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Le design au service des territoires et des politiques publiques

Le 26 mars 2020

Grâce à la diversité de ses approches et son ancrage dans le réel, le design des politiques publiques s’impose progressivement dans les territoires. Mais le grand défi aujourd’hui est de passer au déploiement en masse de ces approches, de dépasser l’expérimentation ou les initiatives isolées.

L’émergence des approches design dans le monde public

Le design et ses approches sont entrés de manière importante dans le monde des politiques publiques, il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, notamment en Europe avec des précurseurs dans les pays nordiques et anglo-saxons. L’un des exemples marquants est celui du Danemark avec son célèbre MindLab, véritable laboratoire d’expérimentation interministériel et qui a opéré entre 2002 et 2018. Christian Bason, l’un de ses anciens directeurs, a aussi été un chercheur et auteur prolifique qui a beaucoup fait pour la diffusion et la popularisation de ces approches participatives de la conception des outils de l’innovation publique. Sur cette même période, un pays comme la Finlande a vu émerger tout un écosystème autour de l’expérimentation et de la formation par le design pour les acteurs publics avec les projets du Helsinki design lab (2008-2013) puis, depuis 2014, avec la formation universitaire Design for Government.

La France n’est pas restée en berne, loin de là. Grâce notamment à La 27Région qui reste l’un des pionniers dans ce domaine avec des programmes innovants tels que la Transfo et Territoires en résidence. Le design fait maintenant partie du paysage institutionnel, avec des établissements (comme la Cité du design de Saint-Etienne), des événements (comme les Assises du design), des projets comme (Lille Capitale mondiale du design 2020), des équipes de recherche importantes dédiées au design, depuis le laboratoire DeVisu à Valenciennes jusqu’à l’équipe Projekt à Nîmes. Le design est aussi entré dans le monde de l’enseignement supérieur avec des projets de formation innovants, tels les Adicode (Yncréa Hauts-de-France, à Lille), Promising (université de Grenoble-Alpes) ou la Public factory (Sciences Po Lyon).

Les Assises du design, en 2019, ont fait le constat que malgré l’explosion de la demande au sein de la sphère publique, le design intervient souvent de façon isolée et sous dotée, produisant des effets inégaux. Il est donc important de faire le point sur ce que nous apporte le design, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, et de réfléchir à son impact sur la vie des citoyens et sa contribution au service public.

Les quatre mondes du design : mais que font au juste les designers ?

Le mot design se décline aujourd’hui en un nombre important d’appellations de méthodes, pratiques et processus de conception. On trouve, entre autres, le design de produits, le design industriel, le design de services, le design empathique, l’UX design, le design visuel, le design d’espaces, le design fiction, le design thinking, le co-design, le design management et plus récemment le legal design, et même le design de transitions. Cette profusion mène à beaucoup de confusion et il devient parfois compliqué de comprendre de quoi il retourne. Dans des travaux que nous menons depuis quelques années sur le design, le travail collaboratif, la créativité et l’innovation, nous avons esquissé, avec Valérie Chanal et Apolline Le Gall, une typologie des pratiques du design qui permet de mieux s’orienter dans cet univers foisonnant1. Ce modèle (voir encadré ci-dessous) nous permet de définir quatre champs des pratiques du design, quatre univers qui portent leurs méthodes propres, leurs axes stratégiques et leurs logiques d’action. Cela permet d’élargir nos conceptions du design, de faire la part des choses sur ce qui est faisable, ou pas, avec certains outils, et surtout de faire une cartographie des choses à prendre en compte pour former ou initier aux approches design.

QUATRE ESPACES DE PRATIQUE DU DESIGN2

Les designers – c’est-à-dire, pour faire simple, les professionnels des approches design, quel que soit leur domaine d’ancrage – se consacrent à deux activités principales qui font la spécificité de leur pratique : formuler et formaliser.

