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L’approche ux design dans les services publics numériques : où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les designers travaillant au sein de projets de la fonction publique se retrouvent régulièrement dans des meet-up design public. Organisé par la direction interministérielle du numérique (DINUM) dans le Lieu de la transformation publique à Paris, c’est un moment d'échange pour restituer des travaux et partager des expériences avec des praticiens du design.
Le 26 mars 2020

Comment intégrer l’approche UX design aux services publics numériques ? Où en est l’administration dans son appropriation du design ? Où se place le designer dans l’entité administrative ? Quel est le rôle du designer dans la conception des politiques publiques ? Premiers éléments de réflexion d’un designer au cœur de la machine administrative.

Qu’est-ce que le design ? Il est difficile de trouver une définition commune au design. Même chez ses praticiens, la réponse est vaste. Je ne pense pas avoir l’entièreté de la réponse. Cependant, ce que j’observe, c’est une administration très interrogative sur ce sujet. Bien que certains services publics bénéficient de designers, une majorité cherche encore à comprendre l’utilité de travailler avec des praticiens du design. Et le peu de designers présents s’organise pour être à la hauteur des défis qui les attend.

Le design dérive de l’italien « disegno » signifiant en français « dessein ». Alors, est-ce que le design est un concept, une compétence, une tendance ou une méthode ? Ce qui est sûr, c’est que le design est en vogue, dans la tête de nombreux responsables de politiques publiques et de chargés de projets, à l’image des Assises du design portées par le ministère de l’Économie et des Finances et le ministère de la Culture. Ces Assises ont cherché à construire une feuille de route du design français, en mobilisant l’écosystème du design en France. Mais alors où sont ses réussites et ses premières pousses ? Et que disent les designers ?

Le design, un acte de création associé à d’autres concepts

Pour commencer, j’aime bien rappeler deux choses importantes dans ce qui définit, pour moi, le design. Premièrement, le design est un acte de création. Création d’un produit, d’un service, d’un système ou d’un espace en vue de sa réalisation, de sa production, voire de son industrialisation, s’appuyant à la fois sur l’art, la technologie et les usages de la société. Secondement, je reprendrais les mots d’Alain Findeli (théoricien du design franco-canadien) : « La fin ou le but du design est d’améliorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions. » Le design a donc une vocation humaniste et écologique.

À côté de cela, le mot design est aujourd’hui souvent associé à d’autres termes et concepts. Ce qui rend sa compréhension complexe. Nous parlons, par exemple, de design thinking, de design de service, de design UX/UI, d’approche design, de webdesign, de design de produit, de design d’intérieur, etc. Ce que l’on nomme ici a plusieurs sens, avec pourtant un terreau commun, un passage de l’idée à l’objet, du concept à l’usage, de l’abstrait au réel. Nous confondons souvent les compétences propres du designer, ses méthodologies, ses principes d’idéation ou son caractère pseudo-qualificatif. Il est important de rappeler que le mot « design » n’est pas un adjectif, contrairement à ce que le marketing cherche à nous faire croire.

L’administration commence aujourd’hui à recruter des designers, impliquant un changement de culture et d’approche.

Un design par défaut dans les administrations ?

Au sein de l’administration, la démarche de design entrepris dans certains projets ne signifie pas pour autant la présence de designer. Néanmoins, avec la démultiplication et le partage de ces méthodes, il est aujourd’hui possible d’initier une pratique similaire. Par exemple, le site web comment-faire. modernisation. gouv.fr de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), propose de nombreux contenus sur le design thinking. Ce site offre ainsi des contenus à des services administratifs leur permettant d’élaborer des ateliers ou des sessions de (co-)design, sans pour autant avoir de designers présents à leur côté. Et même sans contenu et sans designer, il existe un design du « par défaut ». Si aujourd’hui un site est illisible ou si une partie des utilisateurs n’arrive pas à signer un référendum d’initiative citoyenne, c’est que le design est mal réalisé. Néanmoins, il existe « par défaut », qui doit être grandement amélioré.

À l’inverse, des designers peuvent être appelés en renfort pour porter caution à des projets de l’administration, là où malheureusement aucun crédit n’est accordé à cette volonté de travailler by design. Par son cadre réglementaire ou l’externalisation de ses compétences, l’administration doit rédiger des cahiers des charges, des appels d’offres et acheter des solutions sur étagères, répondant à une problématique, provenant d’indicateurs souvent mal taillés, qu’il est difficile de questionner ou de réajuster en cours de route.

