L’avenir de la culture passe par plus de territoire et plus d’Europe

Le 27 juin 2022

Le conseil d’analyse économique (CAE) a consacré en début d’année une note sur la « Culture face aux défis du numérique et de la crise » 1. Après une longue série d’enquêtes et d’études2 consacrées à ce sujet, le CAE apporte un éclairage plus économique sur la santé des entreprises culturelles, les rapports de force avec les plateformes numériques et l’importance des territoires dans l’action culturelle. La note débouche sur huit recommandations stratégiques au Premier ministre, aux ministres des Finances et de la Culture, dans un contexte où cette thématique peine à se frayer un chemin dans le débat public.

Culture et pandémie : un impact paradoxal

Le CAE3 a été créée en 1997 par le gouvernement de Lionel Jospin et intègre en 2013 France Stratégie (successeur au centre d’analyse stratégique et du commissariat au plan). Il regroupe notamment une quinzaine d’économistes universitaires indépendants de sensibilités économiques diverses. Son rôle est de conseiller le Premier ministre à travers des notes stratégiques sur des thématiques telles que : repenser l’héritage, l’investissement dans l’enseignement supérieur, l’immigration qualifiée, la Banque centrale européenne, résilience et mondialisation, etc. En 2021, il se saisit de la question de la Culture pour la rédaction de sa note « La culture face aux défis du numérique et de la crise » 4, une thématique rarement abordée comme le souligne Philippe Martin, son président délégué, en introduction de la conférence de presse.

Dans une précédente enquête d’Horizons publics sur l’adaptation des institutions culturelles à la pandémie5, nous avions montré que si le secteur de la culture a été l’un des plus impactés, la « consommation numérique » a augmenté sur les grandes plateformes, mais aussi auprès d’institutions théâtrales (La Comédie-Française) ou patrimoniales (le château de Versailles) grâce à leurs programmations en live. D’autres analyses montrent que l’arrêt des pratiques culturelles amateur a en partie été compensé par un sursaut d’intérêt pendant les confinements dans les domaines de la lecture et l’écriture, la vidéo, la musique, le dessin, etc. notamment chez les jeunes et au sein des classes populaires, comme le montre un article de recherche d’Anne Jonchery et Philippe Lombardo6 : « Ce rapport actif à la culture, en partie déconnecté des écrans, a mobilisé une partie de la population, permettant pendant cette période confinée des formes d’expression de soi, mais aussi un maintien du lien social par la diffusion de productions individuelles ou collectives […]. », écrivent les auteur·es.

Si nous savons désormais que la pandémie a à la fois affecté et stimulé le secteur de la culture, une analyse économique plus fine peut permettre de cibler des points de fragilités et de rebonds structurels. C’est ce à quoi s’est attelée la note du CAE7, rédigée par Olivier Alexandre (Centre national de la recherche scientifique [CNRS]) Yann Algan (Hautes études commerciales [HEC]) et Françoise Benhamou (Sorbonne Paris-Nord). La note est renforcée par le focus sur la thématique « Culture, territoires et bien-être » 8 et d’un focus sur l’analyse de données bancaires des très petites entreprises (TPE) et des ménages9.

La fragilisation d’une partie des TPE et des sorties culturelles se confirme

Le focus n080-202210 s’est appuyé sur les données bancaires du Crédit mutuel-Alliance fédérale. Les dépenses par carte bancaire des ménages ont ainsi baissé de 90 % au plus fort de la crise sanitaire, mais « à l’inverse, les dépenses dans les biens consommables à domicile […] ont augmenté de près de 75 % en deux ans », et « la tendance à la hausse semble se maintenir ». La consommation à domicile est passée de 33,6 % avant les confinements à 46,67 % dans la même période. Cela se traduit par une moindre fréquentation des salles de cinéma et de théâtre, sans que l’on ne puisse dire si cette baisse est conjoncturelle ou durable.

Les auteur·es soulignent que le secteur culturel français est très concentré. Les entreprises de plus de 250 salariés représentant plus de 50 % des effectifs alors que les deux-tiers d’entreprises sans salariés ne représentant que 7 % du chiffre d’affaires global de la culture (évalué à 50 milliards d’euros en 2019). Si une partie du secteur culturel s’en « sort bien » sur le plan de sa trésorerie, « une minorité significative semble avoir mal absorbé le choc de la crise et se trouve dans une situation financière très détériorée qui nécessite une attention particulière ». En dépit du recours au prêt garanti par l’État (PGE), le nombre de TPE en situation de fragilité a été multiplié par deux, alors qu’il est resté stable dans le reste de l’économie. Les secteurs du spectacle vivant et des TPE de l’audiovisuel sont concernés. La première recommandation préconise ainsi d’accompagner la sortie du PGE pour les entreprises les plus fragiles et poursuivre le soutien aux associations culturelles.

