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Dossier

Les mutations du rôle de maire dans les petites communes

Village de Baroville, Aube.
Village de Baroville dans le département de l'Aube.
©Fotolia.
Le 5 avril 2019

Les maires des communes rurales et périurbaines ne sont plus seulement intercesseurs entre les services de l’État et la communauté villageoise. Depuis les lois décentralisatrices, leur pouvoir s’est considérablement accru, avec une plus grande marge d’action et de décision, mais aussi de « technicité », principalement à l’échelle intercommunale. Ils doivent aussi être détenteurs de compétences plus pointues en matière de gestion publique.

Résumé

Dans les campagnes des années soixante, les administrés attendaient de leur équipe municipale qu’elle incarne avant tout une certaine unité au sein du village, et non qu’elle satisfasse des exigences2. Aujourd’hui les maires construisent non seulement leur légitimité en déclarant vouloir agir et « se donner » pour leur commune, mais également en revendiquant leur capacité à agir, dans un contexte de décentralisation et de généralisation de la coopération intercommunale. À l’instar de leurs homologues urbains, les maires des communes rurales et périurbaines doivent impulser des projets et définir des stratégies de développement attestant de leur volontarisme et du dynamisme de leur territoire. S’ils veulent maximiser les chances de (re)conquérir la mairie, les prétendants au pouvoir municipal

se doivent désormais d’être tout à la fois « proches » de leurs administrés et impliqués dans des dispositifs d’action publique technicisés, principalement à l’échelle intercommunale. Bien entendu, les élus peuvent alterner, combiner et articuler ces deux registres – le « dévouement familier »/« notabilité locale » et la « compétence gestionnaire » – en fonction des contextes sociaux et des configurations locales. Mais cette diversité des registres d’action témoigne de la difficulté croissante d’endosser le rôle d’élu en « amateur » et probablement de comprendre les ressorts du « malaise » des maires évoqué de manière récurrente dans les médias avant chaque renouvellement municipal.

 Les catégories socioprofessionnelles qui permettaient traditionnellement d’accéder au pouvoir mayoral laissent progressivement place à des élus qui revendiquent une légitimité gestionnaire ou managériale et leur capacité à agir pour le développement local.

Le modèle du maire sédentaire, ayant ses racines familiales dans la commune où il travaille et où il a été incarné principalement par le maire agriculteur, est en perte de vitesse dans les campagnes. En effet, les critères qui conditionnaient le recrutement des maires ont évolué de manière significative ces dernières décennies. Le déclin de la population agricole, les pressions foncières grandissantes sous l’effet de la périurbanisation, l’arrivée de ménages urbains en lotissement ou encore l’établissement des résidences secondaires ont modifié, selon des rythmes variables et de manière inégale selon les territoires, la composition sociale des campagnes et leurs modes de représentations politiques. Les catégories socioprofessionnelles qui permettaient traditionnellement d’accéder au pouvoir mayoral laissent progressivement place à des élus qui revendiquent une légitimité gestionnaire ou managériale et leur capacité à agir pour le développement local. La généralisation de la mobilité résidentielle fait que le seul nom, la réputation familiale ou encore l’attachement au « lieu » ne suffisent plus pour parvenir à conquérir ou à préserver le pouvoir municipal. L’avènement de nouvelles structures de coopération intercommunale a renforcé ce renouvellement des formes traditionnelles d’action publique. Dans un contexte où la gestion publique tend aujourd’hui à absorber une part croissante des activités électives, celle-ci tend à transformer les compétences et qualités attendues des édiles. Le maire doit être présent sur le terrain municipal, se rendre disponible afin de répondre le mieux possible aux attentes de ses administrés. En même temps, il doit investir d’autres arènes de décision, comme les communautés de communes ou les communautés d’agglomération – puisqu’un transfert important de compétences a été opéré – pour faire entendre la voix de sa municipalité, s’intégrer dans des projets de développement de territoire, obtenir des équipements. Les valeurs attachées à la personne (« notabilité locale ») et au « dévouement » (« proximité », disponibilité, écoute, services personnalisés, etc.) bien que toujours présentes, tendent de plus en plus à être suppléées par de nouvelles formes de ressources à mobiliser par les candidats (compétences techniques et/ou entrepreneuriales) à la mairie.

