L’Institut des futurs souhaitables : un voyage collectif entre prospective et vivant

Le 2 février 2024

Chaque année près d’une centaine de personnes, du secteur privé et public, s’initient ou se perfectionnent à la prospective, à l’Institut des futurs souhaitables (IFs). Il propose depuis 2011 une formation de quinze jours, conçue comme un voyage, visant à acquérir des outils pour explorer les défis du xxie siècle et se projeter dans un monde souhaitable. Reportage.

La prospective, une démarche de réflexion sur l’avenir et d’exploration des futurs possibles, entend éclairer les décisions et les actions collectives en intégrant les enjeux du temps long. Si elle comprend une part de recherche, de réflexion ou d’étude sur le futur, elle constitue aussi un outil d’aide à la décision en situation d’incertitude : « Avant d’être une méthode ou une discipline, la prospective est une attitude [pour] voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme », expliquait Gaston Berger, l’inventeur français de la prospective dans Phénoménologie du temps et prospective1 en 1964.

C’est la prospective qui nous réunit en ce mardi 9 mai 2023. Il est 9 h 00. Les premiers arrivants se rassemblent autour d’un café sous la verrière de Pixelis, cet écosystème dédié à la création et à l’expérimentation où se trouvent les locaux de l’IFs. Nous discutons : certains viennent de Belgique, d’Alsace, de l’Hérault ou de Bretagne, d’autres de la région parisienne. Je ressens une vive curiosité et je pressens dans la salle une certaine fébrilité. Les 27 membres de ce voyage vont embarquer pour une formation de quinze jours répartis sur six mois, pour la plupart sans connaître exactement la destination, avec pour boussole notre intuition ou, pour reprendre un terme que nous rencontrerions plus tard, notre « élan vital ». Un second groupe démarre en parallèle et nous les croiserons à plusieurs reprises.

Quinze jours pour explorer les défis du xxie siècle

Une demi-heure plus tard, la LabSession#36 – pour « laboratory session », en écho à l’émergence des fab lab – commence. Mathieu Baudin, cofondateur de l’Institut des futurs souhaitables, nous emmène dans un parcours historique en terre de prospective, cette philosophie de l’action utilisant le futur pour éclairer le présent. Après un déjeuner végétarien, en cohérence avec le discours porté par plusieurs intervenants – tout ici est message – nous sommes invités à rejoindre un atelier animé par Jean-Luc Verreaux, cofondateur de l’IFs. La consigne : se présenter sans dévoiler nos identités professionnelles, donner à se faire connaître autrement. À l’issue de cette journée (et de toutes les suivantes), nous sommes invités à participer à un fil de collecte, un tour de parole, un moment où chacun et chacune, exprime son ressenti, librement. La tonalité est donnée, cette formation s’annonce différente.

« Nous ne vivons pas une crise, mais une métamorphose, une aventure comme rarement les humains en ont connu et nous pouvons y participer en conscience », résume Mathieu Baudin.

Chaque journée aborde une thématique – les limites planétaires, les nouveaux récits, l’intelligence artificielle, la raison d’être, les organisations et le biomimétisme –, en favorisant les interactions et interdépendances entre les sujets. Le matin est consacré aux apprentissages ou à la mise à niveau, puisqu’il s’agit d’acculturer des gens aux connaissances hétérogènes. L’après-midi, laisse place aux ateliers et aux témoignages. La densité du programme peut devenir vertigineuse : « Nous jouons sous contrainte, nous n’avons que quinze jours et devons donner de la matière à des gens ayant des niveaux de compétence, des aspirations différentes. Chacun doit trouver sa clé pour aller plus loin », explique Mathieu Baudin. À l’issue des journées, les présentations ainsi que toutes les références bibliographiques sont mises à disposition sur le site Internet, chacun a ainsi le loisir d’approfondir le sujet ou les sujets de son choix : « S’il y avait un seul message à retenir de ce parcours, je dirais que nous ne vivons pas une crise mais une métamorphose, une aventure comme rarement les humains en ont connu et nous pouvons y participer en conscience », résume Mathieu Baudin.

