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Les Entretiens Albert-Kahn, l’esprit kahnien au service de l’innovation publique

Le 10 février 2023

Les entretiens Albert-Kahn (EAK) sont nés de l’inspiration que suscitaient les actions et la vision d’Albert Kahn (1860-1940) en son temps. Il a cherché à œuvrer pour entretenir une ouverture au monde : celle des jeunes boursiers qui ont pu – grâce à lui – voyager à travers le monde, celle des équipes qui ont pu rapporter des images de la planète, celle, enfin, des décideurs et universitaires qui se réunissaient grâce à lui pour débattre de l’avenir de la société.

Les Archives de la planète, la société Autour du monde, les bourses Autour du monde et les jardins du musée départemental Albert-Kahn sont des sources d’étude intarissables pour les historiens et les chercheurs de nombreuses disciplines en France comme à l’étranger. L’ardeur documentaire orchestrée par Albert Kahn, pilotée par le géographe et universitaire Jean Brunhes et la méticuleuse conservation, depuis près d’un siècle, permettent à une diversité de disciplines – arts visuels, histoire de l’art, géographie, ethnologie, journalisme – de porter leur regard sur ses œuvres.

Nous avons été stupéfaits de découvrir les archives du Comité national d’études sociales et politiques (CNESP)1 qui, de 1916 à 1931, a organisé 473 séances à la cour de cassation à Paris. Les sujets abordés y étaient véritablement précurseurs. C’est avec cet esprit en tête que nous avons souhaité poursuivre l’héritage de ces débats, de ces réflexions sur l’avenir de la société et de la planète. Les EAK proposent d’en faire une lecture prospective plutôt que rétrospective.

Albert Kahn recevait des élites dans sa maison de Boulogne-Billancourt, souvent après une promenade dans ses jardins et une petite séance de projection. Son héritage politique reste fort : cosmopolitisme, ouverture sur le monde et recherche de pacification. Avec la crise du covid-19, les conflits internationaux qui se rapprochent de nos frontières et les tensions sociales qui existent aussi dans notre pays, il apparaît plus que jamais nous avons besoin de continuer à œuvrer pour la pacification de notre monde.

L’esprit kahnien pour éveiller les consciences

Les EAK, laboratoire d’innovation publique du département des Hauts-de-Seine sont nés en 2012 de la volonté de Patrick Devedjian, alors président du département des Hauts-de-Seine, de prolonger l’héritage d’Albert Kahn (1860-1940) à l’occasion de la réouverture de sa maison du 6, quai du Quatre-Septembre à Boulogne-Billancourt. Avec l’arrivée du président du conseil départemental des Hauts-de-Seine, Georges Siffredi2, et son choix de mettre l’innovation au cœur de son action politique, le laboratoire d’innovation publique connaît un nouveau souffle, une nouvelle dynamique plus amplifiée.

Les EAK ont bâti une communauté d’invités qui participent régulièrement quelle que soit la thématique proposée.

Depuis le printemps 2022, l’auditorium du musée départemental Albert-Kahn nous permet d’accueillir plus de public qu’à la maison d’Albert-Kahn. Au 31 décembre 2022, 55 entretiens ont eu lieu, près de 280 intervenants se sont succédé. Le format est d’une demi-journée en matinée, parfois d’une journée entière. Les interventions sont suivies de débat entre les conférenciers et avec les participants et prolongées par un moment convivial. Certains EAK dits « internes » sont destinés aux élus et aux agents du département. Ils se focalisent sur des thématiques liées à l’innovation managériale, à l’intelligence collective, à la prospective territoriale, etc. D’autres entretiens sont organisés « hors les murs » ou avec des partenaires pour élargir la participation à de nouveaux publics.

Contrairement aux membres du CNESP, les EAK ne sont pas réservés aux seuls universitaires et élites. Ils sont ouverts à toutes les personnes intéressées quels que soient leur statut et leur fonction. Les invitations sont faites par le président du département à destination des élus départementaux et municipaux des Hauts-de-Seine, des agents de la collectivité, des partenaires de la collectivité (responsables associatifs, entrepreneurs, universitaires, artistes, etc.) et de la société civile (jeunes, étudiants, retraités, anciens membres de l’administration, etc.). La volonté est clairement d’y favoriser le décloisonnement. Tout le monde peut y assister, il suffit d’en faire la demande. Les cahiers qui prolongent les entretiens sont distribués et mis en ligne sur le site web des EAK3 et donc libres d’accès à tous ainsi que les podcasts des matinées. Le climat y est bienveillant, car nous cherchons à créer les conditions pour pouvoir confronter les représentations et les points de vue.

