Revue
DossierLes nouveaux habits du développement territorial
Comment les territoires, entre désengagement de l’État et foisonnement d’initiatives citoyennes, réinventent-ils leurs propres chemins de développement ? Ce numéro d’Horizons publics explore ces dynamiques complexes où collectivités, acteurs associatifs et entrepreneurs coopératifs tentent, chacun à leur manière, de redonner sens à l’action collective et au projet territorial.
Le développement territorial n’a pas surgi, un beau jour, dans la littérature académique comme un antidote magique à la crise du système économique dominant. Il résulte d’un cheminement tortueux et complexe, avec des hauts et des bas, des enthousiasmes et des revirements. L’approche territoriale s’inscrit dans une tentative historique d’articuler marché et contexte spatial. Ce numéro d’Horizons Publics s’intéresse au fait de savoir si cette dynamique s’est accompagnée, pour les acteurs locaux, de formes d’apprentissages collectifs ; de caractériser les logiques propres des Collectivités Territoriales et des acteurs associatifs, particulièrement actifs sur le champ du développement local. Et enfin, de déterminer la place de l’entrepreneuriat dans les écosystèmes du développement proprement territorial.
Depuis un siècle, on observe une forte résilience du capitalisme, qui se reproduit et se transforme, adoptant de nouvelles formes construites au travers de crises économiques et sociales profondes, dont la crise de surproduction de 1929 et la crise du fordisme des années 1980. Ces formes s’inscrivent dans des trajectoires régulatrices, d’abord par l’intermédiaire de la part importante que prend l’État dans la mise en œuvre de stratégies de développement axées sur la capacité de l’acteur public à permettre la croissance régulière et ininterrompue de la consommation. Plus tard, par suite de la crise du fordisme, la gouvernance du capitalisme vire vers le New Public Management, qui inscrit les principes du néolibéralisme dans la gestion des États et des régions, voire des collectivités de proximité.
Cependant, l’amplitude des turbulences récentes semble indiquer que l’idée même du développement entre aujourd’hui en crise, et non plus uniquement celle de la croissance. La notion de développement est consubstantielle au système capitaliste auquel a abouti la société occidentale, dont l’un des aspects les plus importants réside dans l’exploitation de la nature au profit de la croissance économique.
Ce contexte a pesé dans l’évolution des représentations et de la place des théories du développement local en France et en Europe.
Avant même d’envisager une approche territoriale, les politiques ont tenté de réintégrer la diversité de la société dans les réalités économiques. La constitution de la science régionale a permis d’aller vers la prise en compte de la notion de territoire, à travers des premiers modèles qui ont positionné dans l’espace la production par rapport au lieu de consommation. Ainsi, la crise de 1929 aux Etats-Unis a fait évoluer la fonction de l’espace vers une dynamique cumulative impulsée par les entreprises et les logiques d’investissement. Puis, l’avènement de la théorie de la domination dans les années 70 montre les liens entre les théories de l’espace et les rapports dominants/dominés. Enfin, la globalisation de l’économie s’est accélérée avec le choc pétrolier de 1973, amenant à construire les théories des sciences territoriales qui permettent de comprendre les croissances différenciées des villes entre mégalopoles et villes rétrécissantes.
La bifurcation des systèmes productifs localisés a permis d’aller vers une approche systémique du territoire. Lors de la période de la fin du fordisme triomphant, un nouveau tournant dans le rapport au développement de l’espace économique va se manifester à travers des approches multidimensionnelles ancrées dans la société. L’espace n’est alors plus un simple support de l’activité économique, les notions de clusters, de districts industriels se développent dans l’industrie, la production agricole et alimentaire. L’espace économique est replacé comme un construit d’acteurs (Piore et Sabel, 1984) et intègre l’espace et l’innovation à travers la notion de milieux innovateurs (Camagni, Maillat, 1995). Une conception du développement territorial, plus orientée vers l’entrepreneuriat individuel et tributaire d’une certaine densité des activités et de la démographie, se fait jour.
Il y aurait donc un véritable « effet territoire » lié au contexte historique, culturel et de savoir-faire accumulé sur le territoire.
On peut donc proposer la définition suivante de la dynamique territoriale : « Le développement territorial est une rencontre d’acteurs, dans un référent spatial qui fait deux choses : révéler et mettre en œuvre des solutions à des problèmes communs » (B. Pecqueur 1989). Autrement dit, les dynamiques territoriales peuvent être considérées comme des machines à résoudre des problèmes, au même titre que le marché ou les politiques publiques.