Il faut donc comprendre que le design a cette particularité de débuter par la compréhension des racines d’un problème qui lui sont adressés. C’est, par exemple, le premier principe du « Manifeste pour le renouveau social et critique du design » 1 : « Un acte de design authentique est un acte social et critique. » Le design n’a donc pas sa place dans toutes les organisations. Ou plutôt, certaines organisations peuvent limiter la place du design avec des approches comme celles-ci.

Heureusement, l’administration commence aujourd’hui à recruter des designers, impliquant un changement de culture et d’approche. Elles sont d’autant plus curieuses de savoir ce que les designers pourront leur apporter.

Renouveler les processus de production

Historiquement, dans le numérique comme dans le BTP, nous avons deux corps de maîtrise : la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage. La maîtrise d’ouvrage, exprime objectifs, besoins, coûts, délais, à l’endroit où la maîtrise d’œuvre supporte la responsabilité des choix techniques de solutions envisagées. Le design questionne l’échange entre ces deux parties prenantes. Je dirais même qu’il doit prendre place entre ces deux monolithes. En urbanisme, par exemple, nous parlons de maîtrise d’usage. Et cette notion d’usage doit faire écho aux principaux utilisateurs de la fonction publique que l’on nomme « usagers ».

Le design permet ainsi de prendre contact avec le terrain et de sortir de l’institutionnalisation des relations publiques. À l’image de la guérilla UX qui confirme ou infirme des hypothèses de manière informelle avec ces utilisateurs et en un temps record. Par exemple, début 2019, l’une des premières actions de la communauté UX a été de tester France connect en mode guérilla UX. Des agents publics se sont simplement repartis en binôme dans les espaces publics et les cafés du quartier, afin de présenter et tester cet outil, auprès de citoyens volontaires ou curieux, dans l’objectif de recueillir leurs avis et leurs remarques.

Cette confrontation active et réflexive de la réalité entre dans l’analyse de l’expérience. Ce que John Dewey décrit, pendant l’entre-deux-guerres, dans son livre Logique : la théorie de l’enquête2. La tendance actuellement est d’employer le terme d’UX (de l’anglicisme « user experience » ou « expérience utilisateur », en français). Sachant que dans l’espace numérique, l’UX et l’UI sont les deux faces d’une même pièce, où l’UI (user interface, ou l’interface utilisateur) est la partie visible de l’iceberg.

Les designers travaillant au sein de projets de la fonction publique se retrouvent régulièrement dans des meet-up design public. Organisé par la direction interministérielle du numérique (DINUM) dans le Lieu de la transformation publique à Paris, c’est un moment d'échange pour restituer des travaux et partager des expériences avec des praticiens du design.

Ce que je trouve surtout intéressant pour l’administration, c’est cet apport pragmatique, empathique et subjectif du design dans la conception de service (numérique ou non). L’administration à cette volonté de neutralité et d’objectivité. Alors que l’UX fait la part belle aux émotions, aux souffrances, aux vivants.

En revanche, nous pourrions nous demander « où se place le designer dans l’entité administrative ? Quel est le rôle du designer dans la conception des politiques publiques, au regard du débat démocratique, de l’articulation des politiques publiques entre elles ? » Car le design conçoit, en ce sens, il donne corps aux problématiques tout en forgeant des solutions. Ces solutions peuvent être des outils, des services, des politiques publiques, etc.

Entrepreneurs d’intérêt général, un programme conçu by design

C’est en observant des organisations comme les incubateurs de start-up d’État ou comme le programme Entrepreneurs d’intérêt général (EIG) que l’on peut commencer à voir des résultats probants. Déjà parce qu’ils recrutent des designers, mais surtout parce qu’ils laissent place à cette approche. Par exemple, le programme EIG, que je connais mieux, est un programme conçu by design. C’est-à-dire qu’il a cette volonté d’offrir de l’autonomie à une petite équipe, de questionner la problématique adressée, de définir ensemble la meilleure réponse possible, dans un principe de subsidiarité renouvelé. D’ailleurs, je parle ici d’une équipe d’entrepreneurs (nommé « EIG ») sans distinction de compétences (designer, développeur ou data scientist). Certains projets peuvent déboucher sur une solution différente à celle initialement imaginés. On dit que le projet « pivote ». Nous pouvons également observer des défis pouvant redéfinir le cadre de la problématique initiale. In fine, le résultat de cette mesure se produit après dix mois d’action.

