Les travailleurs mobiles, un angle mort des politiques publiques

La part des salariés mobiles a été calculée pour les aires d’attraction de plus de 10 000 emplois, sur la base des données Acoss (emploi salarié privé).
©Crédit : Calculs et réalisation de Magali Talandier (Acoss 2020).
Le 2 mai 2022

Près de 10 millions de personnes, soit 40 % des actifs, peuvent aujourd’hui être considérées comme des travailleurs mobiles. Un phénomène trop longtemps sous-estimé, à mieux prendre en compte dans les travaux de prospective publique.

Trois ans après le début du mouvement des Gilets jaunes, les acteurs de la mobilité commencent à intégrer une équation essentielle : la nécessité de conjuguer les défis de la transition écologique avec les impératifs de justice sociale. Aujourd’hui encore, la taxe carbone continue d’être le symbole d’une politique écologique déconnectée des fragilités socio-économiques d’un certain nombre de Français. L’omniprésence de cet échec dans l’esprit des décideurs publics porte en elle un message central : la décarbonation des transports devra être inclusive ou ne sera pas.

Les revendications portées sur les ronds-points ont ainsi permis de mieux comprendre les problématiques sociales relatives aux mobilités. On a commencé à parler de « précarité énergétique liée à la mobilité » et à rendre tangibles les contraintes produites par l’étalement urbain sur le quotidien de beaucoup de Français.

Cependant, l’action publique n’a peut-être pas encore tiré toutes les leçons en la matière. Une partie des vulnérabilités liées à la mobilité passent encore inaperçues. En nous focalisant sur les trajets domicile-travail des Français, nous passons sous silence une grande partie des fragilités qui les concernent et qui ont trait aux trajets professionnels, effectués au cours d’une journée de travail.

En nous focalisant sur les trajets domicile-travail des Français, nous passons sous silence une grande partie des fragilités qui les concernent et qui ont trait aux trajets professionnels, effectués au cours d’une journée de travail.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi les Gilets jaunes, on retrouve des techniciens de maintenance, des professionnels travaillant dans les services à la personne, des logisticiens, des chauffeurs-livreurs, des représentants de commerce, des artisans du BTP, des infirmiers à domicile, des réparateurs informatiques, etc.3 Tous ces actifs ont pour point commun de se déplacer dans le cadre de leur travail au gré des commandes, des chantiers ou des tournées. Ils passent une grande partie de la journée (et de la nuit) dans les transports en commun ou dans leur véhicule individuel et effectuent entre 50 et 120 kilomètres par jour4 pour effectuer leurs tâches sur des géographies multiples, fragmentées. Dans tous ces métiers, la mobilité ne se résume pas au traditionnel trajet domicile-travail. D’après nos données statistiques, on estime que près de 40 % des salariés seraient soit des actifs mobiles, soit parce qu’ils exercent un métier roulant (c’est-à-dire une activité proprement mobile comme les chauffeurs-livreurs), soit des travailleurs fortement concernés par ces déplacements intra-professionnels (se déplaçant pour effectuer leurs tâches, à l’image d’un infirmier libéral). Comment expliquer le décalage entre ce chiffre, si important, et la faible place qu’occupe ce sujet dans les politiques publiques ?

Pourquoi les actifs mobiles sont-ils invisibilisés ?

D’abord parce qu’ils travaillent soit à destination des ménages (donc pour une multitude d’employeurs fragmentés), soit pour des entreprises ou des collectivités qui externalisent des missions (de ménage, comptabilité, réparation informatique, par exemple). Par des effets de sous-traitances en cascade, les chaînes de prestataires s’allongent et produisent une anonymisation des actifs.