Avec le temps, et probablement du fait de la haute tenue des débats, les EAK ont bâti une communauté d’invités qui participent régulièrement quelle que soit la thématique proposée. Au sein de l’administration, les entretiens attirent plutôt les ambassadeurs de la transformation et les innovants, en tout cas les personnes curieuses et qui s’intéressent à l’avenir de notre société, souhaitent progresser professionnellement et aspirent à concrétiser leurs actions au service de la qualité de vie des Altoséquanais.

La réflexion prospective et le laboratoire d’idées

De nombreux parallèles peuvent être faits entre la société du début du xxe siècle et celle d’aujourd’hui. La situation économique est tendue, les inégalités sociales sont source de rancœur, les conflits et les crises politiques internationales sont visibles, de nouveaux modèles plus respectueux du vivant sont recherchés, les artistes jouent un rôle important d’inspiration et de phare. La polarisation des débats, la montée des extrêmes en partie du fait des réseaux sociaux, les différentes valeurs et priorités voire les incivilités, rendent la tâche du service public plus difficile. Aux EAK, nous cherchons à éviter des consensus mous stériles, en valorisant différents angles et représentations sur un sujet donné pour discuter du fond. Mais ceci dans un cadre de confiance, où l’on peut dialoguer. Nous pensons en effet que les défis en termes de solidarités sont tels que nous avons besoin d’un supplément d’âme, d’attention, de fraternité dans notre société française. Plus que jamais, nous avons besoin de créer des ponts à travers nos différences, de nous relier et de faire converger nos visions du futur pour trouver de nouvelles solutions pour le bien-être des citoyens et respectueuses du vivant. Et cela commence par l’action à l’échelle départementale.

Plus que jamais, nous avons besoin de créer des ponts à travers nos différences, de nous relier et de faire converger nos visions du futur pour trouver de nouvelles solutions pour le bien-être des citoyens et respectueuses du vivant.

La diversité des sujets et des intervenants, le côté avant-gardiste parfois des thématiques proposées, rappelle la programmation du CNESP. Parmi les sujets abordés, on peut citer l’avenir de l’attractivité territoriale et les services de proximité, les défis éthiques de la solidarité, le bien-vieillir, la culture pour tous, l’économie collaborative et les tiers-lieux, les évolutions du logement et de l’immobilier, les nouveaux modes de travail et de vie, la relation parents-enfants à l’ère des réseaux sociaux, les innovations pédagogiques, l’ADN des leaders de demain, l’avenir de l’Europe, la qualité démocratique et la participation citoyenne. On y aborde également des sujets qui concerne directement l’administration départementale comme la décentralisation, l’évaluation des politiques publiques mais aussi l’innovation managériale, les compétences et les postures managériales, l’impact des neurosciences, la sociologie des organisations, les techniques d’intelligence collective, le rôle de l’apprentissage, les facteurs de motivation du manager public, etc. Depuis 2016, le cycle « Cultivons nos talents » accompagne la transformation de l’administration et son grand programme « Visionère ». Le cycle de conférences est un espace de réflexivité dédié aux managers et à leur développement professionnel.

Ces rencontres cherchent à aider les personnes à prendre conscience des enjeux et agir à leur niveau. La réflexion prospective se veut transformative. De nouvelles idées de politiques publiques peuvent émerger, qui sont ensuite testées, expérimentées avant d’être déclinées à plus grande échelle. L’objectif est avant tout de favoriser la prise de conscience, d’ouvrir « grand les yeux » et, dans un second temps, de dégager les améliorations possibles. Tous les sujets visent in fine à éclairer la gouvernance territoriale. Cela peut conduire à renforcer les actions déjà entreprises, à innover en faisant différemment ou à modifier les priorités.

La réflexion prospective est au cœur du dispositif puisque l’ambition est d’améliorer, à travers l’élaboration de futurs souhaitables, la prise de décision et la mise en œuvre par l’administration territoriale. Toute la difficulté réside dans la programmation, qui doit à la fois accueillir la polémique, le côté décalé, tout en étant pédagogique et en veillant à ne pas perdre son auditoire. Je me souviens d’un sujet proposé trop tôt, celui des « monnaies complémentaires au service de la cohésion territoriale », abordés en 2012 autour de Bernard Lietaer qui avait déconcerté les représentants de l’administration.

L’objectif de ces entretiens est donc d’ouvrir l’imaginaire des participants afin qu’ils puissent développer une réflexion sur l’avenir à plus ou moins long terme. Cette ouverture d’esprit, sur les autres comme sur le monde, s’inspire directement de la philosophie d’Albert Kahn.

