociale de l’eau et de l’assainissement. Trois ans plus tard, Nantes Métropole en collaboration avec la Caisse d’allocations familiales (CAF) de Loire-Atlantique lançait un tarif social de l’eau sous la forme d’une aide financière aux ménages les plus vulnérables. La métropole s’inscrivait dans la réflexion sur l’accès aux biens essentiels que porte les mouvements des communs et des droits humains.

L’article s’écrit en effet tout seul, tant il y a d’exemples que l’on pourrait citer pour faire de Nantes et de Nantes Métropole des territoires exemplaires.

Il fait bon vivre ici.

Il fait moins bon vivre… là ou là-bas.

En France, aujourd’hui, on n’a pas accès aux mêmes opportunités en termes d’emploi, de logement comme de services publics et de droits sociaux, selon l’endroit où on habite.

Les prix sont un raisonnement en termes d’excellence qui nous semblent appartenir au monde d’avant, celui qui a vu se développer une compétition territoriale exacerbée à chaque fois que l’État a, un peu plus encore, abandonné son rôle de protecteur pour celui d’animateur. Il propose, les collectivités disposent. Nantes Métropole a une tarification sociale de l’eau non seulement parce qu’il y avait une volonté politique inclusive mais aussi parce que nous vivons sur un territoire riche, marqué par un taux de chômage faible et un développement économique important attirant des travailleurs à forte valeur ajoutée.

C’est aussi un territoire riche d’une histoire des solidarités et des modèles de gouvernance qui nous semble être le véritable terreau dans lequel aller chercher les racines sur lesquelles penser un monde d’après.

Après Barcelone, Amsterdam, Paris et Athènes, Nantes a été élue Capitale européenne de l’innovation en 2019.

S’inscrire dans la mémoire longue des solidarités

La 27Région propose, dans ce numéro, un mode d’expression graphique heuristique, sous la forme de constellations, des initiatives qui nourrissent la pensée d’un monde plus multipolaire, horizontal et relationnel. Lorsqu’on regarde vers le ciel, certaines des étoiles dont nous voyons encore la lumière se sont en fait éteintes il y a longtemps.

L’expression « monde d’après » nous invite à sortir par le haut de la crise en regardant vers l’avenir. Nous avons pris l’habitude de regarder le passé en y cherchant la trace des grands hommes et d’évènements marquants. Cela a appauvri notre imaginaire politique, comme le montre les récents travaux d’historiens sur l’histoire populaire, à l’instar du très bien nommé Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours de Michelle Zancarini-Fournel2.

Makair

MakAir a été mis au point sur le territoire nantais par des collectifs citoyens lors du premier confinement en mars/avril 2020. C'est un respirateur artificiel open source facilement reproductible, à bas coût, dédié au traitement du COVID-19 et adapté aux besoins des médecins réanimateurs.

En plein cœur du confinement, en cinq semaines, à l’initiative d’un collectif nantais, des entrepreneurs, makers, professionnels de santé et universitaires créaient les plans du MaKair, un respirateur artificiel open source pour venir en aide aux hôpitaux connaissant des pénuries de matériel.

L’expression « monde d’après » nous invite à sortir par le haut de la crise en regardant vers l’avenir.

Unir les forces d’un territoire pour créer, produire et distribuer un bien en évacuant le principe d’équivalence qui structure habituellement nos relations aux êtres et aux biens, la monnaie – nous y reviendrons –, un projet qui n’aurait étonné ni Marguerite, ni Maurice.

Maurice habite dans les quartiers est de Nantes et travaille à l’usine quand apparaissent, juste après la Seconde Guerre mondiale, les premières machines à laver. Il emprunte de l’argent pour s’en offrir une et très vite il en constate les bienfaits, le temps gagné au quotidien à ne plus aller au lavoir. Avec ses voisins, il crée une cagnotte à laquelle contribue les habitants permettant l’achat de trois machines à laver. Un voisin dessine les plans d’un chariot que construisent les habitants. Ils y fixent les trois machines qui deviennent mobiles et sont déplacées dans le quartier en fonction des besoins des habitants.

