Pierre Calame, président de CITEGO

Le 22 décembre 2023

Pierre Calame est président de l’association Cités territoires gouvernance (CITEGO1). Il est ingénieur et polytechnicien, et a été directeur général de la Fondation Charles-Léopold-Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH) de 1988 à 2009. Il est l’auteur de nombreux livres sur la question des transitions en cours et à venir.

1 – La planification écologique

Je viens de publier dans le journal Le Monde une tribune intitulée « On ne peut pas continuer à agir contre le réchauffement climatique par une planification écologique concoctée dans le secret »2. Et ce n’est pas le discours du président sur l’écologie à la française qui m’a démenti. Mes réflexions remontent à quarante ans lors de la fondation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Deux choses me frappent particulièrement dans l’actualité. D’abord, l’inadéquation profonde des réponses que nous essayons d’apporter au réchauffement climatique. Inadéquation qui se manifeste notamment par un sentiment croissant d’impuissance : il y a un contraste de plus en plus dramatique entre des événements catastrophiques – l’effondrement, à l’évidence, a commencé – et l’incapacité des différentes sociétés à s’entendre sur leurs responsabilités mutuelles et sur la manière de faire face à la dégradation de ce bien commun par excellence qu’est le climat. Ensuite, le fossé entre les articles de journaux, les émissions de télévision et les innombrables rapports qui répètent que « c’est le dernier moment pour agir » et l’incapacité de la France à avoir un véritable débat démocratique sur la manière d’agir. Nous devons discuter de la manière dont nous assumons nos responsabilités. Quelles sont-elles ? Et comment le Gouvernement devrait-il s’y prendre pour que ce débat implique l’ensemble de la société ?

Nous avons multiplié les lois sectorielles avec une approche extrêmement technocratique, sans que la société ne soit réellement associée à un débat qui, pour elle, se traduit à chaque fois par de nouvelles normes ou de nouvelles contraintes.

Nous avons multiplié les lois sectorielles avec une approche extrêmement technocratique, sans que la société ne soit réellement associée à un débat qui, pour elle, se traduit à chaque fois par de nouvelles normes ou de nouvelles contraintes. Nous sommes pris dans un tourbillon de contradictions. Pour en sortir, il faut une idée claire de ce que nous voulons. Pour moi, assumer nos responsabilités signifie nous imposer une obligation annuelle de résultat. Il est essentiel de comprendre que depuis quarante ans, nous n’avons pas cessé de nous fixer des objectifs à dix ans, ce qui garantit, en démocratie, que personne n’est responsable. C’est toujours « la faute à “pas de chance” » !

Notre empreinte écologique et l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre (GES) sont de bons exemples. Il faut reconnaître qu’au cours des trente dernières années, nous avons réduit, lentement mais sûrement, les émissions de GES sur notre territoire, mais au prix d’une augmentation des émissions liées aux biens importés. Parfaite hypocrisie. Nous faisons semblant d’avoir un mode de vie plus vertueux, alors que ce n’est pas le cas. En trente ans, notre empreinte écologique totale n’a pratiquement pas diminué. Si nous voulons être sérieux vis-à-vis de nous-mêmes et des autres peuples, nous devons réellement réduire. Pour cela, il faut une approche globale et juste.

Or, nous sommes enfermés dans un dialogue interétatique sacralisé par la charte de l’Organisation des Nations unies (ONU) : elle ne gère pas les rapports entre les sociétés, mais entre les gouvernants ! Ce n’est pas un espace de dialogue entre les peuples. Quelle en est la conséquence ? Au nom de la sacro-sainte souveraineté des États, toutes les négociations internationales n’évoquent que les émissions territoriales. Pour la France, ce n’est donc que la moitié de notre responsabilité ! En plus, cela induit automatiquement des approches sectorielles. Toute notre planification écologique repose sur cette erreur et la présentation de la stratégie française par Emmanuel Macron, le 25 septembre 2023 en est la dernière illustration en date3.