Chaque séance réserve son lot de surprises, à l’image de cette marche du temps présent, une promenade contée des 4,6 milliards d’années de l’histoire de la Terre en 4,6 kilomètres dans Paris. Ou encore cette expédition au Muséum d’histoire naturelle, en compagnie de Tarik Chekchak, pour nous initier aux bases du biomimétisme. La controverse d’utilité publique figure parmi les temps forts du parcours. Cette méthode de construction des désaccords, inspirée par le philosophe Patrick Viveret, remet au goût du jour la scolastique du Moyen-Âge. Pour notre session, le 15 juin 2023, le chef du pôle énergies nucléaires et fossiles de l’Institut négaWatt, Yves Marcignac et l’ingénieur au commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)2, Maxence Cordiez, se prêtent à l’exercice démontrant que les désaccords peuvent être féconds.

À mi-parcours, les 6 et 7 juillet 2023, pour nos deux promotions réunies – LabSession#36 et 37 – deux journées sont prévues dans un écolieu, en Sologne. Le voyage aux allures de colonie de vacances, tant l’ambiance est joyeuse et festive, démarre dans le car. À l’arrivée, Anne et Jean-Philippe Beau nous accueillent dans un lieu hors du temps. Cette avocate en droit des affaires et ce naturaliste, pourtant promis à d’autres destinées, ont posé leurs valises à la ferme du Bouchot en 2002. Ils y ont transformé les champs en jardins et forêts comestibles, se basant sur les principes de la permaculture et créés un gîte où ils reçoivent des hôtes, des saisonniers et des personnes en quête de sens. Ce séjour au Bouchot organisé de la même manière que les journées parisiennes renforce la cohésion du groupe, ajoutant à l’ambiance de franche camaraderie qui règne déjà depuis le premier jour. Car c’est l’une des forces de l’IFs, celle de proposer un espace bienveillant, propice à l’échange, dans lequel les participants évoluent en toute confiance.

Des participants aux profils variés, un programme au croisement de l’introspection et de l’ouverture sur le monde

Créer ce cadre est d’autant plus nécessaire que les participants proviennent d’univers et de cultures diverses. L’on retrouve ainsi un salarié chez un énergéticien, un directeur général d’une agence immobilière de luxe, une directrice de théâtre, un enseignant, plusieurs coachs, une directrice des ressources humaines (DRH) ou encore une responsable d’un programme d’intrapreneuriat à impact dans une banque. Ce savant mélange de profils, emprunté au modèle de l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN), constitue un autre atout de la formation : « J’apprécie cette diversité au sein du groupe : diversité des âges, des secteurs d’activité, des territoires, des chemins de vie. C’est enrichissant et puissant », témoigne Carine Assaf, cadre dans une banque privée. Une analyse que partage Barbara Watiez, formatrice dans les dynamiques de connaissance de soi : « L’IFs a une finesse dans la capacité à créer du collectif que je n’ai pas vue ailleurs », précise-t-elle. Pour Nicolas George, ancien cadre dans la vente de détail, cette formation aura surtout été l’occasion d’être plus à l’écoute de lui-même, de son environnement, de prendre de la hauteur pour commencer à travailler sur un projet local autour de l’alimentation. Si le secteur privé est particulièrement représenté parmi les voyageurs de ce parcours de formation atypique, le public n’est pas en reste. L’IFs compte parmi ses anciens « élèves » trois députés – Nicolas Thierry, Sandra Regol et Julien Bayou – une secrétaire d’État, Dominique Faure, de nombreux fonctionnaires et agents publics. À l’image de Claire Lemeunier, directrice générale adjointe (DGA) de la ville de Lyon depuis trois ans. Un an après sa prise de fonction, elle ressent le besoin de se former : « Je voulais mieux appréhender le projet municipal passionnant et challengeant, ce projet de transition démocratique et écologique qui m’avait donné envie de rejoindre la ville. Je souhaitais aussi pouvoir accompagner les équipes dans sa réalisation. » Seule recrue provenant de la fonction publique territoriale, elle se pose la question de sa légitimité, une question rapidement balayée par les retours de ses camarades de promotion : « On me posait de nombreuses questions sur notre action à Lyon. Je me suis rendu compte que la ville apparaissait exemplaire en termes de prise de responsabilité climatique aux yeux de mes camarades de promotion », ajoute-t-elle. Si elle reconnaît que la LabSession l’a transformée, bousculée au niveau personnel, elle considère qu’elle lui a apporté une meilleure compréhension de la trajectoire politique prise par les élus de la ville de Lyon et donc un meilleur dialogue avec eux.