Cette anonymisation s’accompagne également de leur éclatement géographique. Technicien de ménage, artisan, réparateur, technicien de maintenance, etc., peuvent travailler sur plusieurs sites quelques heures par jour. Un technicien de ménage peut enchaîner jusqu’à six sites différents au cours d’une même journée. Un réparateur informatique peut passer la moitié de sa semaine dans un datacenter et le reste chez le client5. Ces actifs ne se croisent pas, n’ont pas réellement de collègues et sont dès lors peu représentés par des organisations syndicales. Cette invisibilisation spatiale s’additionne avec un décalage temporel. Fonctionnant à contretemps du reste de l’économie, les actifs de ces secteurs sont nombreux à être soumis aux horaires décalés : travail de nuit, tranches horaires réduites, etc. Et tout cela n’est pas sans conséquence sur leur statut et leurs conditions d’emplois. Beaucoup sont soumis à des temps partiels et à des contrats en multi-employeurs (en particulier les agents de sécurité et les agents d’entretien).

Enfin, ces travailleurs mobiles sont aussi invisibilisés par la statistique. L’analyse des mobilités domicile-travail, qui constitue le cœur de l’observation des flux liés au travail, se base sur les déplacements entre un lieu de résidence et le lieu d’implantation de l’entreprise6, ce qui ne couvre que très partiellement la réalité quotidienne de ces emplois. Les enquêtes ménages déplacements (EMD), et, à l’échelle nationale, l’enquête « Mobilité des personnes », publiée tous les dix ans par le ministère de la Transition écologique, font l’impasse sur les déplacements professionnels, considérés au mieux comme la catégorie fourre-tout des « déplacements secondaires ».

Les déplacements intra-professionnels, effectués au cours d’une journée de travail, ne sont donc que peu traités dans les grandes enquêtes qui guident l’action publique en matière de transport et de mobilité.

Face au manque de données et à la faible mobilisation de l’action publique sur le sujet, nous proposons quelques premières analyses pour éclairer les problématiques de ces travailleurs trop peu visibles.

Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Que font-ils ?

Bien qu’imparfaites pour cerner le phénomène, les statistiques sur les types de professions, ainsi que sur les secteurs d’activité nous permettent d’estimer le nombre de travailleurs mobiles. Les données sur les métiers fournies par l’Insee7 nous permettent de caractériser le profil de ces actifs invisibles, tandis que les données de l’Urssaf apportent des informations sur les secteurs d’activités concernés et les dynamiques de l’emploi salarié privé.

Nos premiers calculs montrent que près de 10 millions de personnes, soit 40 % des actifs, peuvent aujourd’hui être considérées comme des travailleurs mobiles. Cela signifie que les déplacements professionnels quotidiens de près d’un actif sur quatre échappent au radar de la statistique et, pour partie, aux politiques publiques locales, en matière de mobilité. Ces chiffres confirment les premières estimations réalisées par le forum Vies mobiles, d’après l’enquête nationale mobilités et modes de vie 20208.

Les données que nous avons traitées nous permettent d’aller plus loin et d’apporter quelques éléments d’analyse pour savoir qui sont ces travailleurs, ce qu’ils font, et où ils sont.

Profil des travailleurs mobiles invisibles

Source : Calcul de Magali Talandier, d’après l’Insee.

Le tableau ci-dessus détaille quelques éléments structurants concernant le profil des actifs mobiles. On remarque leur sur-représentation parmi les actifs possédant un diplôme professionnel (CAP ou BEP) ou n’ayant aucun diplôme. Ainsi, sur 100 travailleurs mobiles en France, 47,2 % n’ont pas fait d’études, contre 34,1 % pour les autres travailleurs. On note une plus grande présence des hommes et une part plus importante du travail à temps partiel (20 % des actifs mobiles sont concernés contre 15 % pour les autres travailleurs). Enfin, ils sont également un peu plus nombreux à se déplacer en véhicule motorisé dans le cadre de leur travail, soit 73,5 % contre 68 % pour les travailleurs « classiques ».