En 2018, le défi Gobelins, au Mobilier national, cherche à faciliter l’accès à ces ressources culturelles avec une designer et un développeur. Le travail du designer a permis de creuser cette problématique tout en identifiant ces usagers. Ensuite, un énorme chantier d’identification et de catégorisation des données a été réalisé afin d’obtenir la meilleure recherche possible d’objets au sein des collections. Le défi EIG a permis de créer un site permettant de consulter le patrimoine mobilier de l’institution et d’explorer l’écosystème des métiers d’art3.

Autre exemple, le projet « DataJust » en 2019, cherche à garantir un traitement égalitaire et juste des demandes d’indemnisation des préjudices corporels au sein du ministère de la Justice (Direction des affaires civiles et du Sceau [DACS]). Au cours du projet, Kim Montalibet et Cédric Malherbe, deux data scientist ont été épaulés, pendant cinq jours, par les designeuses Laurie Chapotte et Élise Lalique. La demande initiale était de maquetter le produit en cours de développement. Mais très vite il a été nécessaire de questionner à nouveau cette demande en analysant les différents parcours des victimes et des parties prenantes. Cette recherche à permis d’expliciter les difficultés rencontrées lors de ce parcours et les possibles solutions pour aider à une meilleure indemnisation des victimes. C’est au final une nouvelle proposition de feuille de route qui à été soumise à l’équipe projet.

Il faut tout de même mesurer le coût que peut engendrer de tels défis EIG ou start-up d’État. Car la plus grande difficulté est en amont du projet. Il faut que l’administration accepte ce changement de fonctionnement. De plus, avant qu’un défi EIG commence, il est nécessaire de faire l’appel à projets au sein de l’administration, présenter ce mode de fonctionnement, tout en sélectionnant les défis les plus impactant pour l’intérêt général, et expliquer certaines règles ainsi que le contexte de ses projets avant même de lancer l’appel à candidature EIG. À ce stade, le programme ne garantit en rien de trouver des EIG aux compétences adéquates. Cependant, l’équipe du programme sait qu’une fois la promotion constituée, une communauté naîtra, partagera ses compétences et produira des solutions à moindre coût, qu’ils penseront être les plus efficientes et adaptées.

Le design c’est bon, mangez-en… Mais encore ?

Fin 2018, la Direction interministérielle du numérique (DINUM) a créé une communauté de designers4 au sein de l’administration, permettant de partager des pratiques entre administrations, donnant quelques mois plus tard une promotion exclusivement constituée de designers est accompagné par le programme EIG5. Comme chaque année, environ la moitié des EIG reste dans l’administration après leur défi. Il est certain de voir des designers offrir leurs compétences au sein de la fonction publique. Néanmoins, il reste à analyser les temporalités et les formalités d’accueil (vacation, CDD, free-lance, etc.). Nous observons aussi les structurations des DINUM ministérielles et l’augmentation d’une quantité de lab d’innovation. Ainsi, nous aurions fort à parier que des designers soient recrutés et liés à ces entités dans un futur proche. Bref, c’est un commencement, car à l’échelle nationale, nous sommes loin du compte de nos voisins anglo-saxons qui compte des designers par centaines, là où nous, nous comptons par dizaines.

Pour que l’approche UX s’intègre aux services publics numériques il faut également prendre en considération les travaux et productions passés. Par exemple, la qualité web et l’accessibilité ont encore un boulevard devant eux face à l’absence de résultat. « 12 millions de Français sont touchés par le handicap. Et pourtant, seuls 4 % des sites publics ont publié leur attestation de conformité d’accessibilité numérique (Braillenet) »5 écrivait la DINUM, le 11 février 2020. Trop peu de sites web sont dans les objectifs du Référentiel général d’accessibilité pour les administrations (RGAA) (la version 4 ayant été publiée en octobre 2019). Et malheureusement le handicap n’existe que par le reflet d’un design non inclusif. Si le design prenait en considération ces handicaps, nous n’aurions pas de résultat aussi alarmant. Heureusement, le récent pôle design de la DINUM reprend ces sujets en toute transparence avec l’observatoire de la qualité des démarches en ligne7 et espérons-le avec les moyens d’engendrer ces améliorations.