Glissement des registres de légitimité politique et évolutions du profil socioprofessionnel des maires

Le maire, y compris au sein des plus petites collectivités, n’est plus seulement intercesseur entre les services de l’État et la communauté villageoise. Depuis les lois décentralisatrices, le pouvoir des maires s’est considérablement accru. Le rôle a évolué dans le sens d’une plus grande marge d’action et de décision. Avec l’arrivée de nouvelles populations ayant conservé leurs exigences en matière d’équipements et de services les maires doivent également satisfaire des attentes – inspirées des modes de vie « urbains » – qui ne s’exprimaient pas sous cette forme. Ces attentes supposent la détention de compétences et la maîtrise de savoir-faire et connaissances plus pointus en matière de gestion publique dont les élus sont inégalement dotés.

L’affirmation de nouvelles préoccupations autour desquelles se reformule la politique municipale se traduit par une évolution du recrutement social des élus. Qu’on l’observe sur le court-terme ou sur une période plus longue, le déclin numérique des agriculteurs est un des traits les plus marquants de l’évolution de la représentation politique des petites communes. L’enquête par questionnaire réalisée en Picardie en 2012 auprès des maires des communes de moins de 3 500 habitants l’atteste : en 1965, 70 % des maires de la région étaient agriculteurs (ou agriculteurs retraités), contre 20 % en 2012. Leur poids dans les mairies a fortement diminué même s’ils restent surreprésentés à la tête des conseils municipaux par rapport à leur poids dans la population active. Si ce déclin de la représentation des agriculteurs peut être relié avec leur marginalisation au sein de la population active et la crise de reproduction sociale et symbolique de ce groupe socioprofessionnel3, d’autres facteurs expliquent cette situation. Les agriculteurs résistent mieux dans les communes de petite taille (moins de 200 hab.) du « rural profond », plus homogènes du point de vue de leur composition sociale et les plus éloignées des centres urbains. Cependant, dans les communes périurbaines picardes, à proximité des villes, le recul des agriculteurs est beaucoup plus marqué et plus précoce. Dans les villages où la population s’accroît et se diversifie socialement et où les enjeux locaux se revitalisent, celle-ci désigne des élus issus porteurs d’un autre modèle de gestion municipale. L’élection de nouveaux résidents, sans aucune attache familiale dans le village occupant des professions socialement « valorisantes » et recrutés pour leur profil d’« experts » est un signe supplémentaire de la prédominance de cette légitimité à dominante technique : connaissance des dossiers, mise en forme de projets municipaux, insertion dans des réseaux politico-administratifs. S’ils ne sont pas des « gars du coin »4, ils se sont insérés dans la vie communale jusqu’à investir la scène politique municipale. Cette transition correspond à un lent processus d’obsolescence du « capital d’autochtonie »5 qui profite le plus souvent aux catégories sociales supérieures (cadres d’entreprise et du secteur public, ingénieurs, professeurs) et moyennes (instituteurs, fonctionnaires de catégorie B, techniciens principalement) en raison de la présomption de compétence dont ils jouissent6. Ainsi, le mode de légitimité des élus qui repose exclusivement sur la « proximité » et le « dévouement familier » (le maire « paternaliste »), tend progressivement à se déprécier.

