Revue
Anticipations publiquesLes territoires, acteurs incontournables de la transformation écologique et sociale
Comment accélérer la transition écologique et sociétale sur les territoires, et quel rôle la prospective peut y jouer ? Pour répondre à cette ambition, la Société française de prospective (SFdP)1, en partenariat avec les Entretiens Albert-Khan (EAK)2, a organisé le 9 novembre 2023 une journée exploratoire d’étude et de partage intitulée « De la prospective à l’action : les territoires au cœur de la transition écologique et sociétale » 3.
Pourquoi cette journée ?
Trois objectifs étaient visés : partager les démarches prospectives portées par des territoires en privilégiant les différentes échelles, valoriser ces actions en cours avec différents niveaux de maturité et différents horizons temporels (2030, 2040 et 2050) et poser quelques principaux enjeux méthodologiques.
Notre souhait était de convier une diversité d’acteurs représentant la richesse et la variété des initiatives menées dans les territoires.
Ainsi, les villes étaient représentées par Évian-les-Bains et Besançon, l’échelle départementale par les Hauts-de-Seine, et l’échelle régionale par la région des Hauts-de-France. Ont également pris part à cette journée l’établissement Paris-la Défense ainsi que le programme transition énergétique et sociétale (TES) en Pays de la Loire regroupant la région, la métropole, le département et les intercommunalités.
Cette journée a permis d’aborder différentes démarches prospectives à différentes échelles territoriales et temporelles ; des propositions méthodologiques avec un essai de typologie des différentes démarches prospectives et une mise en perspective de la planification écologique versus la prospective territoriale ; une liste de compétences et de capabilités essentielles pour la mise en œuvre ; et enfin, l’identification de freins à lever et de leviers à activer pour réussir la transition écologique et sociétale.
Identifier les interstices dans lesquels se dessinent les changements à venir
Appréhender un territoire sur le long terme nous invite à étudier le croisement entre l’humain, la technologie et la nature. Ainsi, identifier et mesurer l’impact des méga-tendances sur un territoire donné sont un premier point de départ pour appréhender les futurs possibles et en comprendre les grandes trajectoires. Nous avons proposé sept méga-tendances potentiellement agissantes sur la transition écologique et sociétale des territoires à l’horizon 2050.
Tout d’abord la dimension démographique et sociale avec le vieillissement de la population, l’augmentation des inégalités sociales et de richesse ainsi que l’apparition de nouvelles valeurs. L’énergie et l’environnement caractérisés par l’impact carbone de l’urbanisation dominante et la nécessité de converger vers une décarbonation. L’accès aux ressources et la gestion des rejets mis en exergue par le dépassement de six des neuf limites planétaires. La technologie et le numérique, transformateurs et destructeurs d’emplois et générant des questions éthiques concernant le développement de l’intelligence artificielle (IA). L’analyse de la socioculture indiquant une extrême polarisation des sociétés au niveau mondial sur les valeurs, leurs aspirations et leurs besoins (entre sécurité versus religion, savoir versus croyance, spiritualité versus communautarisme, traditionalisme versus progressisme, etc.). Un « changement de paradigme culturel » est également envisagé, celui d’une recherche d’émancipation, d’individuation, de différenciation par opposition à l’individualisme. La globalisation et la géopolitique qui se caractérisent par des signes de ralentissement de la mondialisation, de recentrage et de relocalisation. Enfin, la politique et les territoires, représentés par des différents enjeux (décentralisation, qualité démocratique, capacité de tisser des alliances et des partenariats, subsidiarité descendante et ascendante ainsi que la souveraineté) qui peuvent entraîner des conséquences majeures sur les territoires et la transition écologique et sociétale.
Ne pas subir le futur, mais le construire
La vitesse des changements auxquels nous assistons transforme notre caractérisation du monde dans lequel nous vivons, passant d’un monde VUCA (« volatily, uncertainly, complexity, ambiguity », pour « volatil, incertain, complexité, ambiguïté ») à un monde pouvant désormais être qualifié de « BANI » (« brittle, anxious, non-linear, incomprehensible », pour « fragile, anxieux, non linéaire, incompréhensible »). Ce n’est donc plus la notion d’« optimum » qu’il faut privilégier (comme dans l’ancien monde du décideur « rationnel »), mais la permanence d’équilibres qu’il convient de maintenir. Dans ce contexte, il apparaît essentiel de construire un futur autour de valeurs, d’ambition et de priorisation, puis d’élaborer des modèles de gestion des risques.
Quatre scénarios types ont été décrits : celui d’un monde devenu « neutre carbone » à l’horizon 2050, celui d’un monde planétairement durable conformément aux objectifs de développement durable, un monde piloté et réactif organisé autour d’une gouvernance reposant sur le classique schéma IAD d’Elinor Ostrom4, et enfin celui d’un monde réconcilié avec le vivant basé sur un équilibre ternaire harmonieux entre le conceptuel, le concret et le sensible.
Cheminer dans le double cadre spatio-temporel
Au-delà des objectifs visés à moyen et long terme, les territoires doivent faire face à une « différenciation des temporalités » qu’elles se situent au niveau des structures fondamentales (planification et architecture urbaines, etc.) ou des temporalités générationnelles et économiques, sociales et politiques. En effet, les territoires sont amenés à rendre des arbitrages devant prendre en compte l’urgence de l’adaptation, de la transformation écologique alors que les résultats ne sont potentiellement atteignables qu’au terme de plusieurs décennies.
