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Comment la démarche Numérique en commun(s) pousse les politiques publiques vers un « numérique d’intérêt général » ?

Le 3 avril 2024

Le programme Société numérique de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) porte, depuis 2019, la démarche Numérique en commun(s) (NEC), dont l’objectif est, notamment, d’amener les politiques publiques à s’interroger sur la place du numérique dans l’action publique à travers un événement national annuel et des événements locaux. La revue Numérique en commun(s), issue de cette démarche, a pour rôle d’en rendre compte. Nous avons rencontré François Huguet, sociologue, et Zoé Aegerter, designer, qui font partie de l’équipe rédactionnelle1, autour des perspectives du numérique d’intérêt général inspirées par les rencontres NEC.

Pouvez-vous résumer la genèse de l’expérience NEC et de la création de la revue ?

François Huguet (F. H.) – En 2019, la mission Société numérique2 a été intégrée à l’ANCT. Les questions de médiation numérique ont eu davantage de moyens et de leviers. L’un des objectifs était de créer du « concernement » autour d’un « autre numérique », qui ne relèverait pas de la start-up, de l’innovation de rupture, et que l’on pouvait définir comme un « numérique d’intérêt général ». Je trouve cette notion très pertinente, elle permet notamment de se reposer une question primordiale : « Qu’est-ce que serait un numérique véritablement au service des personnes ? » En ce sens, NEC se veut un événement national pour rendre visible ce numérique-là. À côté de la démarche nationale NEC, le programme Société numérique a souhaité décliner la démarche à un niveau plus local. C’est ainsi que sont nés les NEC locaux. L’idée est que chacun puisse s’emparer de l’événement NEC pour organiser ses propres assises territoriales de l’inclusion numérique et travailler de manière décentralisée sur son propre territoire.

Le premier enjeu est la question de la professionnalisation du secteur de la médiation numérique. Professionnaliser le secteur, c’est ainsi arriver à former les personnes (notamment les conseillers numériques France services [CNFS] de manière pertinente), à créer un secteur professionnel fort, structuré et reconnu.

En suivant ces événements décentralisés, nous nous sommes donc mis à enquêter sur le déploiement de cette ambition. C’est de là qu’est née l’idée de créer la revue thématique Numérique en commun(s)3 qui s’appuie sur les événements NEC locaux, les institutions et acteurs qui mènent des actions d’inclusion, de médiation socio-numérique et de numérique d’intérêt général comme terrains d’investigations.

À travers l’expérience NEC de ces quatre dernières années, que peut-on dire des grands enjeux du numérique d’intérêt général, dans son rapport à l’action publique aujourd’hui ?

F. H. – Je ne sais pas si le Conseil national de la refondation a été un vif succès général, mais je constate en revanche que sur les questions du numérique d’intérêt général, il a plutôt bien fonctionné. Beaucoup de personnes se sont mobilisées lors de la consultation et les travaux ont été riches. De là est née la feuille de route « France numérique ensemble », qui, selon moi, présente bien les enjeux dont on discute.

Le premier enjeu est la question de la professionnalisation du secteur de la médiation numérique. Aujourd’hui et « grâce » à la crise du covid-19, la nécessité est apparue d’un véritable secteur professionnel pour accompagner des personnes dans les démarches administratives sur Internet. Le traitement de ce sujet n’est pas encore parfait. Néanmoins, on peut observer que le budget du programme de la mission Société numérique depuis 2018 a augmenté de manière exponentielle. Beaucoup de choses ont déjà été faites, comme la création des conseillers France services (CNFS). D’autres actions sont en cours et prennent plus de temps. Professionnaliser le secteur, c’est ainsi arriver à former les personnes (notamment les CNFS de manière pertinente), à créer un secteur professionnel fort, structuré et reconnu.

Le second enjeu est peut-être celui d’accepter que, très souvent, on a fait du « mauvais design » des services publics numériques. On ne s’est pas posé de questions sur les bonnes interfaces qui permettaient aux gens de se débrouiller de manière simple, de ne faire les démarches qu’une seule fois, de se simplifier la vie. Aujourd’hui, nous avons un retour de bâton immense avec des systèmes qui ont été mal pensés et mal conçus et qui ne répondent pas à un impératif d’amélioration de la vie des citoyens, de lutte pour la simplification ou contre le non-recours aux droits et services sociaux, mais plutôt à des impératifs de fermetures de guichets administratifs physiques…

Or, il est très important de rappeler que les difficultés numériques des Françaises et des Français ne sont pas que de leur fait, mais aussi de logiques de rationalisation économique du service public, de « mauvaise dématérialisation », avec des systèmes mal fichus, des bases de données publiques qui ne s’interconnectent pas entre elles, des interfaces qui s’adressent à un utilisateur toujours pensé comme valide, sachant lire et écrire, etc.