Politique culturelle, démocratie et bien-être : un lien qui se mesure

Le deuxième focus s’est attaché à mesurer la corrélation entre l’investissement culturel des communes, le bien-être des populations et la participation électorale : « La culture joue un rôle important dans le bien-être des individus, dimension non prise en compte dans les mesures usuelles de sa contribution à la richesse nationale », explique la note. Et elle impacte le comportement électoral. Les recherches montrent que pour « deux communes comparables en taille et en composition (part d’ouvriers, taux de chômage, niveau moyen d’études, etc.) et avec une abstention similaire aux élections municipales de 2014, la commune ayant alloué 100 euros en plus aux dépenses culturelles de fonctionnement a en moyenne un taux d’abstention inférieur de 0,9 % aux élections municipales de 2020 ». Françoise Benhamou affirme que s’il n’existe pas réellement de « désert culturel » en France, de grandes disparités existent dans les dépenses du bloc communal. On observe un écart de 1 à 25 dans la dépense culturelle entre Paris et des villes isolées. Paris consacre 300 euros par habitant et par an, tandis que la moyenne nationale est de 28 euros : « On ne sera donc pas étonné de voir que le nombre de consommateurs réguliers de culture est deux fois plus élevé à Paris et dans les grandes villes que dans les communes rurales. » Questionnés sur le rôle des néoruraux, les auteur·es pensent qu’ils auront bien sûr un rôle à jouer dans la relance de projets culturels sur les territoires, mais c’est surtout « le maintien des financements au niveau du bloc communal, la bonne répartition des dépenses par habitant à l’échelle du pays et le renforcement du maillage en termes d’équipements » qui « constituent des objectifs prégnants des politiques culturelles ».

En appui, le CAE propose l’élargissement du pass culture actuellement de 20 ou 30 euros à partir de 15 ans et de 300 euros à 18 ans. Ce dispositif a eu des effets positifs sur la vente de livres et notamment de mangas (124 % de progression entre janvier et août 2021 par rapport à la même période en 2020). Il s’agirait de le réorienter à hauteur de 30 % autour de la pratique d’un instrument ou d’une discipline. Le reste de la somme serait alloué aux achats « dans le respect des règles déjà établies (ni Amazon, ni Netflix ni Amazon Prime et Disney) », mais avec une accessibilité possible aux plateformes françaises et européennes.

Quelle réponse face au changement de paradigme numérique ?

En 2020, en raison des confinements, l’audience des plateformes de streaming a augmenté de 37 % et le temps passé chaque jour sur Internet de 15 %. Laurent Alexandre rappelle que ce changement de paradigme s’est fait en plusieurs étapes. La culture était fondée sur une logique de rareté dans les années 1960. Elle est passée sur une logique d’abondance et de compétition dans les années 2000 grâce à la diminution des coûts de production et de distribution des œuvres, la hausse des équipements personnels. Elle se traduit par une hausse très importante du nombre de contenus accessibles : Amazon a multiplié par 30 son offre de livres et d’albums entre 2000 et 2010. Il existe désormais trois types d’acteurs : les grandes entreprises du numérique (Amazon, Netflix, iTunes, Google, Spotify, etc.), des offres de services indépendantes développées au milieu des années 2010 à partir d’investissements techniques limités et les entreprises historiques des filières culturelles (Canal+, Disney, etc.), proposant leurs propres plateformes. Dans ce contexte, selon Laurent Alexandre, on assiste à « une importation silencieuse d’une culture du copyright à l’anglo-saxonne portée par des plateformes américaines, où l’on remet en cause assez frontalement la tradition du droit d’auteur et le respect des ayants droit ». Il donne l’exemple d’un jeune comédien français signant pour Netflix et qui « n’aura pas l’occasion de renégocier son contrat et ses rémunérations, quel que soit le niveau de succès de la série ». Un problème de transparence des données sur la comptabilité de la diffusion est aussi souligné : « Les grandes entreprises captent une part grandissante de la valeur sur la base des informations de production et de consommation culturelle (les méta-données et méta-informations), au détriment des producteurs historiques de biens et de services culturels (studios, labels, majors, organes de presse, chaînes de télévision, etc.) et des ayants droit », explique la note.

À cette fin, le CAE propose de créer une autorité de médiation pour assurer la mise en conformité des contrats avec le droit français comme cela existe déjà dans le cinéma, une commission visant à promouvoir les bonnes pratiques en matière de transparence des données. Conformément au projet France Relance 203011, le CAE préconise de s’inscrire dans une « compétition internationale pour les contenus » en créant une plateforme européenne à vocation culturelle. Elle passerait par un triplement des programmes d’Arte, avec un investissement de 35 millions sur trois ans.