Si l’apolitisme reste toujours un puissant ressort de l’engagement villageois chez l’ensemble des édiles, les formes classiques du dévouement se révèlent moins adaptées aux exigences croissantes de la « bonne gouvernance » municipale qui privilégie la possession de compétences techniques. Les agriculteurs « modernistes », insérés dans des réseaux d’interconnaissance localisés, et très impliqués dans les organisations professionnelles agricoles, familiarisés avec les techniques managériales, la prise de parole en public et les rouages administratifs, résistent le mieux à ces reconfigurations sociales et politiques. Pouvant user à volonté de l’interconnaissance et de la familiarité avec leurs administrés, ils apparaissent aussi auprès des nouvelles populations comme des élus capables de mobiliser et rassembler autour de projets structurants en raison de leurs savoir-faire en matière de d’action publique. Quant aux autres agriculteurs, ceux n’étant pas, en raison de la faiblesse de leur capital culturel, et/ou ne disposant pas d’un « capital militant »7 à reconvertir sur la scène municipale leur permettant de s’ériger en entrepreneur du développement local, le succès électoral devient de plus en plus aléatoire. À l’« ethos du dévouement » se substitue progressivement un « ethos de la compétence »8. La détention de savoir-faire gestionnaire devient incontournable pour s’imposer dans un contexte de recomposition des territoires et de multiplication des niveaux de gouvernement local (intercommunalités, pays) où il s’agit de défendre les intérêts de leur territoire, de capter des ressources et d’obtenir des compromis avantageux9.

À l’« ethos du dévouement » se substitue progressivement un « ethos de la compétence ». La détention de savoir-faire gestionnaires devient incontournable pour s’imposer dans un contexte de recomposition des territoires et de multiplication des niveaux de gouvernement local (intercommunalités, pays) où il s’agit de défendre les intérêts de leur territoire, de capter des ressources et d’obtenir des compromis avantageux.

Du dévouement villageois au professionnalisme communautaire

La généralisation de l’intercommunalité à fiscalité propre et la récente refonte de la carte intercommunale en 2016, issue de la loi NOTRe10, ont imposé des fusions de communautés et conduisent les maires à intégrer des intercommunalités de plus en plus grosses. Dessaisis des dossiers stratégiques qui sont désormais arbitrés au niveau des arènes intercommunales, les maires doivent s’approprier de nouveaux dispositifs d’action publique et investir des scènes politiques inédites.

Le mode de fonctionnement des communautés peut déstabiliser des élus, qui n’étant pas dans leur immense majorité des professionnels de la représentation politique, sont confrontés à la présence de nouveaux savoir-faire et savoir être auxquels ils n’étaient pas forcément préparés. Déconcertés face à la diversité des compétences exercées par la structure (« dur de s’y retrouver », « ça nous dépasse »), les maires évoquent les difficultés qu’ils rencontrent. D’une part, ils font part de leur incapacité à émettre un avis éclairé sur des décisions et projets communautaires de plus en plus complexes. D’autre part, ils peinent à raisonner sur des budgets qui leur semblent démesurés avec ceux qu’ils gèrent dans leurs communes. Les délégués reçoivent par ailleurs les documents dans la plupart des cas très peu de temps avant la réunion du conseil communautaire où ces projets devront être soumis au vote. Les raccourcis langagiers, sous-entendus ou autres expressions linguistiques familières, très fréquents dans la sphère municipale, laissent place à un vocabulaire beaucoup plus « noble », dépersonnalisé, beaucoup plus technique et plus formel, estimé identifiable et partagé par l’ensemble des agents en présence, mais pourtant tout autant censitaire.