La première tâche est de formuler, de révéler les contours d’une situation à résoudre, de faire sens de la problématique qui leur est exposée. Les designers ont un grand nombre d’outils et d’approches permettant de saisir et de formuler la situation dans toute sa complexité et ses multiples dimensions d’une manière éclairante et profonde. Pour ce faire on peut réaliser des enquêtes et des observations de terrain (c’est l’approche « terrain »), mais on peut aussi proposer une vision ou un sens renouvelé, partant d’une intention d’action dans le monde, de valeurs, voire d’une posture politique (c’est l’approche « intention »). En pratique il y a un aller-retour entre les deux approches, mais dans chaque projet il y a toujours une dimension dominante, qui tient parfois aux préférences des designers ou au profil de leurs équipes.

La seconde grande activité des designers est celle de formaliser, d’exprimer une solution tangible et perceptible ayant une valeur pour les commanditaires, le public, les clients et les citoyens. Pour formaliser une solution, donc « incarner dans une forme sensible les solutions et les dispositifs imaginés », on peut travailler à une solution réalisable à court terme (l’approche « expérience utilisateur »), mais aussi en formalisant les dimensions d’une situation complexe pour la comprendre et raisonner (c’est l’approche « systèmes »). Dans l’approche systémique, la valeur de l’approche design est de pousser l’analyse au-delà des connaissances techniques et sociologiques, de proposer une vision aux frontières de ce qui est connu. L’approche de l’expérience utilisateur se concentre sur une solution rapidement développable, un livrable tangible, que l’on peut tester et déployer promptement. C’est le domaine de la réalisation de prototypes, de maquettes, de simulations.

Au croisement des axes du type de formalisation et du type de formulation se dessinent ainsi quatre espaces de pratiques du design : le design de sens, le design projectif, le design recherche et enfin le design thinking. Imaginons maintenant un projet dont le but serait d’élaborer une proposition pour « repenser la rue » et qui pourrait mobiliser des designers, des agents publics, des étudiants et des usagers. Nous allons voir comment chacune des approches pourrait traiter cette question3.

Nous sommes arrivés au passage d’un seuil stratégique pour le design et les politiques publiques. Il est donc important de faire le point sur ce que nous apporte le design, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, et de réfléchir à son impact sur la vie des citoyens et sa contribution au service public.

Le quadrant « intention x expérience utilisateur » est le territoire privilégié du design dans son sens classique, ce que nous appelons « le design de sens ». Un travail conceptuel et intellectuel important va être réalisé, mais centré sur une réalisation et une solution précise. Dans le projet « Repenser la rue », les designers vont mener une démarche de recherche sur l’environnement culturel de la rue du quartier étudié. Ils peuvent ensuite se centrer sur un élément marquant, par exemple, le marché qui occupe la rue une partie de la semaine et constitue un lieu d’échange culturel, en même temps qu’un lieu d’échange économique. À l’aide de recherches à propos des interactions sur les marchés dans différentes villes du monde, à différentes époques, l’équipe peut proposer une expérience singulière comme un système de mobilier urbain. Cette proposition, centrée utilisateurs, vient renouveler le sens du marché dans la ville.

Le quadrant « intention x systèmes » est le territoire d’un design plus visionnaire, plus centré sur des objets conceptuels, ce que nous appelons ici le design projectif. Les pratiques dites de « design fiction » se trouvent sur cet espace. Sur le projet « Repenser la rue », il s’agit de se projeter dans l’avenir, d’interroger le sens et le rôle de la rue dans la société du futur en imaginant des utopies et des dystopies. Ce travail pourrait produire un manifeste de la rue du futur, formaliser des scénarios pour soulever des questions sur le futur souhaitable, ou pas, de la rue, et aboutir à l’esquisse d’une rue « métabolique », capable d’adapter sa configuration à ses différents usages dans le temps.

