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Les Entretiens Albert-Kahn : un objet de prospective territoriale non-identifié

Le 11 février 2023

Les dispositifs efficaces de prospective qui ont de l’impact sur les politiques de développement territorial ne sont pas si nombreux en France, mais les Entretiens Albert-Kahn (EAK) en font partie. C’est un objet rare dans le paysage de la prospective et de la vie des territoires.

Prospective et développement : chaque territoire sous-national conjugue ces deux termes à sa façon, pour penser et assurer son avenir – en fonction de son histoire, de sa géographie, de ses institutions, etc. Et chacun met en œuvre des dispositifs à cette fin correspondant à sa culture, pour rassembler les diverses communautés concernées : politiques, économiques, industrielles, financières, académiques, intellectuelles, administratives, etc.

Prenons quelques exemples, en allant à l’essentiel. Aux États-Unis, les acteurs se réunissent en général autour d’entrepreneurs high-tech qui dynamisent les localités. En Chine, ils sont ralliés par les cellules du Parti communiste qui maillent la nation. En Inde, des activistes de tous bords se rassemblent autour de projets spécifiques. En Allemagne, les divers acteurs débattent de manière ordonnée autour des édiles locaux. Au Moyen-Orient, les pouvoirs prennent l’initiative avec le concours d’experts étrangers.

En France, pays de tradition centraliste, l’État a toujours eu tendance à jouer un rôle important en dépit des réformes menées depuis une quarantaine d’années, et de mesures diverses pour donner la main aux acteurs locaux… En matière de prospective, ceux-ci restent souvent contraints dans des cadres bien définis pour contribuer aux plans d’action (les schémas de cohérence territoriale [SCoT]), ou bien encore, quand il s’agit de faire part de leurs idées, ils sont en général cantonnés dans un rôle consultatif, comme les conseils de développement créés au sein des communautés d’agglomération.

C’est dans ce contexte qu’il faut saluer l’initiative des EAK qui, depuis maintenant dix ans, joue un rôle clé pour éclairer le département des Hauts-de-Seine dans son développement, et qui rayonne même bien au-delà.

Rappelons quelques traits importants de cette initiative :

  • les autorités départementales, plus précisément son regretté président Patrick Devedjian, en sont à l’origine, prolongeant avec ces EAK les cercles de réflexion organisés dans sa résidence par un visionnaire-mécène du début du siècle précédent, Albert Kahn. Ainsi était donné à l’opération une profondeur historique et une symbolique de prospective, de générosité, et d’ouverture sur le monde ;
  • les EAK ont été définis comme un « laboratoire d’innovation publique », mettant ainsi l’accent sur le renouvellement des politiques publiques. Mais en même temps – et le terme de « laboratoire » en fait signe – il s’agit bien d’un lieu de réflexions et de recherches ayant vocation à éclairer l’exécutif, sans être directement lié à ses actions ;
  • les EAK ont abordé d’innombrables sujets d’importance pour la vie économique, sociale, politique, mais surtout d’intérêt direct pour la vie quotidienne des populations. Pour l’illustrer, citons simplement cinq thèmes parmi ceux qui ont fait l’objet des dix premiers entretiens : « Vivre ensemble », « Le droit à l’erreur », « Numérique et innovation dans l’espace public », « Les villes de demain » et « Sortir de la pauvreté » ;
  • pour s’ancrer précisément dans le concret, tout en gardant de la hauteur d’analyse, les EAK ont réuni systématiquement des panels comprenant sur les thèmes choisis : des praticiens du secteur privé, public ou associatif faisant part de leurs expériences, des chercheurs en sciences humaines et sociales réfléchissant sur ces expériences, des politiques ou des responsables administratifs faisant le lien avec la réalité du pouvoir et des exigences et compromis inévitables dans la conduite des sociétés ;
  • les EAK ont été ouverts à un large public : fonctionnaires territoriaux, notamment ceux du département des Hauts-de-Seine, membres de think tanks, personnels d’entreprises, citoyens concernés par les sujets, responsables associatifs, chercheurs et intellectuels. Mais, point important, on ne cherche pas à ce que les sujets et les débats fassent l’objet de restitutions ou commentaires dans les médias. Ce qui assure la possibilité d’échanges francs entre contributeurs, participants, élus, etc., ouverts aux critiques ;
  • enfin, chaque EAK a donné lieu à la publication d’un cahier, avec les contributions des intervenants restituant leurs communications, et une conclusion, rédigée par Carine Dartiguepeyrou, secrétaire générale, faisant la synthèse prospective des présentations et discussions. Ainsi, une mémoire à la fois riche et concise a pu être gardée et consultée à loisir.

Le point le plus important peut-être est le processus d’appropriation du concept et de l’exercice par la communauté dirigeante et administrative du département.

Ce sont ces traits, tous ensemble, qui ont fondé la réussite de ces EAK. Mais le point le plus important peut-être est le processus d’appropriation du concept et de l’exercice par la communauté dirigeante et administrative du département – jusque dans les services (techniques, par exemple) les moins concernés a priori. La plupart des élus et des fonctionnaires se sont sentis impliqués, sont devenus fiers de ces EAK, ont intégré l’idée de prospective et de vision de l’avenir dans leurs travaux, et, dans une certaine mesure, aménagé leurs actions en conséquence. Au fil des années, les idées apportées par les entretiens, les leçons des expériences qui y ont été présentées, ont fécondé diverses politiques mises en œuvre par le département comme l’illustre l’exemple du web des initiatives collaboratives (WIC) (voir encadré, p. 58).