Ces données nationales et exhaustives nous permettent également de savoir quels sont les principaux secteurs employeurs des actifs mobiles. La santé, l’action sociale, mais également l’administration publique, à travers les policiers, pompiers, gendarmes, recouvrent déjà près de 30 % de l’ensemble des travailleurs mobiles. Dans les activités du secteur privé, la construction et les activités de services aux entreprises rassemblent près de 25 % des travailleurs mobiles recensés. Moins structurant en termes de volume d’actifs concernés, mais largement dominés par ce type d’emplois, le secteur des services aux personnes à domicile (dont employés de maison), les activités créatives, artistiques et de spectacle, ou bien encore les activités immobilières génèrent également d’importants flux de déplacement quotidiens.

Afin d’analyser plus finement ces secteurs d’activités, mais également les dynamiques d’emplois et la localisation des travailleurs mobiles, nous mobilisons à présent des données issues de l’Urssaf, qui portent uniquement sur les salariés du secteur privé. Nous regroupons les secteurs qui génèrent des déplacements réguliers dans le cadre de leur exercice. Il peut s’agir d’activités en lien avec les services aux entreprises (logistique, transports, commerce de gros, études techniques, sécurité, nettoyage, etc.), ou liées à la demande des ménages (infirmiers, art du spectacle, personnels de maison, etc.). En 2020, 38 % des salariés du secteur privé appartiennent à notre catégorie de travailleurs mobiles. On retrouve donc les mêmes ordres de grandeur que précédemment, à savoir 40 % de l’ensemble des professions du secteur privé et public. En revanche, dans le secteur privé, l’essentiel des actifs mobiles intervient dans des secteurs dédiés à l’entreprise (sécurité, nettoyage, logistique, etc.), ou dans des secteurs mixtes, s’adressant aux ménages comme aux entreprises, à l’image de la construction. Six familles regroupent près de 75 % actifs mobiles, le BTP, le nettoyage des bâtiments, le commerce de gros, l’intérim, les études techniques, les conseils et réparations en informatique. Par ailleurs, on remarque que ces emplois ont progressé de 10 % en dix ans, alors même que les emplois classiques progressaient de 3 %. On observe donc une augmentation rapide du nombre de travailleurs mobiles dans notre société.

Pour éviter de creuser le différentiel entre les travailleurs sédentaires (qui peuvent télétravailler) et les actifs mobiles, invisibles et plus fragiles, un travail de prospective publique s’impose !

Enfin, la carte permet de localiser plus précisément ces emplois. Réalisée à l’échelle des aires d’attraction9 de plus de 10 000 emplois, elle souligne le poids prépondérant des travailleurs mobiles dans tous les types de territoires. Au plus bas (borne inférieure de la légende), ce type d’emplois représente déjà un quart des salariés (à Cluses ou à Maubeuge), au plus haut, ce taux peut atteindre jusqu’à 50 % de l’emploi local (à Châlons-en-Champagne, Cavaillon et Saintes). Les travailleurs mobiles ne sont donc pas une spécificité des métropoles ! Dans les espaces plus ruraux, ou hors aires d’attraction, ils représentent d’ailleurs 30 % des salariés du secteur privé. Leur présence dépend à la fois du tissu économique (plus ou moins industriel ou tertiaire), du profil des populations (plus ou moins âgées), mais aussi des dynamiques démographiques, qui favorisent, par exemple, l’essor du BTP ou les services aux ménages. Mais en ce qui concerne les kilomètres parcourus, les travaux du forum Vie mobile montrent qu’ils sont systématiquement plus importants dans les espaces métropolitains, que dans les villes petites ou moyennes. Ainsi, dans certaines grandes agglomérations comme à Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nantes ou Rennes, le problème est double, avec à la fois une part de travailleurs mobiles prépondérante (plus de 40 % des salariés) et des distances parcourues pouvant atteindre jusqu’à 120 kilomètres par jour.

Que l’on observe le nombre de travailleurs concernés, les kilomètres parcourus au quotidien, le profil de ces actifs, la dépendance automobile, la couverture géographique, ou bien encore l’essor de ce type d’emplois, tous les indicateurs sont dans le rouge ! Ces analyses confirment l’importance sociale, économique, environnementale et politique de ce phénomène des travailleurs mobiles, trop longtemps sous-estimé.