Le quadrant « terrain x systèmes », celui du design-recherche, est le territoire de la modélisation et de la conceptualisation en vue d’une exploration. L’idée est de faire émerger des grilles de lecture singulières, avec une intention d’objectivité, basée sur des observations de terrain et des données scientifiques. Pour le projet « Repenser la rue », il faudra mettre en œuvre une démarche de recherche (entretiens, revue de littérature, cartographies d’acteurs) pour formuler une problématique qui mette en tension les acteurs et leurs enjeux. Une question majeure peut émerger, telle la gestion des niveaux sonores aux différents moments de la journée. En utilisant des travaux scientifiques sur le son, une équipe pourrait proposer un « provotype », c’est-à-dire un objet ayant vocation à déclencher des discussions et réflexions. Celui-ci peut être un jeu sérieux permettant de faire réfléchir les acteurs du quartier sur les enjeux de chacun en matière de bruit, et les leviers pour maîtriser le niveau sonore global dans une perspective systémique.

Le quadrant « terrain x expérience utilisateur » est la zone du design thinking, là où l’observation terrain et des usages est primordiale et la production d’une solution tangible est la priorité. Dans une approche de design thinking, un travail d’observation et d’entretiens peut conduire à identifier un « problème » pour un utilisateur : un parent qui a du mal à circuler avec une poussette dans des espaces envahis par les trottinettes électriques. L’enjeu du projet consiste donc à formuler un point de vue utilisateur : comment aider le parent à circuler avec sa poussette en toute sécurité sans être gêné par les obstacles sur le trottoir ? Grâce à un processus d’idéation, par exemple, lors de sessions de créativité, un groupe d’usagers et d’étudiants ingénieurs pourrait concevoir un concept de service qui pourrait prendre la forme d’une application numérique qui indique au parent le chemin le plus dégagé d’un point à un autre en temps réel.

Ce tour d’horizon nous donne à saisir la diversité et la richesse des approches offertes par le champ du design dans toutes ses composantes. Elles permettent de mener des réflexions stratégiques et de prospective à un haut niveau d’abstraction mais aussi de saisir et de révéler des pratiques et des usages, de mettre en place des expérimentations et des tests rapides de produits et de services. Cette richesse des points d’entrée permet de couvrir l’ensemble des besoins de l’action publique et de la gestion du quotidien sur un territoire ce qui en fait un outil particulièrement bien adapté.

Le design se démarque des autres sciences de la conception (les ingénieurs sont aussi souvent occupés à formaliser et formuler) par quelques invariants qui lui donnent un avantage compétitif considérable :

  • une dimension esthétique importante : même si le design s’éloigne progressivement de son ancrage historique dans les arts appliqués, il n’en reste pas moins que le souci du beau et de l’impact visuel reste une valeur fondamentale dans la profession. Regardez des présentations, rapports, documents, vous comprendrez assez rapidement lesquels ont été conçus par des designers. L’impact visuel reste une arme importante pour convaincre, expliquer, suggérer l’usage d’un lieu, d’un produit, d’un service ;
  • un souci de la perception des usages, des espaces et de la matière : la grande force du design moderne est de regarder les usages et les usagers dans toute leur complexité, leur richesse et leurs paradoxes. Impliquer des designers dans l’analyse des usages, que cela soit pour l’utilisation des services de santé ou le paiement de ses impôts, nous permet souvent de découvrir des pans d’une activité que nous avions complètement ignoré. Le design aide à ouvrir les yeux sur la société ;
  • une focalisation sur les artefacts et les choses tangibles : travailler avec des designers cela veut souvent dire produire quelque chose de tangible, que cela soit un objet, un jeu, des cartes, un modèle. Un chercheur en design est souvent plus valorisé par l’organisation d’une exposition que par la parution d’un article scientifique. Le « faire » est au centre de l’activité. Dans un pays qui adore conceptualiser et produire des abstractions, ce souci de produire quelque chose de concret a l’avantage de promouvoir une culture de l’expérimentation, du test rapide, même à petite échelle, ce qui est un outil formidablement efficace pour concevoir et comprendre ce qui va fonctionner ou pas. Un artefact, aussi simple soit-il, permet de coopérer plus facilement, d’effacer les distances sociales (par un jeu, par exemple) et de rendre compréhensible des choses complexes (une ficelle et des clous pour illustrer les contraintes d’un modèle à ressources limitées) ;
  • un usage poussé des méthodes multiples pour analyser le monde et les situations qui lui sont offertes : les équipes de design sont de grands utilisateurs de méthodes multiples, prenant une approche interdisciplinaire pour analyser les situations. Sociologues, politologues, anthropologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, spécialiste de l’histoire de l’art sont des profils que l’on retrouve souvent dans des projets de design. Ces regards multiples permettent de dépasser les myopies de chaque discipline et de renforcer la pertinence et la mise en œuvre des projets ;
  • une culture de la participation : de toutes les pratiques de conception, le champ du design est sans doute le plus expérimenté dans l’art de la participation active des usagers, clients, utilisateurs. Le codesign, un design collaboratif et participatif, est un grand habitué des ateliers participatifs et de co-conception dans lesquels les usagers sont plus que des sources d’information. Ils participent à la modélisation, à l’expression des besoins, à la conception des solutions, et souvent à leur mise en place sur une durée assez longue. Ces pratiques permettent de remettre en route une tradition de participation citoyenne, loin d’être évidente ou facile à gérer, mais largement nécessaire.