Un autre enjeu est celui du matériel, de son reconditionnement notamment. En tirant le fil, nous arrivons à la question de l’empreinte écologique du numérique. Faut-il équiper tout le monde à tout prix ? Avec quel matériel ? Qu’est-ce que cela viendra résoudre ? Quel impact écologique peut avoir tout le matériel que l’on utilise ? Enfin, un autre enjeu qui n’a de cessé de nous interroger est celui de la santé. En regardant le numérique à travers ce prisme, on voit apparaître tous ses enjeux sanitaires, mais aussi sociaux, économiques et politiques.

Quel peut être l’apport du design pour repenser les interfaces administratives et plus généralement l’accès aux services publics ?

Zoé Aegerter (Z. A.) – Je remarque que le secteur du design des politiques publiques a dû se professionnaliser au cours de ces dix-quinze dernières années. Toutefois, globalement, le design n’est pas seulement les interfaces. C’est la question des politiques et du service. L’un des objectifs premiers de l’administration est de faire appliquer les lois, de faire en sorte qu’elles soient respectées et de résoudre les situations de non-recours. Dans la démarche du design, la base est de faire émerger les enjeux du terrain. C’est pour cela que les designers et les sociologues se sont rencontrés.

Il y a eu dans un premier temps l’étape des plateformes. Elles ont donné l’impression que l’on allait rendre l’accès aux droits facile, alors que le vrai sujet n’était pas de faire un « État high-tech », mais de faciliter réellement l’accès au droit. L’autre travail qu’a fait le design était de revendiquer que le numérique n’était pas seulement une question d’équipement, ni d’interface, mais de culture : « Quelles sont nos cultures du numérique ? » Faire ce travail d’observation, mais aussi et surtout de conversion en projets concrets, est un endroit où le designer a un rôle à jouer.

F. H. – Zoé parle de changement à l’intérieur de la culture : c’est ce que l’on essaye de travailler ensemble au sein d’autres programmes de recherche. Nous faisons le pari de se demander ce qu’est une administration qui entre en dialogue avec nous, et ne donne pas des « injonctions » dans un mode d’échange qui ne serait pas conversationnel. Quelles seraient les « vertus conversationnelles » d’un État et d’une administration, avec lesquels on pourrait avoir une relation différente de celle qui existe aujourd’hui ? Et quels seraient les outils numériques pour cela ?

Z. A. – C’est un angle que nous avons choisi, parce qu’il est transversal et en même temps il était très peu traité par le design. Le design n’est pas du tout familier de la question des « contenus » : on lui demande souvent de faire des « contenants ». Par ailleurs, ce n’est pas nécessairement dans les compétences des designers, d’observer et d’étudier le langage. C’est donc ce qu’il fallait explorer. Ce qui était très important était de séparer cette approche conversationnelle des questions techniques. La notion de « conversationnel » a connu un boom avec les chatbot vers 2016-2017. Seulement, interagir avec un assistant vocal, ce n’est pas du conversationnel, juste un échange de commandes. Avec Chat-GPT cela le devient beaucoup plus en revanche. Il était intéressant de faire advenir cette question pour que nos échanges entre humains soient davantage conversationnels, « plus accompagnants » et plus conscients de comment l’autre se débrouille avec le langage.

On a fait du « mauvais design » des services publics numériques. On ne s’est pas posé de questions sur les bonnes interfaces qui permettaient aux gens de se débrouiller de manière simple, de ne faire les démarches qu’une seule fois, de se simplifier la vie.

Pourriez-vous donner un exemple d’application de la démarche de design au numérique d’intérêt général, dans le secteur public ?

Z. A. – Je pense à ce qu’il se passe à l’hôpital Saint-Anne4, avec le lab-ah5. C’est un lieu qui rassemble beaucoup de designers, dont le but est d’accompagner les pratiques de soin, de soignants et de soignés dans cet hôpital psychiatrique. Ce qui est très intéressant, c’est que les designers sont intégrés sur le site. Cela leur permet de développer une vraie culture du soin et des pathologies, de pouvoir expérimenter, de proposer des formes sensibles, parfois numériques, au plus proche du besoin compris et observé.