La « cannibalisation » du développement territorial par les politiques publiques locales
L’émergence de la question territoriale, déjà sensible lors du mouvement des réformes régionales en Europe dans les années 1970, aura été marquée pour la France, par l’avènement en 1982 et 1983 des lois Defferre sur la décentralisation. Les collectivités territoriales se voient dotées de compétences nombreuses qui renforcent leur autonomie et consacrent leur pouvoir d’action en matière de dynamique territoriale. Le territoire est alors ramené à un espace support, un contenant correspondant à l’espace de référence des élus (commune, canton, département, etc.). En 1999, deux ensembles de lois vont également chercher à renforcer les initiatives citoyennes (loi Voynet instaurant les Pays et les conseils de développement) et l’action des collectivités locales (loi Chevènement qui crée différentes formes d’intercommunalité afin de renforcer les pouvoirs locaux).
À partir des années 2005, la notion de « développement local » s’est enrichie d’une orientation plus grande envers la protection de l’environnement, puis vers la question des transitions, donnant une plus grande place aux acteurs non institutionnels, aux acteurs associatifs, aux usages citoyens, qui s’emparent de « nouvelles » politiques publiques, y compris au sein des milieux ruraux, comme la santé, la mobilité, l’éducation, le numérique, l’innovation sociale ; les dynamiques territoriales ne sont alors plus seulement d’essence institutionnelle. Le développement territorial ne recouvre plus seulement une capacité d’adaptation à la mondialisation, il s’en autonomise. Même le terme « développement » peut être remis en question.
Par ailleurs, la complexité résultant des différents ajouts institutionnels (le « mille-feuille » des collectivités décentralisées) d’une part, et la pression de la mondialisation d’autre part, ont conduit les pouvoirs publics centraux à rechercher une simplification qui va fortement prendre l’aspect d’une régression. La dynamique de « bassin de vie » a moins le soutien de l’Etat qui abandonne la politique des « pays » et privilégie le recours à des dispositifs financiers complexes comme les contrats de Plan Etat-régions (pourtant nécessaires). La loi NOTRe, votée en 2015[1], prévoit notamment, une réduction du nombre de régions (passant de 22 à 13), le transfert aux régions et aux intercommunalités de la compétence économique et de l’Aménagement du Territoire, et la suppression de la clause générale de compétence. Ces modifications législatives constituent un nouveau tournant. Les départements et les communes perdent en capacité d’action au profit des intercommunalités et des régions. Le développement territorial et les initiatives citoyennes se découplent des politiques publiques locales et sont plutôt dans une dynamique d’affaiblissement, alors qu’elles auraient un rôle à jouer dans la solution aux crises du système dominant. Cela nécessitera, de manière certaine, de changer radicalement de contrat tacite entre collectivités et citoyens : ce chantier est ouvert.
La recherche de cohérence territoriale, un enjeu crucial d’avenir
Pour tenter de mieux articuler les différentes dimensions du développement territorial, trois préoccupations scientifiques et politiques devraient être mieux prises en compte en 2025, pour enrichir le contenu du « développement local », devenu « développement territorial », par l’émergence de la notion systémique de « territoire ».
- Articuler les différentes échelles d’intervention des politiques publiques
Pour illustrer cette orientation, on peut citer des politiques publiques qui ne se situent ni sur les mêmes échelles, ni sur les mêmes enjeux comme, par exemple, l’intention d’enrichir une politique de développement économique local par la mise en place d’une offre de formation (générale, technologique, professionnelle). Ou la régulation des désynchronisations des temps quotidiens et l’articulation nécessaire entre les sphères productive, sociale et intime. La question des temporalités et des rythmes s’applique aussi dans l’appréhension des actions à conduire à court et moyen terme dans le domaine de la lutte contre le changement climatique, ou, sur un autre plan, sur l’affermissement des liens sociaux intergénérationnels.
- Accroître et renforcer la coopération territoriale
Plusieurs registres d’action sont à évoquer à ce propos : la difficulté d’articuler la coopération verticale entre différents niveaux de décision et la coopération horizontale propre à l’inter-territorialité ; la difficulté de concevoir des alliances territoriales à des échelles très locales (en matière de commerces, d’offres de mobilité, de complémentarités de zones artisanales…), surtout en milieu rural et peu dense ; a contrario, on assiste à l’émergence des premières coopérations entre milieux sociaux innovants et les milieux scientifiques, créatrices de dynamiques de « recherche et développement ». Et à l’apparition de nouveautés d’innovation sociale, comme les tiers-lieux qui combinent des dimensions économiques, culturelles, sociales et créatives.