Au niveau spatial, prendre en compte les trois sens de la notion de « territoire » (simple cadre d’analyse, lieu d’exercice d’un pouvoir politique national et enjeu de mobilisation d’un pouvoir d’agir local) s’avère indispensable. L’approche territoriale, qui peut être entendue comme « territorialisée » en tant que déclinaison locale d’un niveau national, ou « territorialisante », via une approche ascendante, nécessite d’être articulée dans les deux sens, notamment pour l’exercice de planification écologique piloté actuellement par le Gouvernement.
Les ateliers ont fait ressortir trois enjeux communs pour les territoires : faire ensemble, piloter le changement et organiser la cohérence des transitions transformatrices.
Trois enjeux majeurs auxquels les territoires doivent répondre
Les ateliers ont fait ressortir des enjeux communs pour les territoires, et ce, quels que soient les types de scénarios étudiés (neutralité carbone, mise en œuvre des 17 objectifs de développement durable [ODD], installation d’une troisième révolution industrielle, gestion de l’eau en commun en anticipation des chocs écologiques à venir). Nous pouvons retenir trois principaux types d’enjeux :
1. Faire ensemble :
- la capacité d’adhésion d’un maximum de parties prenantes à la démarche,
- la lutte contre la polarisation de la société via l’instauration d’un dialogue, voire la création d’espaces dédiés, comme les tiers lieux ;
2. Piloter le changement :
- la nécessité de pouvoir s’appuyer sur un terreau culturel favorable à l’innovation, qu’elle soit technologique ou sociétale,
- l’apprentissage des parties prenantes, voire la mise en place d’expérimentations favorisant le ressenti de la transformation, au service de l’innovation ;
3. Organiser la cohérence des transitions transformatrices :
- l’articulation à faire entre la prospective menée à l’échelle territoriale et la planification écologique en marche au plan national,
- la modification des modes de vie, de production et de consommation, de nouvelles relations avec le vivant, constituent le défi ultime.
Les conditions de la mise en œuvre sur les territoires
L’environnement systémique dans lequel évoluent les territoires, caractérisé par une grande variété des sujets à traiter (alimentation, mobilité, logement, etc.), nécessite d’instaurer une réelle transversalité à la fois au sein des organisations ainsi que dans la coopération avec les autres acteurs. Cette approche transversale pose notamment la question de la gouvernance interinstitutionnelle.
Les territoires doivent parfois s’autoriser à sortir de leur champ de compétences pour être force de proposition.
Par ailleurs, les territoires doivent parfois s’autoriser à sortir de leur champ de compétences pour être force de proposition, comme sur le sujet de la mobilité qui requiert une bonne connaissance des habitudes et des besoins de déplacements des usagers. Traiter les enjeux dans leur entièreté nécessite de ne pas se restreindre au territoire administratif, mais bien de prendre en compte le territoire vécu. Au niveau des rôles, les territoires doivent également assumer un changement de posture de leur part, en passant du rôle de gestionnaire à celui de fédérateur et d’animateur. Cela se traduit sur le plan opérationnel par une modification des modalités d’intervention de ces derniers en devenant, ce qui est appelé depuis plusieurs années, des catalyseurs des forces en présence sur le territoire ; ainsi que par une prise de décision fondée sur des outils intégrants des nouveaux indicateurs tels que l’exposition aux aléas climatiques, la préservation des ressources et la vulnérabilité des différentes typologies d’habitants aux changements. De même, éloigner l’horizon en visant une cible à 2050 et pas seulement 2030 (et encore moins le terme de la mandature en cours), permet d’agir plus fortement sur le territoire à condition que la démarche soit suffisamment robuste pour perdurer en cas d’alternance politique.
Enfin, la transition écologique et sociétale, comme son nom l’indique, n’est qu’un stade temporaire à une transformation pus profonde. Cette dernière ne pourra réellement être atteinte que via la stimulation des imaginaires. En effet, créer de l’émotion et la désirabilité permet de mettre les acteurs en mouvement et ainsi de contribuer aux changements de comportements. La puissance du récit comme vecteur de désirabilité, bien qu’insuffisamment mobilisé, se révèle être un levier efficace…
Articuler évaluation et prospective
Il ressort aussi de cette journée que la dimension évaluation est à ce jour un point faible des démarches des territoires. Demandeurs d’un partage de pratiques, ces derniers sont conscients que la redevabilité est la clé de la pérennité et de l’efficacité de la démarche. Les trois étapes – coconstruction de la vision, mise en œuvre, évaluation –, qui trop souvent encore s’enchevêtrent plutôt qu’elles ne s’enchaînent, ne sont pas toujours formalisées, ni la boucle d’actualisation associée.
Encore faut-il que la première de ces étapes, la coconstruction, mobilise au mieux et le plus explicitement possible les méthodes et les outils de la prospective. C’était l’intention de cette rencontre EAK-SFdP qui, ayant déjà fourni de premiers matériaux conséquents sur ce point, appelle d’autant plus à la poursuite de différents partenariats dans le prolongement de cette journée.
- https://www.societefrancaisedeprospective.fr/
- Nessi J., « Les Entretiens Albert-Kahn, dix ans d’explorations prospectives », Horizons publics sept.-oct. 2022, no 29, p. 92-95.
- Le cahier EAK-SFdP sur le sujet est téléchargeable : https://eak.hauts-de-seine.fr/ et https://www.societefrancaisedeprospective.fr/
- Ostrom E., La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 2010, De Boeck, Planète en jeu.