Nous avons multiplié les lois. Toutes nos prévisions ne sont pas des scénarios réels de réduction de l’empreinte écologique, mais uniquement de réduction des émissions territoriales. Nous voulons réduire les émissions des ménages ou des entreprises, au lieu d’aborder la chose globalement et dire que nous devons passer de 9 tonnes émises par habitant à 2 tonnes, nous raisonnons par secteur (chauffage, mobilité, etc.). Il n’y a donc de débat démocratique, ni à propos de l’ensemble de nos responsabilités ni sur la manière dont nous voudrions que nos dirigeants assument leurs propres responsabilités. Il faut impliquer la population. Les grands objectifs nationaux ne peuvent qu’amener à un rejet lié à un « pas dans mon jardin » d’autant plus que les mesures touchent plus durement la France d’en bas. On le voit très bien sur l’interdiction de certaines voitures en centre-ville ou l’isolation des logements.

2 – Écologie et légitimité

La transition écologique fait appel à un concept connu lié à la gouvernance : le principe de moindre contrainte. Pour que le pouvoir soit légitime, il faut démontrer que les contraintes que l’on impose au nom du bien commun sont les plus légères possibles. Le Rassemblement national (RN) est en train de se saisir de l’écologie de manière habile. Comment ? En expliquant que les problèmes du changement climatique sont liés aux plus riches et qu’on en fait peser les conséquences sur les plus pauvres. Ce n’est pas vrai, mais ça le devient si vous prenez des mesures uniformes. Vous toucherez alors avant tout les plus pauvres. C’est ce qu’il s’est passé avec les Gilets jaunes.

Le meilleur exemple concerne les passoires thermiques. Si vous obligez à effectuer des travaux pour louer que va-t-il se passer ? Certains loueurs vont retirer les biens du marché de la location et chercher à les vendre. Les pauvres n’ont plus accès au crédit pour les acheter et ils ne trouvent plus de biens à louer. Cela vous amène une bombe sociale ! Et du coup le Gouvernement fait un pas en arrière. Mais rien n’est plus mauvais que ces valses-hésitations. Le pire, c’est qu’une partie de ces propositions ne vient même pas de la technocratie, mais de la Convention citoyenne pour le climat. Cette convention, sur le principe, c’était formidable : nous avons eu des citoyens qui se sont informés et passionnés. Mais cela montre une chose : si le mandat donné aux citoyens n’est pas à la hauteur, le résultat n’y sera pas non plus. On les a enfermés dans un mandat sectoriel et ils ne pouvaient donc répondre que par une litanie de mesures sectorielles. Ils ont donc sorti un rapport avec plusieurs centaines de fois les mots « interdiction » et « obligation ».

Nous ne pouvons pas faire des changements d’ampleur sans qu’il y ait un débat démocratique approfondi. Que faut-il faire ? Lors des Assises du climat4 que j’ai animées en 2021, nous avions mis en avant cinq critères :

  1. prendre en compte l’ensemble de l’empreinte écologique ;
  2. mettre en place une obligation de résultat annuel (par exemple, pour réduire notre empreinte carbone à 2 tonnes par habitant en 2050, il faut réduire cette empreinte de 6 % par an. Cela peut paraître anodin, mais c’est la réduction que nous avons eue au moment du covid-19 !) ;
  3. la justice sociale ;
  4. un effet de levier qui entraîne l’ensemble des acteurs, y compris les services publics ;
  5. suivre le principe de moindre contrainte. Pour moi, la seule solution qui répond à l’ensemble des critères est celle des quotas individuels. Qu’est-ce qui nous empêche de le faire ? Les idées reçues incrustées dans la tête des économistes !

Il n’y a pas que les biens de marché et les biens publics. Nous devons comprendre que les GES font partie d’une autre catégorie : celle des biens en quantité limitée. Cela relève donc du rationnement : Emmanuel Macron a raison quand il parle de « la fin de l’abondance », mais il aurait dû ajouter « pour tout le monde ! », sinon c’est de l’injustice. La force énorme des quotas, c’est que l’on a aujourd’hui la capacité technique de faire la traçabilité des émissions de GES. C’est le même principe qu’un salaire, on vous donne un quota d’émission et vous pouvez en faire ce que vous souhaitez. Mais tout cela demande un débat démocratique et non une planification écologique faite par un secrétariat à la planification écologique placé quelque part auprès de la Première ministre. C’est une insulte à la démocratie. Si nous continuons comme cela, nous donnons raison au RN. Pour récupérer les classes populaires aux prochaines élections, il faudra s’accrocher !