Marguerite habite dans les quartiers nord de Nantes quand sont commercialisées les télévisions. Elle est la première locataire de l’immeuble à en acheter une. Elle décide, pour occuper les enfants qui traînent dans l’espace public, au pied des immeubles, de leur proposer de venir regarder sa télévision en sortant de l’école. Elle fait payer l’entrée 10 centimes. Son salon ne désemplissant pas, elle propose à l’association d’habitants qui vient de construire dans le quartier le premier centre social de la ville d’emmener les jeunes en colonie sur un terrain qu’elle possède dans la campagne au nord du département. Elle convainc les commerçants et artisans de proposer des activités aux enfants : le tailleur de pierres leur fera découvrir ses ruches et la production du miel.

Le présent nous semble riche de réalisations et le passé d’anecdotes. Nous avons hérité des Lumières le mythe du progrès qui se heurte aujourd’hui à la réalité d’un monde aux ressources limitées et à la qualité de l’environnement dégradée. Nous en avons eu une conscience accrue durant le confinement. Si la plupart d’entre nous n’ont eu qu’à expérimenter la raréfaction du papier toilette, d’autres on craint de ne pouvoir se nourrir. Nantes, qui en 2016 avait fait de l’eau un bien commun s’est immédiatement interrogée sur le droit à l’alimentation. Des agents du service des espaces verts et de l’environnement ont imaginé et lancé l’expérimentation des paysages nourriciers, une mise en culture potagère d’une partie des espaces verts nantais pour fournir gratuitement en légumes de qualité les ménages vulnérables.

Cinquante sites répartis sur l’ensemble de la ville sont amenés à produire, d’ici l’automne, vingt-cinq tonnes de légumes, qui sont plantés, cultivés et récoltés dans le cadre d’une collaboration entre agents, associations et habitants.

Il n’y aura donc des légumes, comme il y eu des machines à laver, des loisirs télévisuels, des colonies de vacances et des respirateurs artificiels, uniquement si un ensemble d’individus et d’organisations s’estiment suffisamment liés et obligés les uns par rapport aux autres pour produire ensemble des biens pour autrui.

Notre détour par la mémoire du territoire nous permet d’insister sur l’importance des liens, des relations, qui sont au cœur des modèles pour penser le monde d’après, des communs au care. Ces liens ne sont pas à inventer, ils sont mis à rude épreuve par le système néolibéral. Il appartient aux forces vives de la société de les ranimer, les collectivités territoriales étant appelées à jouer un rôle de premier plan.

Se mettre autour de la table

L’imaginaire qui a accompagné notre confinement est celui de l’effondrement, il se nourrit d’une forte production de fiction. Nous ne venons pas de vivre notre première crise, mais la dernière en date d’une longue lignée. En 2008, la crise des subprimes entrainait une crise du logement intense aux États-Unis. De nombreux ménages perdaient leur logement. Depuis les livres, séries et films sur les maisons hantées se sont largement développées. Les fantômes sont venus nourrir un imaginaire de la perte déjà bien alimentée par la figure du zombie.

Ce que nous raconte cet imaginaire de l’effondrement, c’est que ce qui se perd : les liens d’appartenance, les liens d’affiliation à un lieu, un emploi, une famille et les liens de socialisation. La transformation industrielle du XIXe siècle s’est accompagnée sur le plan scientifique par la création d’un mot, l’anomie, désignant l’absence de règles et de liens entre individus. La pensée des communs ou de l’éthique du care cherchent à repousser le risque d’anomie.