Le design a donc tous les atouts pour porter la conception des politiques publiques et faciliter la vie dans les territoires : capacité d’engager et de comprendre les usagers et les usages, culture du test rapide, multiples formes pour communiquer et sensibiliser, interdisciplinarité, souci du pratique et du beau. Le grand défi aujourd’hui est de passer au déploiement en masse de ces approches, de dépasser l’expérimentation ou les initiatives isolées. L’efficacité du design se révèle sur le long terme, sur la répétition des démarches et expériences, sur l’acculturation à ces approches pour qu’elles deviennent partie intégrante des routines de conception et de décision. La multiplication des laboratoires d’innovation au sein des administrations – en général portés par une démarche de design même si le mot n’est pas toujours utilisé – montre une prise de conscience de l’efficacité de ces approches exploitées dans les entreprises depuis une cinquantaine d’années. Mais comme le montre la recherche sur les laboratoires d’innovation, les tiers lieux et les communautés d’innovation, le processus peut être long et demande du courage organisationnel et institutionnel avant que les pratiques soient métabolisées dans les organisations.

Le design est devenu une approche valorisée dans la machine politico-administrative. Elle permet de redonner du sens à l’action publique en remettant les gens au centre, à la fois dans les processus de travail et de conception et dans le contact avec le terrain.

Pourquoi le design fait du bien aux politiques publiques et aux territoires

Le design est devenu une approche valorisée dans la machine politico-administrative pour plusieurs raisons. Tout d’abord elle permet de redonner du sens à l’action publique en remettant les gens au centre, à la fois dans les processus de travail et de conception et dans le contact avec le terrain. Nous sommes alors forcés de nous poser la question de pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pour qui nous le faisons et avec qui nous le réalisons. Ensuite le design remet du local dans l’action publique. Par la sensibilité aux enjeux locaux, aux pratiques et perceptions particulières, nous passons du prêt-à-porter au fait-main dans la conception des services publics. Toute adaptation d’une infrastructure ou d’un service aux réalités locales permet de démultiplier sa valeur perçue et son impact. Enfin le design est sans doute l’une des approches les plus modernes aujourd’hui en termes de pratiques du travail, à la fois par ses méthodes agiles et interdisciplinaires et par sa sensibilité aux espaces, aux usages et aux activités humaines. À ce titre, moderniser le management public en pratiquant et en formant au design est parfaitement logique.

Redonner du sens à l’action publique en remettant l’humain au centre

Les approches design permettent de redonner du sens à l’action publique en remettant les humains au centre, à la fois comme acteurs de la machine administrative et comme bénéficiaires des services conçus.