Le CNESP traitait de sujets d’actualité internationale, avec en toile de fond l’objectif d’étudier ce qui relie les peuples, donc dans un état d’esprit de ce qui donnera lieu à la Société des Nations. Aux EAK, les sujets abordés partent le plus souvent d’enjeux globaux, ceux de la société-monde tels que la mondialisation, la métamorphose numérique, les nouveaux modèles économiques ou les défis écologiques ou les évolutions socioculturelles. Nous attirons l’attention sur ce qui nous réunit, plus que ce qui nous divise. L’idée rejoint le cosmopolitisme qu’incarnait Albert Kahn, s’ouvrir à la culture mondiale, pour pacifier le monde. Mais aussi cela rejoint l’intuition profonde d’Albert Kahn, qu’il fallait donner, comme il disait, une « orientation nouvelle » à la politique publique.

En son temps, le CNESP ne visait pas à édifier des théories mais à trouver des solutions pratiques à des problèmes sociétaux et politiques. De nos jours, les EAK visent moins à répondre à des problèmes qu’à donner à réfléchir pour anticiper et renforcer l’action départementale. Nous cherchons à ce que la collectivité puisse intégrer ses évolutions à la feuille de route des services et à améliorer la manière de faire des équipes.

Les EAK permettent de faire fructifier la pensée transversale. Ils reposent sur le décloisonnement des publics. En son temps, Albert Kahn a contribué à faire évoluer la philanthropie en réunissant les acteurs privé et public à la fois. Nous mêlons les approches des opérationnels, à celle des penseurs et des artistes, à élargir les échanges au-delà des différences de paradigme. L’approche rationnelle domine étant donné la nature des sujets abordés, mais nous ouvrons aussi les rencontres à l’esthétique et au sensible. Des moments forts ont eu lieu grâce aux interventions de l’auteur-interprète-slameur Abd El Haq, du danseur John Degois, du photographe Patrick Tournebœuf4, de l’artiste Patricia Loué dessinant le rapprochement des départements des Yvelines et des Hauts-de-Seine, du petit récital autour de la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey ou encore du chœur d’enfants de la maîtrise des Hauts-de-Seine. En son temps, Albert Kahn invitait avec générosité des personnalités et amis à se rendre dans ses demeures et, tout au long de sa vie, il a tissé une relation d’amitié très profonde avec Henri Bergson : tous deux voyaient la nécessité de « rapprocher les âmes, les esprits et les cœurs », pour nourrir les individualités en connaissance, et leur permettre d’accéder à l’humanité tout entière5.

Nous nous retrouvons dans l’état d’esprit « anticonformiste » et « progressiste » du début du xxsiècle. La pensée politique est abordée de manière ouverte, non pas comme idéologie, mais pour répondre à des enjeux sociétaux. Le laboratoire d’innovation publique rejoint l’ambition d’Albert Kahn de « réformer » les régimes politiques et sociaux et d’« améliorer la conduite des affaires publiques » 6. On peut voir une similitude dans l’ambition des EAK dans le sens qu’ils constituent un soft power7, un pouvoir d’influence, à la fois parce qu’ils permettent aux participants d’élaborer des futurs possibles et qu’ils donnent à réfléchir ensemble. Ils cherchent à créer une culture managériale commune qui permette de transformer l’administration et de renouveler la mission de service public.

L’innovation expérimentale

Dans l’univers des pouvoirs publics, l’influence des idées demeure forte. Mais quelles sont les institutions publiques à l’origine d’initiatives similaires ? À l’évidence, elles sont rares, les débats étant le plus souvent menés par des think tanks soutenus financièrement par des entreprises. De nombreux laboratoires d’innovation publique se sont développés récemment avec le soutien de la DITP.

Les EAK sont libres et transpartisans. Cette liberté leur donne une forte légitimité et une certaine authenticité. C’est aussi ce qui fait leur caractère original. Le laboratoire d’innovation publique propose, expérimente et innove au service de l’efficacité collective de l’organisation départementale. En son temps, Albert Kahn n’avait-il pas innové en expérimentant un dispositif dès 1908, qu’il gardera l’année suivante, permettant de mettre en place les Archives de la planète ?