- Etendre et valoriser ce que recouvrent les « ressources territoriales »
De nombreux thèmes de politiques locales ont d’abord été appropriés par des acteurs non institutionnels avant de faire l’objet de partenariats avec les institutions locales : l’alimentation, la culture biologique ou raisonnée, la mobilité, la protection de l’environnement, l’économie circulaire. Mais ils se heurtent à la difficulté de concevoir et d’animer dans le temps long les dispositifs d’« interfaces » entre la société civile et les institutions. Par exemple, comment faire tenir dans le temps les Plans Alimentaires Territoriaux, quelle place pour chacun des acteurs et des collectivités dans ces interfaces ? De même, le contenu des projets des territoires institutionnels illustre le décalage aujourd’hui avec l’ensemble des dynamiques territoriales, décalage qui peut s’étendre à l’appréciation des « biens communs » comme véritables ressources locales (eau, paysages, marques d’appartenances). En somme, il s’agit bien de réhabiliter les spécificités locales face à la tentation de standardisation des politiques publiques.
On assiste aujourd’hui à l’implantation plus robuste d’expérimentations de développement territorial qui tentent de combiner, dans le temps long, les initiatives d’acteurs divers, les volontés de « développement » des collectivités territoriales, l’accompagnement de l’Etat et de ses agences, sans s’inscrire a priori dans un cadre normatif ou un dispositif financier qui peut apparaitre contraint, dans une première approche. L’Entrepreneuriat Coopératif Territorial (ECT) qu’adopte Clus’Ter Jura va dans ce sens, car il s’attache simultanément à repérer de nouveaux usages ou de nouvelles pratiques, souvent qualifiées de solidaires, et à mettre en lien ces initiatives avec les collectivités locales, pouvant conduire à modifier leurs modes d’intervention à l’égard des publics. Restent, à ce stade, deux limites à dépasser, là comme ailleurs : la contraction des budgets publics et la possibilité de les accorder avec du financement privé sans atténuer les valeurs collectives qui animent les projets ; et face aux dynamiques citoyennes dont on reconnait enfin aujourd’hui leur apport en matière de « développement local », le terme « entrepreneuriat » est-il suffisamment révélateur des dynamiques que Clus’Ter Jura accompagne ? Quelle place faire aux notions d’entrepreneuriat et d’écosystème pour élargir la vision du développement territorial au-delà du développement économique ?
Le territoire, une notion au cœur de la science régionale
La naissance de la science régionale dont on peut distinguer les étapes suivantes :
- Intégrer l’espace physique dans l’évolution des sociétés a toujours été une très grande difficulté pour la pensée économique, fondée sur un raisonnement hors sol dans lequel la « main invisible » d’Adam Smith n’est pas située. C’est donc naturellement chez les géographes, que l’on trouve les premiers modèles expliquant comment se positionne, dans l’espace, la production par rapport au lieu de consommation. Von Thünen (1826) détermine la localisation de productions agricoles différenciées, selon des cercles concentriques autour du marché, selon le principe pour lequel c’est le coût de transport qui, ajouté au coût de production, renseigne sur la localisation plus ou moins proche du marché, au centre du cercle. D’autres modèles, fondés sur l’optimisation des localisations des produits par rapport au marché (Weber, Christaller, Lösch, etc.), suivront.
- La science régionale va réellement émerger dans le contexte particulier de la crise de 1929 aux Etats-Unis et de la seconde guerre mondiale. On peut considérer que la politique du « new deal » impulsée par Roosevelt dans le but de sortir de la crise, inaugure la fonction de regional planning. La fonction de l’espace évolue vers une dynamique cumulative, impulsée par les entreprises et de la force des investissements injectés dans l’économie (Rosenstein-Rodan, 1961). De son côté, Perroux (1950) invente la notion d’espace polarisé.
- Dans les années soixante-dix, l’avènement d’une théorie de la domination est inspirée par l’analyse philosophique de Lénine sur l’impérialisme. Ce courant de recherche s’est surtout développé dans les pays anciennement colonisés. Cette analyse introduit le rôle de l’espace comme discriminant les lieux de production entre un centre et des périphéries (Amin 1976). Les deux types d’espace entretiennent des relations déséquilibrées de transfert de valeur qu’A.Emmanuel a analysé comme un « échange inégal » (1972). La géographie critique de David Harvey (2001) reprendra plus récemment cette analyse fondée sur le rapport social dominant/dominé.