F. H. – Ces designers sont en quelque sorte des « opérateurs de redirection ». Selon moi, ce qui est important est d’arriver à rediriger le numérique vers des pratiques beaucoup plus vertueuses, plus écologiques, inclusives et éthiques. Ce qui est important aussi est d’associer beaucoup plus les citoyens à des choix qui les concernent et leur expliquer ce qui se cache sous les algorithmes qu’ils utilisent dans ce travail de redirection, que le numérique soit beaucoup plus construit dans une logique de concertation. Je crois enfin qu’il faut repenser les critères d’évaluation du secteur public, se demander, par exemple, « si les gens vont mieux ? Et ce que le service apporte plus de confort aux utilisateurs ? », et non pas de rester sur des critères d’évaluation qui, la plupart du temps, sont essentiellement économiques.

Je pense que le numérique d’intérêt général est un bon moyen pour « rediriger ». C’est ce que l’on essaye de faire avec la revue Numérique en commun(s). Nous essayons de construire une sorte du plaidoyer pour que les élus et agents se disent qu’il est important de co-construire ensemble une feuille de route d’inclusion territoriale numérique ; de faire en sorte que les agents s’approprient ce sujet ; de partir des grands enjeux du territoire ; d’identifier les ressources pour passer à l’action rapidement. L’idée générale est de dire qu’il faut de la « redirection écologique et civique » du numérique pour être dans un monde qui fonctionne un peu mieux.

On pourrait aussi parler de collectivités qui fabriquent leurs politiques publiques et leurs services numériques en consultant véritablement les habitantes et les habitants, en se donnant des moyens d’accompagner leurs citoyens dans la société numérique, en bénéficiant des opportunités qu’offre ce dernier. Je pense à Bordeaux Métropole, le département des Pyrénées-Atlantiques, celui de la Charente-Maritime, la Métropole de Lyon, etc.

Cette question du langage revient dans nombre d’analyses sur les relations entre services publics et usagers. En quoi le design peut-il contribuer à faire émerger un langage commun entre le terrain et les administrations ?

Z. A. – Personnellement, j’utilise le « projet » pour faire commun. Je pense que c’est une façon de faire du design. L’un des intérêts du projet est de pouvoir observer tout en étant dans un processus de transformation. C’est un peu l’inverse de ce que fait une certaine recherche en essayant d’observer tout en étant « le plus invisible possible ». En ce sens, l’un des rôles d’un bon designer est de requestionner la commande de départ et ses attendus. La plupart des projets sur lesquels nous avons travaillé avec François ont d’abord consisté à expliquer pourquoi « on n’allait pas faire » ce que l’on nous demandait et comment nous allions essayer de faire avancer le sujet. L’un des problèmes actuels du secteur est de savoir comment le design est vendu, par qui il passe ? Est-ce une sous-catégorie d’une grosse agence de conseil qui cherche à se mettre au goût du jour, ou bien une expertise ? Et dans ce cas, la question est de savoir comment laisser au designer une certaine marge de manœuvre pour que le « terrain parle ». Ce qui représente toujours une prise de risque.

Est-il réaliste de penser que la démarche de NEC est actuellement l’un des outils susceptibles d’amener à la création de nouveaux « standards publics », pas seulement au sens des technologies, mais aussi des pratiques communes pour un meilleur fonctionnement de l’action publique ? Il fait aussi penser au travail qu’avait amorcé la fédération Internet nouvelle génération (Fing)6 il y a quelques années.

F. H. – NEC est en effet l’un des leviers qui permettent de faire ça. Cette question du numérique d’intérêt général doit en effet beaucoup à la Fing et a beaucoup de pionniers qui, dès les années 2010, se sont rassemblés pour faire en sorte que l’inclusion numérique ne soit pas une réponse « au surnombre de retardataires », mais une exigence adressée au numérique de demain. À la base des Assises nationales de la médiation numérique, il y avait cette idée de faire un reset, pour aller « d’un numérique que l’on subit », à « un numérique que l’on veut ». Il est clair que ce qu’essaye de faire NEC est de créer des moments où l’on se retrouve, de créer des outils pour agir au niveau, local, national et européen. C’est précieux. Il défend une logique de mise en commun de ces outils, afin que tout le monde s’en empare et s’y forme.