Dans un premier temps les équipes impliquées dans des projets design se doivent de travailler en équipes pluridisciplinaires et mener des actions en commun, mélangeant différents profils, remettant en contact des agents travaillant à différents niveaux et dans différentes administrations. Dans beaucoup d’organisations les relations entre personnes sont souvent remplacées par des processus normés et une approche comptable (combien d’actes, combien d’articles, quel taux de facturation, quel circuit de validation). Cette déshumanisation du travail est une source de souffrance importante. Dans des organisations qui sont souvent dominées par la norme, le règlement et la hiérarchie, le passage en équipe agile a un impact très fort sur les groupes. Le projet design crée un environnement où la communication et le partage redeviennent la norme, et où la collaboration entre pairs se substitue, au moins momentanément, aux approches de coordination hiérarchique. Cela permet souvent aux agents de retrouver du sens au travail, de sortir de la logique de silos et de remettre la notion de service public au centre de leur réflexion et de leurs activités.

Dans un deuxième temps, toutes les formes participatives du design (codesign, design empathique) permettent de retrouver le contact avec les usagers, en les impliquant dans le travail de conception. Ce retour au terrain permet ainsi de découvrir ou de redécouvrir des pans entiers et souvent mal compris de la vie des citoyens ou du travail de ses propres collègues. Cela prend souvent la forme d’ateliers participatifs dans lesquels le public devient co-concepteur de solutions. Les citoyens sont alors impliqués à égalité de dignité, considérés comme des professionnels de leur vie quotidienne, et donc tout aussi légitimes que d’autres spécialistes à concevoir des services et des solutions. Toutes ces pratiques permettent de réduire le problème classique du clivage entre des administrations qui conçoivent et exécutent des services et des usagers à qui l’on n’a souvent rien demandé et qui sont censés les utiliser. La reconnexion avec les citoyens permet aussi d’identifier des besoins qui n’avaient pas été imaginés, ou de comprendre les mécanismes du non-recours aux droits, notamment pour des publics en situation fragile.

Remettre le local au centre et se reconnecter aux contextes particuliers

Parler de territoire fait forcément référence à la fois à une zone géographique – avec ses particularités, ses infrastructures, son tissu économique et social, son découpage administratif – et à la notion de décentralisation et de pouvoir local. L’innovation territoriale est ainsi une approche fait-main pour une zone géographique donnée en considérant des proximités qui font sens pour les habitants, usagers et organisations ancrés sur cette zone. Concevoir pour les territoires demande donc une grande sensibilité au contexte social et humain et au profil des usagers, tout en gérant les injonctions paradoxales d’un État centralisateur qui demande de faire du local. Ce type d’analyse multi dimensionnelle se prête parfaitement aux approches design.

Le design au service des territoires parle souvent d’espaces et d’urbanisme : tiers lieux, hubs créatifs, réhabilitation de friches industrielles, laboratoires d’innovation, fab labs, espaces mutualisés.

Par exemple, à Tourcoing, le projet L.I.V.E4 a pour ambition de repenser la ville en utilisant des méthodologies de codesign. Le projet est un mélange entre la volonté de réhabiliter une ancienne friche industrielle, de travailler sur la réduction de la fracture numérique et de se reconnecter aux citoyens de trois municipalités. Le projet enchaîne ateliers, expérimentations, tests et prototypages, afin de créer des services numériques simples et utiles tous co-conçus avec les habitants, en collaboration avec des designers, des facilitateurs et des programmeurs.

Un peu plus loin, en Finlande, la grande bibliothèque centrale d’Helsinki, Oodi, a été conçue avec une approche de codesign de services. Une série d’ateliers ouverts a été organisée avec des citoyens sur une durée de cinq ans entre 2010 et 2015. Cela a permis de concevoir les types d’usages souhaités par la population, grâce à des objets comme un arbre des rêves de 2 300 entrées, des ateliers ouverts facilités par des designers et des architectes, un vote sur un budget participatif pour la future bibliothèque. Cela en fait l’un des lieux publics les plus utilisés dans la capitale.

Le design permet donc de repenser les espaces et les usages des infrastructures publiques ou privées. Les réflexions sur les tiers lieux et leur rôle dans le lien social et les projets collectifs sont typiquement nées au niveau des territoires (Nantes et Lille étant très actives en France) et nourrissent maintenant l’action de l’État.

