Le potentiel de la blockchain pour les collectivites locales

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Le 7 février 2019

Au-delà de l’effet de mode et malgré quelques limites, la blockchain peut contribuer à transformer l’action publique dans les collectivités locales, petites comme grandes. Paris explore déjà plusieurs pistes pour exploiter le potentiel de cette innovation technologique.

Imaginez un monde dans lequel la « certification numérique », « l’authentification » ne reposerait plus sur une « autorité centralisée » faisant fonction de tiers de confiance, mais sur une multitude distribuée, une sorte de « groupe de confiance ». C’est sur ce fantasme de désintermédiation (si l’on excepte l’appât du gain que stimulent les cryptomonnaies), sur la possibilité de contourner les autorités centralisatrices que s’est largement développée la popularité de la blockchain. C’est le rêve d’une souveraineté numérique populaire et partagée qui s’affranchirait de l’ordre établi et qui, d’inspiration anarchiste ou libertaire, ferait sienne cette vieille et visionnaire pensée de Nietzsche : « L’État est le plus froid des monstres froids, il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : “Moi, l’État, je suis le peuple.” »

Mais, au-delà de cette origine utopique, la blockchain est avant tout une technologie qui a fait ses preuves dans plusieurs domaines – smartcontracts, cryptomonnaies notamment – et dont la robustesse et la facilité d’usage sont convaincantes.

Pourtant, quelques « défauts », ou supposés tels, font toutefois de plus en plus débat. D’abord, il ne sera pas possible de continuer à ignorer l’enjeu de l’empreinte environnementale des technologies : à cet égard, la blockchain semble incroyablement énergivore du fait de son principe de distribution en réseau. Par ailleurs, les fragilités en matière de sécurité, et donc de risques de fraude, sont préoccupantes lorsque l’on envisage l’usage de cette technologie à une grande échelle pour des applications de services publics.

Au-delà du mythe néo-romantique qu’inspire la blockchain, plusieurs usages innovants apparaissent pour les services publics. C’est « une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle ». Les blockchains peuvent être privées, c’est-à-dire à l’accès et l’utilisation circonscrits à des acteurs déterminés au préalable, ou bien publiques et donc librement accessibles. Une blockchain publique « peut […] être assimilée à un grand livre comptable public, anonyme et infalsifiable ». Le mathématicien Jean-Paul Delahaye nous invite à voir cet outil comme « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible ».

Smartcontract et matchmaker

La compréhension des perspectives de cette technologie nouvelle appelle quelques exemples. L’un des plus courants est celui du « smartcontract », des « programmes autonomes qui exécutent automatiquement des engagements, simples et complexes, sur la blockchain, sans nécessiter d’intervention humaine »3. Ainsi, « en cas de délais prévus dans un marché public, un retard dans l’exécution de la prestation déclencherait automatiquement des pénalités de retard »4.

L’association Energycities, en association avec l’Ademe, imagine une « utilisation dans un marché d’énergie locale ou régionale en ligne. La collectivité pourrait jouer le rôle nouveau d’intermédiaire, en agissant comme un matchmaker et coordinateur entre les producteurs d’énergie locaux et ses citoyens. À travers une plateforme blockchain en ligne, la collectivité rassemblerait les différents producteurs d’énergie locale et leurs offres, et pourrait aider ses citoyens à choisir un mix d’énergie abordable. Ce service énergétique permettrait non seulement de soutenir la lutte contre la précarité énergétique, mais aussi de garder la valeur économique de l’énergie sur le territoire, puisque l’ensemble des transactions seront faites à une échelle locale ou régionale. De plus, les petits producteurs d’énergie ne seront pas obligés de passer par le marché de gros pour vendre leur énergie, mais pourront le vendre directement aux citoyens. L’indélébilité, la transparence et l’efficacité de la blockchain garantiront la stabilité des opérations de cette plateforme5. »

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Un « passeport décentralisé du véhicule » pour lutter contre les fraudes

Le magazine en ligne L’ADN dédié aux tendances de société et innovations technologiques est également dans l’anticipation6. « Aujourd’hui il est très facile de falsifier le kilométrage d’un véhicule. Pour faire face à ces fraudes, des constructeurs (PSA, Renault) et des entreprises d’entretien (Midas, Norauto) travaillent à un « passeport décentralisé du véhicule » qui sera enregistré sur la blockchain. Celui-ci contiendra les informations relatives à la date d’achat, à l’état d’entretien, au kilométrage. Tout le monde pourra consulter ces informations, de manière universelle, ce qui rendra la fraude aux véhicules impossible. Si l’on se projette dans la ville intelligente de demain, tous les véhicules en seront équipés. En fait, cette même ville sera sillonnée de véhicules autonomes […], de vélos en libre-service ou de trottinettes électriques. Les utilisateurs pourront s’abonner à ce service pour se déplacer, et ils pourront librement passer d’un moyen de transport à un autre. C’est ce qu’on appelle la multi-modalité. La blockchain interviendra pour faciliter et fluidifier les transactions entre les différents opérateurs de service, en temps réel. Elle sécurisera des flux de datas ». En réalité, la blockchain a quelque chose de la technique littéraire du « cadavre exquis », chère aux surréalistes : c’est une catalysatrice de connexions et une créatrice de solutions.