De manière très concrète, elle liste trois actions directement entreprises à la suite de la formation : un championnat des souhaitables avec 350 personnes aux métiers extrêmement divers ; une rencontre entre le maire de Lyon et la délégation des Indiens Kogis venus établir un diagnostic de santé territoriale du Rhône, et l’accueil de quatre élèves de l’Institut national des études territoriales (INET) pour travailler sur le positionnement, la feuille de route et la trajectoire éthique et opérationnelle de la ville de Lyon en matière d’intelligence artificielle.

Quant à Christelle Lebreton Coulon, fondatrice de Sens & Influences3, elle entreprend la LabSession en parallèle de la formation à la prospective du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), après avoir quitté un poste dans une collectivité territoriale : « L’IFs m’a apporté une vision des interdépendances entre les sujets et m’a permis de dépasser certaines limites que je me fixais toute seule. » Après la formation, elle intègre dans sa pratique professionnelle les notions d’imaginaire et de fiction : « Mon job consiste à définir et imaginer avec des collectifs et des organisations un futur souhaitable. Pendant quatre mois, nous avons ainsi travaillé avec un conseil départemental en Île-de-France pour définir une nouvelle ingénierie de la relation à l’usager avec une dimension prospective. Récemment j’ai aussi accompagné une structure médico-sociale à faire un pas de côté, pour imaginer ce qu’elle souhaitait pour la suite », raconte-t-elle. Elle souligne aussi l’importance et la puissance de la communauté des conspirateurs positifs, les « C+ », plus de 1 500 personnes passées par les bancs de l’IFs, qu’elle a sollicités pour tester de nouveaux ateliers.

La controverse d’utilité publique figure parmi les temps forts du parcours. Cette méthode de construction des désaccords est inspirée par le philosophe Patrick Viveret.

Le 14 octobre 2023, le parcours touche à sa fin pour notre promotion. Les deux dernières journées, particulièrement riches en émotions, visent à nous préparer à l’action. Nous rencontrons un ultra marathonien de l’extrême, une apnéiste passionnée de cétologie, un curateur de conférence TED et l’un des parrains de l’IFs, le philosophe Patrick Viveret. Pendant ce parcours, notre promotion aura rencontré 44 intervenants et intervenantes (sur les 150 faisant partie de l’équipe IFs), dont un sociologue, un paléoanthropologue, une data journaliste, un agronome, une entrepreneure sociale, un ingénieur économiste et une sémiologue. Leur point commun : ils explorent leur discipline au quotidien, questionnent leurs certitudes, se méfient des dogmes et du prêt à penser. Leur pensée et leurs expériences inspirent les stagiaires et nourrissent en continu la réflexion et le programme de l’IFs. D’ailleurs les sujets abordés évoluent d’une formation à l’autre, au rythme de l’actualité : « Pour la prochaine SessionLab, je recherche un intervenant pour parler de la révolution quantique, on la voit arriver un peu comme la révolution de la blockchain », me confie Mathieu Baudin.

En attendant, pour notre SessionLab, la formation est finie. La dernière étape, en décembre 2023, a été la présentation d’un signal faible, les prémices d’un changement dans la société qui pourraient devenir un signal fort en 2040. Un rendez-vous avec l’avenir qui s’est tenu le 7 décembre 2023 dans l’amphithéâtre de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle…

  1. Berger G., Phénoménologie du temps et prospective, 1964, PUF.
  2. Acteur majeur de la recherche dans quatre domaines principaux : les énergies bas carbone, le numérique, les technologies pour la médecine du futur, la défense et la sécurité.
  3. Cabinet de conseil accompagnant les organisations publiques dans leurs projets à impact positif.
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