Moderniser les pratiques de travail et la gestion publique

Les modes opératoires du design ont aussi inspiré de nouveaux modes de fonctionnement et d’interaction dans le monde du travail : débat ouvert, ateliers d’idéation, constitution de persona et de scénarios d’interaction, nouveaux modes de facilitation de réunion, utilisation d’outils numériques, méthodes d’intelligence collective.

Dans un appareillage aussi complexe et aussi stratégique que celui de l’administration et des services aux citoyens, l’on comprend que toute transformation doit se faire de manière prudente. Mais l’immobilisme n’est pas non plus une option. Le design, les laboratoires d’innovation, les expériences de codesign sont des moyens d’insuffler du changement progressif, avant que ces approches soient progressivement métabolisées dans l’administration. Comme nous l’avons vu, elles permettent de retrouver du sens à l’action publique, de donner la voix aux citoyens et de se reconnecter avec des usagers qui ont souvent l’impression de ne pas avoir voix au chapitre. Les travaux récents sur les nouvelles formes d’innovation publiques en France ont montré comment le design pouvait s’intégrer progressivement dans une organisation publique en y amenant des améliorations importantes sans générer de ruptures.

Il est certain que la complexification des systèmes dans lesquels nous vivons remet en cause beaucoup des structures territoriales et administratives du passé. Il faut donc utiliser une approche permettant de remettre au centre la richesse des perceptions, l’entrant des usagers et l’humanisation des solutions. Sous la pression des changements technico-économiques, industriels, environnementaux et politiques il faut retrouver de l’agilité et de la profondeur dans l’analyse des problèmes et des solutions exprimés.

Cette question de l’intégration du design et de ses méthodes au cœur de la gestion publique représente un défi important. Il faut maintenant passer au-delà des expérimentations ou des initiatives isolées. Pour cela il va falloir structurer des formations à tous les niveaux, faire entrer les routines du design dans celles de l’administration, trouver des relais politiques pour insuffler ce changement de culture. Il faut aussi former les acteurs du design à la compréhension des mécanismes des acteurs publics et trouver des moyens de rapprocher les deux mondes. Les propositions des Assises du design de 2019 nous dessinent une feuille de route assez claire pour y arriver.

Design et politiques publiques, même combat et mêmes valeurs

Il est marquant de voir que les conceptions modernes du design sont en parfait alignement avec les priorités des politiques publiques, la notion de service public et le bien vivre sur un territoire.

Dans leur « Manifeste pour le renouveau social et critique du design », trois chercheurs influents en design5 nous rappellent que toute pratique se réclamant du design – ce qu’ils appellent « un design authentique » – est nécessairement sociale. Son problème fondamental est de se pencher sur l’appréciation de la vie ordinaire dans le monde c’est-à-dire de s’occuper de « la vie en compagnie des objets, des lieux, des services, des institutions et des organisations ». Les actes de design commencent lorsqu’on détecte une insatisfaction vis-à-vis du monde, ils sont tournés vers l’amélioration de la vie d’autrui et de la collectivité, ils participent à définir les contours du vivre-ensemble et les conceptions du bien commun6. Quelle plus belle définition que celle-ci pour comprendre que mettre le design au service des politiques publiques et des territoires est une priorité.

Pour aller plus loin

 

  1. Chanal V., Le Gall A. et Irrmann O., « Enseigner l’innovation : il n’y a pas que le design thinking », The Conversation France 15 oct. 2019. 2. Tiré de Chanal V., Le Gall A. et Irrmann O., « Enseigner l’innovation : il n’y a pas que le design thinking », op. cit., https://theconversation.com/enseigner-linnovation-il-ny-a-pas-que-le-design-thinking-121214
  2. Chanal V., Le Gall A. et Irrmann O., « Enseigner l’innovation : il n’y a pas que le design thinking », op. cit.
  3. Lieux pour imaginer la ville en mieux.
  4. Gaultier P., Proulx S. et Vial S., « Manifeste pour le renouveau social et critique du design », in Vial S., Le design, 2015, PUF, Que sais-je ?
  5. Ibid.
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