En ces temps de défiance à l’égard des acteurs publics et de pression, sans cesse plus forte, sur les budgets locaux, la technologie blockchain pourrait, à ce titre, constituer un levier intéressant.

Michel Bauwens, informaticien belge et pionnier de l’économie du « pair à pair » estime que la blockchain repose sur « une vue du monde hyper individualisée, où il n’y a pas de collectif, de communauté […]. Certains y voient une augmentation de la capacité d’organisation des individus. »

Respecter un principe de prudence

Ce qui ne signifie pas que la blockchain imposera la « désintermédiation » et qu’elle révolutionnera à court terme les politiques publiques. D’abord, un principe de prudence s’impose. Dans le « cycle de la hype » de l’institut Garner – un outil statistique qui décrit l’évolution, notamment médiatique, de l’intérêt pour une nouvelle technologie –, « la technologie blockchain est placée dans la catégorie des attentes démesurées (peak of inflated expectations) »7. On pourrait même parler d’effet de mode. Le journaliste Sylvain Rolland donne l’exemple de la réalité virtuelle. « Même après la création du premier casque, par l’ingénieur Daniel Vickers dans les années soixante-dix, il a fallu attendre que l’industrie du jeu vidéo s’en empare dans les années quatre-vingt-dix […] pour que le grand public prenne conscience de son potentiel, sans toutefois l’adopter en raison de multiples freins, autant culturels que techniques. Ce n’est qu’aujourd’hui, en 2016, […] que les casques de réalité virtuelle commencent à se démocratiser8. » Il y a des « grands soirs technologiques » qui se font attendre.

Prémunissons-nous du « solutionnisme » numérique, selon la juste formule du penseur américain Evgeny Morozov. « Le solutionniste possède un marteau (le web, internet, de puissants ordinateurs, etc.) et tout ressemble à un clou. La réflexion sur les questions de société disparaît devant l’attrait de la nouveauté. »9

Vers de nouvelles pistes pour Paris

À Paris, cette précaution posée, une telle novation trouverait à l’évidence sa place dans l’éventail des solutions mises en œuvre par la municipalité. Cependant, en matière de politiques publiques, l’usage de la blockchain est prometteur mais reste très marginal ou, à tout le moins, embryonnaire. D’abord car le cadre juridique n’est pas totalement abouti. Mais des initiatives intéressantes ont émergé, comme l’Initial Coin offering pour financer du logement social aux États-Unis, ou l’ICO de la Banque mondiale et de la Banque fédérale d’Australie.

De notre côté, nous explorons plusieurs pistes de recherche :

  • tout d’abord, la gestion de l’état civil et, au-delà, de l’identité numérique. Aujourd’hui, le processus administratif reste complexe et implique avec une multitude d’interlocuteurs : communes de résidence et de naissance, préfecture, Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), etc. ;
  • ensuite le registre des associations : la lourdeur administrative d’enregistrement d’une création, d’une modification ou d’une dilution en préfecture pourrait faire l’objet d’une simplification radicale ;
  • le cadastre pour permettre une base d’enregistrement infalsifiable ;
  • les registres de diplômes pour faciliter l’accès aux services de ressources humaines et donc sécuriser une embauche éventuelle.

Cette promesse de modernisation grâce à la blockchain permettrait, à la fois, un gain de temps grâce à des procédures allégées mais aussi un gain d’efficacité par le croisement d’informations aujourd’hui éclatées. En ces temps de défiance à l’égard des acteurs publics et de pression sans cesse plus forte sur les budgets locaux, la technologie blockchain pourrait à ce titre constituer un levier intéressant.

La rencontre de la technologie blockchain avec les politiques publiques demeure donc à écrire. En réalité, on peut présumer que cette alliance ne se nouera pas de façon autonome, mais s’articulera au mouvement, plus global, de la révolution numérique qui, outre les politiques publiques, bouleversera nos vies, nos façons d’apprendre, nos modes de déplacement, les techniques de soins. Et en la matière, l’innovation technologique a toujours été une promesse pleine d’espérance.

3. Simon Poirot, avocat et fondateur d’Ethereum France, dans Zignani G., « Les effets de la blockchain sur les services juridiques des collectivités », La Gazette des communes 26 sept. 2017.
4. Zignani G., « Les effets de la blockchain sur les services juridiques des collectivités », op. cit.
5. Donnerer D., « Blockchain et transition énergétique : quels enjeux pour les villes », Energycities avr. 2018.
6. Hadjadji N., « À quoi sert la blockchain ? Donner des cours du soir en échange de la réparation de sa chaudière », L’ADN 15 oct. 2018.
7. Donnerer D., « Blockchain et transition énergétique : quels enjeux pour les villes », op. cit.
8. Rolland S., « Le “cycle du hype” ou la vie cahotique des innovations », La Tribune 18 août 2016.
9. Larousserie D., « Contre le solutionnisme numérique », Le Monde 6 oct. 2014.

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