Quel modèle numérique pour le spectacle vivant ?12

La période de la pandémie a été l’occasion pour les établissements culturels (musées, théâtres, grandes salles de musique) de développer leurs catalogues en ligne. Plusieurs pistes sont à explorer tout particulièrement pour le spectacle vivant :

  • la numérisation de la diffusion et le développement des captations représentent un coût variable (de quelques milliers à 300 000 euros), dont dépend la qualité du produit final. Il existe un fonds de soutien administré par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) doté de 30 millions d’euros, ainsi que des programmes de financement portés par des chaînes de télévision (dont Arte). Les ressources de ce fonds doivent être développées ;
  • s’il n’existe pas de modèle économique spécifique à court terme pour les formats numériques du spectacle vivant, les productions dites « grand public » rencontrent régulièrement un succès d’audience en ligne : les grandes institutions (Covent Garden, Met, Philharmonie de Paris, Opéra de Paris, etc.) ont lancé un travail en ce sens. Le basculement systématique et gratuit vers des plateformes qui exploitent ces contenus ne saurait représenter une solution d’avenir ;
  • ces contenus représentent une ressource encore trop faiblement exploitée dans le cadre de l’éducation culturelle artistique, dans l’école et hors l’école.

Le CAE propose aussi de repenser la redevance à l’instar de pays comme l’Allemagne, les pays nordiques et le Royaume-Uni et de « réorienter les subventions publiques vers un meilleur équilibre entre création et diffusion dans le temps des œuvres et des contenus », de financer davantage les formations au numérique, de moderniser les équipements des administrations, de créer au sein du ministère de la Culture un service transversal en charge de coordonner les actions des opérateurs privés et publics et de développer l’interopérabilité des établissements sous tutelle afin de les rendre plus compétitifs.

Nous interrogeons les auteur·es à propos d’un risque d’enfermer la culture dans des instruments de mesure trop économiques, s’il s’avérait que ce sont les fondements de la politique culturelle depuis André Malraux et Jack Lang qui seraient à repenser. Olivier Alexandre nous répond que si la compétence du CAE est en effet économique : « Les chiffres ne disent pas tout. Ils sous-estiment ce que représente la culture. C’est pourquoi on insiste sur les effets de bien-être et la quote-part électorale […]. Je dirais la culture, c’est une économie, c’est une sociologie, et c’est une anthropologie. Par ailleurs la manière dont on parle de la culture en France est extrêmement française. On voit bien qu’il y a des rivalités et des enjeux très forts. » Il souligne qu’à ce stade, il est encore « difficile de faire une unité ». Si les conséquences du conflit russo-ukrainien viennent de montrer la voie d’une telle unité en Europe, il est probable qu’une lecture plus profonde du fait culturel soit l’une des clés de cette unité à terme.

  1. Le 16 février 2022, le CAE organisait une conférence de presse à l’occasion de la parution de cette note, à laquelle Horizons publics a participé (https://www.cae-eco.fr/la-culture-face-aux-defis-du-numerique-et-de-la-crise).
  2. http://www.la-nouvelleaquitaine.fr/impact-crise-secteurs-culturels
  3. https://www.cae-eco.fr
  4. Alexandre O., Algan Y. et Benhamou F., « La culture face aux défis du numérique et de la crise », note, févr. 2022, n70, CAE (https://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/CAE070_Culture.pdf).
  5. Beau F., « La crise de la culture en temps de pandémie », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25.
  6. Jonchery A. et Lombardo P., « Pratiques culturelles en temps de confinement », Culture études 2020/6 (https://www. cairn.info/revue-culture-etudes-2020-6-page-1.htm).
  7. Alexandre O., Algan Y. et Benhamou F., « La culture face aux défis du numérique et de la crise », art. cit.
  8. Beuve J., Péron M. et Poux C., « Culture, bien-être et territoires », focus, févr. 2022, n079-2022, CEA (https://www.cae-eco.fr/culture-bien-etre-et-territoires).
  9. Fize É., Le Calvé T. et Poux C., « La crise a-t-elle laissé la culture en jachère ? Analyses à partir de données bancaires », focus, févr. 2022, n080-2022, CAE (www.cae-eco.fr/la-crise-a-t-elle-laisse-la-culture-en-jachere-analyses-a-partir-de-donnees-bancaires).
  10. Ibid.
  11. https://www.culture.gouv.fr/Aides-demarches/Dispositifs-specifiques/France-Relance-Redynamiser-notre-modele-culturel
  12. 12. Extrait de Alexandre O., Algan Y. et Benhamou F., « La culture face aux défis du numérique et de la crise », art. cit., p. 7.
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