Et si on imaginait des politiques publiques attentives aux besoins des actifs mobiles ?

Notre enquête qualitative menée en Île-de-France et à Bordeaux10 a montré que beaucoup d’actifs mobiles connaissent des difficultés multiples, qui sont autant d’interpellations pour l’action publique. Ces difficultés varient en fonction des secteurs, des niveaux de qualification et des territoires sur lesquels ils évoluent. Certaines concernent la règlementation nationale, notamment autour de questions sociales (lutte contre les horaires décalés, mise en œuvre du Code du travail pour les actifs ayant plusieurs employeurs, accompagnement de la structuration d’organisations collectives, etc.). D’autres se jouent à l’échelle locale (politiques d’accès aux centres ou aux zones périphériques, de stationnement, adaptation des grilles horaires des transports en commun, création de réseaux de lieux de services pour pouvoir se reposer, se rencontrer, recharger les outils électroniques, territorialisation de l’offre de logements sociaux pour ces travailleurs fragilisés, offres tarifaires adaptées pour donner accès aux flottes de véhicules en autopartage, etc.). Le champ des innovations publiques en la matière est large.

L’urgence d’innover pour améliorer la vie de ces travailleurs mobiles est renforcée par la montée en puissance des enjeux écologiques. Parmi les personnes rencontrées lors de notre travail d’enquête, nombreuses sont celles qui craignent que les politiques de transition écologique les fragilisent encore davantage. Comment faire pour verdir les camionnettes professionnelles des artisans du BTP lorsque le prix de l’électrique est inabordable pour la plupart des PME ? Comment accéder aux métropoles qui ont mis en place des zones à faibles émissions sans pouvoir se payer un véhicule moins polluant ? Pourra-t-on encore trouver du foncier à proximité des grandes métropoles pour ces activités quand le zéro artificialisation nette va contraindre les marges de manœuvre des élus locaux ?

Pour éviter de creuser le différentiel entre les travailleurs sédentaires (qui peuvent télétravailler) et les actifs mobiles, invisibles et plus fragiles, un travail de prospective publique s’impose !

LOCALISATION DES SALARIÉS MOBILES EN 2020
(AIRES D’ATTRACTION DE L’INSEE DE PLUS DE 10 000 EMPLOIS)

La part des salariés mobiles a été calculée pour les aires d’attraction de plus de 10 000 emplois, sur la base des données Acoss (emploi salarié privé).

  1. Manon Loisel est également responsable du cycle territoire et mobilités de l’Institut des hautes études d’aménagement des territoires (IHEDATE).
  2. Magali Talandier est également présidente du conseil scientifique Grenoble Capitale verte 2022 et membre de l’Institut universitaire de France. Elle dirige une nouvelle collection d’ebook intitulée « Transition environnementale », éditée aux PUG.
  3. Cassely J.-L. et Fourquet J., « Génération cariste : les Gilets jaunes ont révélé le nouveau visage des classes populaires », Slate 25 févr. 2019.
  4. Forum Vies mobiles, « Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020 : un nouveau regard sur les modes de vie des Français et les vrais leviers pour la transition », janv. 2020.
  5. Loisel M., Talandier M. et Rio N., « L’économie métropolitaine francilienne ne se limite pas à la Défense ! », Métropolitiques 17 oct. 2016 (https://metropolitiques.eu/L-economie-metropolitaine.html).
  6. Plus précisément de l’établissement auquel le salarié est rattaché.
  7. Ces données sont issues du recensement de la population (données 2016).
  8. Forum Vies mobiles, « Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020 : un nouveau regard sur les modes de vie des Français et les vrais leviers pour la transition », op. cit.
  9. L’aire d’attraction d’une ville est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, qui définit l’étendue de l’influence d’un pôle de population et d’emploi sur les communes environnantes, cette influence étant mesurée par l’intensité des déplacements domicile-travail.
  10. Loisel M., Talandier M. et Rio N., « L’économie métropolitaine francilienne ne se limite pas à la Défense ! », op. cit.
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