Les maires les plus investis dans l’action intercommunale s’accommodent très bien du mode de fonctionnement des arènes intercommunales en raison de la détention de compétences et aptitudes ajustées aux conditions nouvelles d’exercice de leur rôle. D’autres, en revanche, tendent à vivre l’intégration intercommunale sur le mode du « déclassement » institutionnel et restent cantonnés au rang de simples « spectateurs » du jeu politique intercommunal. La participation active des différents élus au processus intercommunal, et plus encore aux pratiques de négociation, constitue un gage de prise en compte de leurs intérêts respectifs. Or, tous les élus des petites communes ne disposent pas de moyens égaux pour le faire. Certains maires y sont bien préparés, alors que d’autres, au contraire, sont mal à l’aise sur cette nouvelle scène politique et ne savent pas s’y imposer ou s’en saisir. En fait, l’espace intercommunal tend à instaurer un nouveau clivage entre ceux qui sont pourvus de cette compétence de la négociation et les autres qui ne peuvent l’utiliser pour faire progresser les intérêts communaux au sein de l’institution intercommunale. Cette compétence nécessite une maîtrise de l’information communautaire, et plus encore un travail politique d’objectivation et de mise en forme des intérêts qu’il convient d’inscrire dans les discussions intercommunales. Cela implique tout un travail préalable de prise de conscience, de mise en forme et d’expression de ces intérêts. La capacité à évoluer avec aisance dans le jeu intercommunal, à appréhender ses enjeux, à maîtriser les interactions complexes produites par des chaînes d’interdépendances toujours plus longues – notamment en raison de la multiplicité des « acteurs » qui y interviennent – l’art du placement qu’elles requièrent pour y faire prévaloir ses vues et ses intérêts d’élus, ne se distribuent pas socialement au hasard. Ceux qui sont dotés de ces compétences, grâce à leur participation très active dans les commissions, ou leur présence au bureau lorsque ce dernier est ouvert aux autres élus que les seuls président et vice-présidents, peuvent acquérir progressivement une position privilégiée dans le processus de redistribution des ressources politiques communautaires. Voilà pourquoi ces maires tendent alors à délaisser plus aisément le discours traditionnel de la défense des communes, pour se faire les chantres d’une approche plus syncrétique en tentant de réconcilier l’affirmation des prérogatives de l’institution intercommunale et le respect des prérogatives communales. Les dispositions et les valeurs promues par la réorganisation de la coopération intercommunale sont moins celles du « dévouement », qui prévaut encore sur le terrain communal, que la compétence et l’efficacité.

Pour comprendre les rapports contrastés des maires à l’égard de la coopération intercommunale, il faut donc s’affranchir de schèmes explicatifs spontanés les analysants comme l’expression d’un clivage entre des attitudes « ouvertes » (modernité politique) et « fermées » par essence (archaïsme, esprit de clocher etc.). Il faut s’interroger sur les formes de domination politique engendrées par le renforcement de la coopération intercommunale, ne serait-ce que pour saisir la capacité différenciée des élus à se saisir de ces nouveaux outils, de plus en plus techniques, d’administration des territoires qui, privilégiant une gestion tournée vers le projet, le progrès, le développement, véhiculent de nouvelles valeurs (efficacité technique, rentabilité économique) n’entrent pas de manière évidente en correspondance avec une logique dit « du cadre domestique »11. En pratique, ces politiques publiques restent prises dans des relations de dépendance et tous les maires ne disposent pas des ressources suffisantes pour les convertir en opportunité.

Pour aller plus loin

  • Barone S. et Troupel A. (dir.), Battre la campagne. Élections et pouvoir municipal en milieu rural, 2009, L’Harmattan.
  • Girard V. et Rivière J., « Grandeur et décadence du “périurbain”. Retour sur trente ans d’analyse des changements sociaux            et politiques », Métropolitiques 3 juill. 2013 ;
  • Le Bart C., Les maires. Sociologie d’un rôle, 2003, Presses universitaires du Septentrion.
  • Vignon S., « Des maires en campagne(s). Transformations des répertoires de mobilisation électorale et des registres de légitimité politique dans les mondes ruraux », Politix 2016/1.
  1. Sébastien Vignon est également chercheur au Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique-Épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS). Il a soutenu en novembre 2009 une thèse de Sciences Politiques consacrée au rôle de maire dans les petites communes.
  2. Kesselman M., Le consensus ambigu, 1972, Éditions Cujas.
  3. Champagne P., L’héritage refusé, 2002, Seuil.
  4. Rénahy N., Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, 2005, La Découverte.
  5. Retière J.-N., « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix 2003, no 16.
  6. Ces deux catégories socioprofessionnelles (actifs et retraités) représentent, en 2012, 68 % des maires de Picardie interrogés par questionnaire.
  7. Matonti F. et Poupeau F., « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales 2004, no 155.
  8. Retière J.-N., « Être sapeur-pompier volontaire. Du dévouement à la compétence », Genèses juin 1994, no 16.
  9. Vignon S., « Les maires des petites communes face à l’intercommunalité. Du dévouement villageois au professionnalisme communautaire », Pouvoirs locaux I-2010, no 84.
  10. L. no 2015-991, 7 août 2015, portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ».
  11. Boltanski L. et Thévenot L., De la Justification. Les économies de la grandeur, 1991, Gallimard.
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