On ne peut envisager ces autres possibles sans prendre le temps de questionner les choix politiques qui ont mené à la situation que nous connaissons en 2020. Nous avons fait de l’entreprise privée capitaliste un modèle de gestion et cela a conduit, sous l’influence anglo-saxonne, au développement du nouveau management public, que l’on retrouve à l’origine de la complète restructuration de notre système de santé durant ces vingt dernières années.

Les communs ne sont pas un mode de faire orienté par la recherche de solutions, voire de la solution, mais un projet politique, c’est un ensemble de choix déterminant comment nous faisons société. Il ne s’agit pas de dire ce qui est commun mais ce qui fait commun. Les nombreuses réalisations nantaises ne doivent pas faire passer sous silence les tensions actuelles autour du droit à la ville. Plusieurs dispositifs participatifs, menés ces dernières années, se sont cristallisés sur des mouvements de type NIMBY (« not in my backyard ») plutôt que sur des échanges sur la place de la densification dans la course contre le réchauffement climatique.

Pour passer aux communs, il faut introduire ce que l’on sait être, depuis les travaux de Marcel Mauss au tournant du XXe siècle, le ferment et le ciment des relations sociales, la réciprocité. Pour qu’il y ait réciprocité il faut deux choses : un mécanisme de donnant-donnant et un principe d’équivalence sur lequel l’ensemble des parties sont prêtes à s’accorder.

Dans le système capitalisme actuel, le principe d’équivalence qui structure nos relations est la monnaie. D’autres systèmes sont possibles.

Depuis plusieurs années, Nantes propose le dispositif Carte blanche. Fruit d’une coopération entre la ville et les équipements et acteurs culturels locaux, cette carte permet, sous conditions de ressources, à ses détenteurs de bénéficier d’un tarif préférentiel sur la culture et les loisirs. Pour les professionnels de la culture, la participation ne s’accompagne pas d’un dispositif de compensation financière. L’argent est au fondement du projet puisque le frein financier éloigne une partie de la population de la culture et des loisirs dans une ville qui a réussi le pari de son développement touristique avec Le voyage à Nantes. Mais l’argent n’est pas le principe d’équivalence qui a réuni et continue de réunir les participants au projet.

L’histoire récente de l’action publique à la nantaise nous montre la capacité politique qu’ont les collectivités locales de réunir les parties prenantes d’un territoire autour des enjeux qui structurent notre société et notre monde.

Pour qu’il y ait un monde d’après, il faut trouver comment mettre autour de la table les parties prenantes en changeant la morphologie des relations. La monnaie comme principe d’équivalence permet de se coordonner. Les communs offrent une possibilité plus large et pérenne, celle de coopérer.

L’histoire récente de l’action publique à la nantaise nous montre la capacité politique qu’ont les collectivités locales de réunir les parties prenantes d’un territoire autour des enjeux qui structurent notre société et notre monde. La mandature qui vient s’achever s’est structurée autour de trois grands débats : le premier invitait à réfléchir à notre rapport à la nature en portant notre attention sur un fleuve, la Loire ; le deuxième partait du constat que la société dans laquelle nous vivons ne peut être le modèle sur lequel fonder notre avenir et invitait à penser les transitions ; le dernier débat soulevait la difficulté qu’il a pour nous à penser notre propre fin en partant de notre rapport à l’âge et au vieillissement.

On aurait voulu le faire exprès qu’il n’y aurait pas eu meilleure façon de se préparer collectivement à l’après. Ce qui peut encore nous freiner aujourd’hui c’est notre propre capacité à imaginer d’autres possibles.

L’entreprise qui nous attend est titanesque. Pour trouver une nouvelle respiration, on peut délaisser Nantes et emprunter la route du nord sur un peu plus d’une centaine de kilomètres. La forêt de Brocéliande semble le cadre idéal pour se souvenir qu’il suffit parfois de changer le design de la table pour refonder un projet politique.

  1. L. n2013-312, 15 avr. 2013, visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes, dite « loi Brottes ».
  2. Zancarini-Fournel M., Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, 2016, Zones.
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