L’innovation expérimentale nous a conduits à développer avec des partenariats associatifs et universitaires des projets comme un outil open source pour faciliter les modèles économiques d’entrepreneurs sociaux, la recherche de modèle durable de jardins sur les toits des bâtiments administratifs qui n’a pas abouti à ouvrir les toits aux jardins mais a permis de renforcer la politique de jardins thérapeutiques dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et les jardins-potagers dans les collèges, le développement d’un nouveau protocole basé sur les valeurs pour accompagner les personnes soutenues par les aides sociales ou encore le recensement d’initiatives de l’économie collaborative qui donnera naissance à un annuaire puis à un wiki pour renforcer l’offre départementale.

Nous avons réfléchi au rôle des tiers-lieux dès les années 2015 en anticipant la nécessité de mixer l’espace de travail outillé de technologies numériques, mais également un lieu qui favorise les rencontres de professionnels, leur donnent les moyens de travailler et d’innover dans de bonnes conditions. C’est avec cet état d’esprit que le Jardin des métiers d’art et du design (JAD)8 à Sèvres a été conçu et ouvert en septembre 2022, un tiers-lieu incarné et porteur des valeurs de durabilité, d’esthétique et d’inclusion chères au new european Bauhaus. Nous souhaitons poursuivre les expérimentations dans les domaines de l’élaboration et de l’évaluation des politiques publiques par exemple avec les jeunes, sur l’évaluation des politiques à longs termes avec en vue de contribuer à un territoire plus durable et écologique, en innovant sur la gouvernance multi-acteurs.

Nous faisons le même pari qu’Albert Kahn que seuls le respect et la compréhension des cultures et des pays permettront de pacifier le monde.

La philosophie d’Albert Kahn, et sous l’influence d’Henri Bergson et d’intellectuels de l’époque, repose sur une conscience de l’interdépendance des systèmes vivants : « Tout est interdépendant, tout évolue sans cesse et les mêmes lois générales régissent le microcosme et le macrocosme. […] Et si l’homme en société et au quotidien vie, dirige, gouverne, agit en harmonie avec les grandes lois de l’univers, l’homme peut réaliser son destin et l’homme peut être heureux tout simplement. »9 Cette vision cosmopolite résonne très fortement avec les enjeux de mondialisation tels que nous les vivons et la nécessité de faire plus attention à notre empreinte écologique. Les tensions sociales et politiques, les inégalités de richesse, les incertitudes géopolitiques, les défis environnementaux ne sont pas les mêmes aujourd’hui de ceux du début du xxe siècle mais ils leur ressemblent grandement. Nous faisons le même pari qu’Albert Kahn que seuls le respect et la compréhension des cultures et des pays permettront de pacifier le monde.

Les EAK cherchent à améliorer la qualité de service public au service des citoyens, en permettant à l’administration d’être plus efficace et d’anticiper les besoins. Ils constituent un relais aux initiatives de la puissance publique, et de ses élus, en valorisant une réflexion politique et non partisane. Ils sont au service d’une meilleure qualité de vie des citoyens et participe de la qualité démocratique, devenue particulièrement exigeante en ce début de xxie siècle. De ce point de vue, ils partagent l’utopie d’Albert Kahn de faire rayonner une vision humaniste du monde.

  1. Bouchard C., « Le comité national d’études sociales et politiques, esquisse d’un projet mondial », in Kutniak S. (dir.), Albert Kahn. Singulier et pluriel, 2015, Liénart. Lire également, Naquet E., « Le CNESP, un forum de compétences », in Coll., Albert Kahn. 1860-1940. Réalités d’une utopie, 1995, Musée Albert-Kahn, p. 331 à 347.
  2. Nessi J., « Georges Siffredi : “Prendre le temps de la réflexion pour mieux agir” », p. 3 à 5.
  3. https://eak.hauts-de-seine.fr/
  4. Patrick Tournebœuf a été rencontré à l’occasion de son exposition « Stèles », du 16 septembre au 26 octobre 2014, dans le cadre du festival « Allers-retours » organisé par le musée et le jardin Albert-Kahn : Coll., Les âmes grises. Récits photographiques d’après-guerre, 2014, Liénart.
  5. Cœuré S. et Worms F., Henri Bergson et Albert Kahn. Correspondances, 2003, Desmaret.
  6. Sigaud A., « Entre documentation et propagande, vocation et usage politiques des archives de la planète », in Perlés V. (dir.) et Demurger M. (coll.), Les Archives de la planète, 2019, Liénart, p. 280 et s.
  7. Le terme de « soft power » est développé par Joseph Nye, professeur et conseiller américain en relations internationales, au début des années 1990.
  8. https://le-jad.fr/
  9. Abat M. et Mariani D., « Albert Kahn (1860-1940), rêver d’un monde nouveau », France culture nov. 2020 (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/albert-kahn-1860-1940-rever-d-un-monde-nouveau-3527813).
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