À ce titre, l’État joue un rôle important. Pour France numérique ensemble, les préfectures ont reçu des circulaires afin de créer des « feuilles de route territoriales d’inclusion numérique ». On leur a demandé d’identifier les personnes-ressources sur les territoires. Les préfectures disposent ainsi de leviers pour contribuer à créer des coalitions d’acteurs, qui viennent du public, du privé, d’associations, et peuvent se mettre d’accord pour faire exister un numérique d’intérêt général.

Z. A. – Après, l’un des écueils de la vision « régalienne » est de penser qu’il faut uniformiser, que tous les territoires peuvent être traités de la même façon. On aurait tort de penser qu’une grande idée va fonctionner partout. Ce qui est intéressant avec les structures locales de médiation et d’inclusion numérique, par exemple, est qu’elles connaissent le territoire, travaillent avec une multitude et une grande diversité d’acteurs. Nous avons besoin de cela. Ensuite, ce n’est pas parce que les choses se passent au niveau local qu’il n’y a pas d’échange entre les localités. Pour qu’il y ait une culture commune, c’est important qu’il y ait des temps pour se parler, se raconter ce que l’on a fait. Il est aussi intéressant de faire venir sur le terrain des gens qui vont avoir un regard un peu différent, comme peuvent le faire les designers.

F. H. – Enfin, le NEC national est un événement très important pour les premiers enjeux que l’on a identifiés, comme la professionnalisation. En 2019, on avait encore des déclarations de bonnes intentions. Des élus, des agents découvraient le secteur de la médiation numérique. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils voient bien quels sont les enjeux du secteur et qui peut s’en charger. Nous sommes dans quelque chose de plus en plus opérationnel. Les NEC locaux aujourd’hui permettent de faire travailler les gens ensemble, de mettre en place des opérations.

Une question subsidiaire : selon vous, comment situer le numérique d’intérêt général par rapport à de grands paradoxes actuels, à savoir : « inclure tout le monde », mais se « déconnecter quand on est accroc », « développer le numérique partout » et en même temps « préserver la planète » ?

F. H. – Je reconnais qu’à force de travailler sur le numérique, je suis parfois assez pessimiste envers tout cela… Je pense en effet qu’il faut aussi arriver à trouver des espaces où l’on peut penser le monde en dehors du numérique. C’est de moins en moins évident du fait des mécanismes de prédation permanents de l’attention par les acteurs du Web. Mais il faut arriver à le dire, et faire exister ce sujet chez les élèves de primaire, les collégiens et les lycéens. Car interdire quoi que ce soit n’est pas du tout une solution. On parle beaucoup d’éducation civique en ce moment. Il faudrait peut-être une sorte « d’éducation civique numérique » ou « d’éducation populaire numérique ». Elle se demanderait : comment utiliser des technologies numériques « vertueuses », qui n’appartiennent pas forcément aux grands groupes industriels, et sont pensées comme des « communs » ? On pense aux technologies Frama et aux logiciels libres évidemment. Je pense, par ailleurs, qu’il est important de cultiver un esprit de citoyenneté en s’impliquant au quotidien sur son territoire, et sans forcément que cela passe par le numérique. Et puis, il faut simplement légiférer.

  1. Les autres membres de la revue NEC sont Clément Mabi, Claire Richard, Sébastien Magro et Yaël Benayoun. Par ailleurs, François Huguet et Zoé Aegerter co-dirigent le programme Conception inclusive de la relation entre services publics et usagers de la chaire Innovation publique (ENSCI-Les Ateliers, INSP, Sciences Po et École polytechnique).
  2. https://societenumerique.gouv.fr
  3. https://numerique-en-communs.fr
  4. https://www.ghu-paris.fr/fr/le-lab-ah
  5. Le lab-ah est le laboratoire d’innovation culturelle par le design du groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris. Fondé et dirigé depuis 2016 par Carine Delanoë-Vieux et Marie Coirié, le lab-ah s’appuie sur les compétences du design et du développement culturel pour concevoir et produire des expérimentations autour de l’accueil et de l’hospitalité, avec les usagers de l’hôpital : patient·es, familles et professionnel·les. Le lab-ah intervient principalement selon trois modalités d’action : les chantiers d’attentions, les laboratoires du lab-ah, et une programmation scientifique et culturelle.
  6. 6. La Fing était un think and do tank qui travaillait sur les transformations numériques de la société. Elle a cessé ses activités en avril 2022.
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