- La dernière étape de ce balayage succinct de la construction de la science régionale, avant de passer aux sciences territoriales, est dominée par la globalisation des économies qui s’est accélérée après le « choc pétrolier » de 1973. Les effets de contagion et de dépendance des nations s’amplifient. Le phénomène de croissance urbaine, notamment dans les villes du Sud, ont pris une grande ampleur. P. Krugman (1997), théoricien de la globalisation, a repris certains aspects des travaux de Perroux sur l’espace polarisé, pour fonder une « nouvelle économie géographique » et permettre de comprendre les croissances différenciées des villes entre mégalopoles et villes rétrécissantes (shrinking cities).
Bifurcation des systèmes productifs localisés : vers une approche systémique du territoire
Une évolution notable des structures productives est apparue dans les années soixante-dix. Cette période correspond aux crises pétrolières, mais aussi à un palier (provisoire) de la productivité. On peut situer à ce moment la fin du fordisme triomphant et l’entrée dans un moment incertain de mutation longue appelé, faute de mieux, « post fordisme ». Il s’agit bien d’un nouveau tournant dans le rapport du développement avec l’espace économique qui va se manifester à travers des approches multidimensionnelles ancrées dans la société. Ce renouveau bouleverse la science régionale en quittant l’hypothèse d’un espace simple support de l’activité économique. Il se diffuse dans la littérature internationale autour des notions de cluster et de districts industriels qui se déclinent dans l’industrie, mais aussi dans la production agricole puis, plus récemment, dans la production alimentaire.
Ainsi, les économistes italiens ont fait ressurgir les observations formulées par A. Marshall au début du siècle qui évoquait l’existence de « district industriels » (Becattini, 1979). Ultérieurement des convergences très fortes avec cette dynamique territoriale seront soulignées par Porter et Ketels en 2009. Sur le modèle des systèmes productifs locaux, qui est une version adaptée au cas français des districts italiens, se développe la notion de Systèmes Agroalimentaires Localisés (SYAL, Muchnik et Sautier (1998)).
Cette approche systémique de la production constitue un tournant épistémologique que Piore et Sabel (1984) ont mis en évidence à travers l’idée de spécialisation flexible. Ce corpus théorique replace l’espace économique comme un construit d’acteurs. Elle intègre l’espace et l’innovation à travers la notion de milieux innovateurs (Camagni 1995, Maillat 1995). Il s’agit d’une illustration du principe de construction territoriale par les acteurs. Les auteurs européens réunis dans un Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs (GREMI), ont mené des études sur les milieux industriels qui montrent les différentes capacités d’adaptation d’un territoire à un saut technologique. L’apport des compétences, des ressources humaines, de la société des savoirs, de l’innovation sociale qui les caractérisent, sera bientôt fragilisée par la puissance de la métropolisation et les premiers effets de la concentration économique. Une conception du développement territorial, plus orientée vers l’entrepreneuriat individuel et tributaire d’une certaine densité des activités et de la démographie, se fait jour.
Il y aurait donc un véritable « effet territoire » lié au contexte historique, culturel et de savoir-faire accumulé sur le territoire.
Emergence de la notion de territoire
Pour comprendre la notion de territoire, il faut nécessairement combiner le territoire concret ou institutionnel et le territoire abstrait ou fonctionnel qui sont des réalités distinctes mais nécessaires. En effet, le territoire concret est celui des institutions qui notamment pourvoit au financement des projets et le territoire abstrait reflète la volonté des acteurs concernés (les stakeholders). Les deux espaces ne se recouvrent pas complètement mais sont liés. Pour être précis, le territoire concret concerne tous les résidents habitant au sein du périmètre politico-administratif considéré. Le territoire abstrait met en mouvement la partie des résidents concernée par le problème qu’ils ont en commun ; il est donc moins strictement délimité que l’espace concret et peut revêtir un caractère provisoire, lorsque l’objectif de solution au problème commun des acteurs est résolu, ou lorsqu’il s’avère que les conditions de construction ne sont pas réunies (Royoux, 2022). Le territoire concret est un cadre passif pour l’action citoyenne, tandis que le territoire abstrait est un espace d’action proactif, mais relativement fragile et qui peut donc disparaître.
[1] LOI n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République