De plus, il est temps de livrer une nouvelle charte internet de l’État agnostique et utile aux makers. La précédente datait de 2012. Heureusement, sur ces sujets, des travaux sont en cours d’itération, suite à la nouvelle marque de l’État publié par le système d’information du Gouvernement (SIG)8.

Les développeurs et designers savent aussi s’inspirer d’outils mis à leur disposition, qui ne viennent pas nécessairement de l’intérieur de la sphère publique. Par exemple, les technologies de developement front (d’interface), les grandes multinationales ou certaines directions numériques d’États en pointe sur le design, agrègent et se partagent de la connaissance au sein de leur organisation, grâce à des systèmes de conception (également nommé design system). Que ce soit Microsoft, Google, IBM, etc., ou les États-Unis (USDS), l’Angleterre (gov. uk) ou l’Estonie, ils ont tous leur design system9. Est-ce bientôt l’heure du design system français ? J’ai bien peur que nous n’ayons pas la rigueur de nos voisins, mais nous n’attendons pas non plus nos responsables pour se partager nos productions, nos retours d’expérience et nos bonnes pratiques de conception.

Depuis maintenant plusieurs mois, des événements permettent ce partage, que ce soit à travers la communauté DesignGouv10 ou à travers les meet-up design public initié par le programme EIG. Mais je ne pense pas que ce soit suffisant si l’environnement des projets ne change pas. Surtout si les frontières des projets ne changent pas. Par exemple, pourquoi la gestion de l’eau ne s’opère-t-elle pas à travers les frontières des bassins versants ?

Pour que l’approche UX s’intègre aux services publics numériques il faut également offrir de l’autonomie à ses équipes et de l’ouverture dans son service. Le contexte de travail est presque tout aussi important que le résultat attendu. De plus, itérer, réduire les cycles de productions d’un livrable et travailler en lean design et permet de vérifier l’impact attendu.

Nous devons aussi créer des équipes pluridisciplinaires composées de spécialistes en politiques publiques, en gestion de projet, en sociologie, en design, en développement, en data science, etc. Sortir des silos et inter-opérer les équipes autant que les outils. Accorder un principe de subsidiarité au sein des hiérarchies et partager la responsabilité de l’échec ou de la réussite, comme le fait le programme EIG ou les start-up d’État avec un cofinancement des projets.

Enfin, à l’image de l’open source et de l’open data, il nous manque une politique de l’open design et de son outillage (exemple avec data. gouv.fr pour l’open data). Sachant que le design a l’avantage de ne pas être fermé : il est ouvert par défaut. Par exemple, lorsque le premier iPhone est sorti, il était difficile de masquer le fait d’avoir un écran avec un seul bouton. Il faut donc pour cela donner corps à cette ouverture et ce partage. Accepter et agréger les bonnes pratiques, les valeurs, les outils afin d’obtenir de la cohérence et de l’inclusivité dans notre service public, nécessaire au développement de ce secteur.

  1. Gaultier P., Proulx S. et Vial S., « Manifeste pour le renouveau social et critique du design », in Vial S., Le design, 2015, PUF, Que sais-je ?
  2. Dewey J., Logique : la théorie de l’enquête, 1993 (1re éd., 1938), PUF, L’interrogation philosophique.
  3. collection. mobiliernational. culture. gouv.fr
  4. https://design. numerique. gouv.fr
  5. https://numerique. gouv.fr/actualites/candidatez-designers-interet-general-ux-ui/
  6. https://www.numerique.gouv.fr/actualites/accessibilite-numerique-un-levier-strategique-amelioration-services-publics-numeriques-pour-tous/
  7. observatoire. numerique. gouv.fr
  8. Circ. n6144, 17 févr. 2020.
  9. Voir la liste de design system emblématiques : https://github.com/entrepreneur-interet-general/design-system#exemples-de-design-systems
  10. https://design. numerique. gouv.fr/
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