Ainsi transformer la pensée en action – ce qui est si difficile à réaliser habituellement en France – s’est fait là presque naturellement, imprégnant le collectif pour le bénéfice des habitants.

Tels sont les secrets de la réussite des EAK. À vrai dire, c’est un objet rare dans le paysage de la prospective et de la vie des territoires. On a envie de dire que c’est un « objet de prospective territoriale non identifié » (OPTNI). Pas seulement en France, mais dans le monde plus généralement. Les dispositifs efficaces de prospective qui ont de l’impact sur les politiques de développement territorial ne sont pas si nombreux – surtout quand ils sont conçus comme de nature fondamentalement réflexive, pas même consultative, encore moins exécutive, comme le sont les EAK.

Il n’est pas si fréquent qu’une innovation française en matière administrative puisse être proposée comme exemple au monde. Cela devait être évoqué.

De fait, c’est une quintessence de l’esprit français qui a été mobilisé à bon escient : la capacité de réflexion analytique, le goût du débat, le sens du service public, le bon cadre territorial aussi, celui du département, créé par Napoléon sur un principe simple : un espace dont les limites peuvent être atteintes en une journée de cheval.

Une bonne prospective territoriale débouchant sur des actions concrètes est la clé pour la résilience des territoires. Cette résilience est devenue aujourd’hui le maître-mot des politiques publiques avec le réchauffement climatique qui accélère, aux conséquences très problématiques (évènements extrêmes, perte de biodiversité, etc.), avec la révolution numérique qui transforme la vie de chacun en profondeur et aura des impacts dans de multiples domaines (emploi, finance, sécurité, etc.), avec le vieillissement des populations qui crée de nouveaux besoins, tout en affectant le dynamisme des sociétés, etc.

Le web des initiatives collaboratives (WIC) des Hauts-de-Seine, une plateforme collaborative née des EAK

Un exemple, parmi de nombreux autres : d’octobre 2015 à mars 2016, une expérimentation départementale intitulée « Pour un renouveau des pratiques d’accompagnement social » a été menée en transversalité avec le laboratoire d’innovation publique, le pôle Solidarités et le pôle Aménagement et développement du territoire du département. Elle visait à mieux comprendre les besoins des publics accompagnés par les travailleurs sociaux et à identifier comment les initiatives collaboratives peuvent compléter l’offre traditionnelle de services. Une démarche d’identification des besoins et aspirations des personnes bénéficiant des aides sociales a été mise en place. Elle a permis le recensement ad hoc de près de 600 initiatives collaboratives réunies dans un guide papier. L’intérêt que ce guide papier a suscité auprès des travailleurs sociaux, ainsi que le constat qu’il pouvait être utilisé par une cible plus large que les bénéficiaires des aides sociales, a conduit à lancer le projet d’une plateforme numérique et interactive, le WIC des Hauts-de-Seine1.

Les points d’amélioration des EAK à l’avenir

L’initiative des EAK est très certainement perfectible. Le point le plus important, sans doute, est d’accroître encore les impacts sur les politiques publiques. Celles du département concerné au premier chef. Pour répondre à cette question, il faudrait réaliser une évaluation approfondie fondée sur des enquêtes de terrain. Elles permettraient de voir précisément comment et pourquoi les idées et propositions présentées et débattues pénètrent, ou non, le champ des politiques, quels secteurs elles ont, ou non, touchés, etc. Une telle évaluation devrait aussi prendre en compte l’essaimage au-delà du département, et prendre la mesure des effets sur les autres départements d’Île-de-France, dont les experts, fonctionnaires et autres ont été exposés à ces EAK.

En plus de la perfectibilité du dispositif des EAK, on peut s’interroger sur sa reproductibilité. Le modèle peut-il se diffuser largement sur le territoire national ? Une réponse circonstanciée s’impose. Il faut conjuguer plusieurs facteurs favorables : un exécutif au plus haut niveau convaincu de l’intérêt de l’exercice et capable de l’appuyer pendant des années, un corps de fonctionnaires territoriaux prêts à suivre, un vivier d’expertises et d’expériences suffisamment large dans lequel puiser, des ressources financières non négligeables (ne serait-ce que pour dédommager les conférenciers), et enfin une animatrice ou un animateur de qualité, et bien introduit(e) dans de multiples milieux. Réunir tous ces éléments n’est pas évident pour un territoire, encore moins pour une localité – le département étant sans doute l’espace territorial le plus approprié, car il offre à la fois la possibilité de disposer de masses critiques (d’expériences, de ressources) et celle de réunir des acteurs pas trop distants les uns des autres, tant géographiquement que dans leurs préoccupations.

C’est une quintessence de l’esprit français qui a été mobilisé à bon escient : la capacité de réflexion analytique, le goût du débat, le sens du service public, le bon cadre territorial aussi.

Le modèle serait sans doute adaptable dans ses principes – ceux que nous rappelions au début de cet article – dans nombre de pays, notamment de pays économiquement développés. C’est pourquoi il vaudrait la peine d’être promu à l’international dans des instances adéquates (conférences, organismes comme l’OCDE, etc.). Il n’est pas si fréquent qu’une innovation française en matière administrative puisse être proposée comme exemple au monde. Cela devait être évoqué.

  1. https://www.hauts-de-seine.fr/mon-departement/les-hauts-de-seine/missions-et-actions/attractivite-du-territoire-et-innovation/innovation/le-web-des-initiatives-collaboratives-des-hauts-de-seine
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