3 – La gouvernance

L’actualité nous a régulièrement montré ces derniers mois qu’il est nécessaire d’envisager une rupture. Elle n’a pas lieu, car nos dirigeants sont aveuglés. C’est ce que je pense avoir démontré dans mon livre, en 2009, Essai sur l’œconomie5. Combien de colloques d’éminents économistes se terminent par « il faudrait repenser de fond en comble le paradigme de l’économie » ? Ils sont payés pour le faire, pas pour dire qu’il faudrait le faire ! Il est très facile de démontrer que les sciences économiques sont une idéologie. La nature n’a pas bougé depuis trois siècles et pourtant les sciences de la nature ont connu plusieurs révolutions. Au contraire, la société et les systèmes de production ont changé fondamentalement en deux siècles, mais les hypothèses de base de l’économie n’ont pas changé ! Ce qui prouve que c’est une idéologie et non une science.

L’idéologie c’est quelque chose de très fort. C’est ce qui nous structure, au sens positif du terme. On ne peut pas construire sans. Encore faut-il qu’elle réponde aux défis de l’époque. Nous devons reconstruire la science économique à partir des limites planétaires. Ce n’est pas nouveau. De tout temps, la pensée des sociétés a été gouvernée par une pensée sur les limites. C’est la révolution industrielle qui est la parenthèse historique exceptionnelle. L’Occident a inventé la machine à vapeur et a conquis les ressources primaires de la Terre entière. Pendant deux siècles, nous avons donc pu ignorer les limites planétaires. Jusqu’à la révolution industrielle, la réflexion était mobilisée autour de ce que l’on appelait, jusqu’en 1750, « l’œconomie ». Quelle différence avec l’économie ? Si on prend l’étymologie, « oikos », c’est le foyer domestique, la planète, notre bien commun, et « nomoi », ce sont les règles de gestion. Qu’est-ce que cela veut dire ? De tout temps, l’œconomie a été une question de gouvernance et non une science à part. Une définition du botaniste Carl Von Linné dit : « L’œconomie, c’est l’art de mobiliser le meilleur de ses connaissances pour utiliser au mieux les ressources limitées de l’environnement au service du bien-être de tous. » Tout y est ! Quand je vois que l’on invente les termes de « décroissance » ou « post-croissance »… Faisons le grand retour de l’œconomie !

Nous devons reconstruire la science économique à partir des limites planétaires.

Nous avons créé une économie très linéaire, mais pendant des millénaires l’économie circulaire avait été une évidence. Nous sommes, enfin, sur un retour à la raison. J’étais un théoricien de la gouvernance, et non de l’économie. J’ai appliqué les concepts de la « gouvernance à la production » et la « consommation ». Or, l’un des principes fondamentaux de la gouvernance, c’est d’être capable de trouver des mécanismes pertinents au regard de la nature réelle des problèmes à traiter. Lorsque vous essayez d’appliquer des mécanismes de marché, inventés pour des biens dont la quantité est déterminée par le travail humain, à des biens qui sont en quantité finie, cela revient à dire que l’on utilise un tournevis pour enfoncer un clou ou un marteau pour enfoncer une vis !

J’ai mené pendant plusieurs décennies des combats sur la gouvernance. Nos sociétés sont peuplées de fausses évidences. Nous avons tendance à considérer qu’elles sont immuables. Notre démocratie et ses différents échelons de gouvernance nous sont présentés comme quelque chose d’incontestable. Dès que vous prenez une distance historique, c’est pourtant la production d’une époque. Les systèmes de pensée et les systèmes institutionnels ne tombent pas comme ça du ciel. Ce sont des réponses à des besoins d’une société à une époque. C’est le cas de la création du concept « d’État souverain », expression supposée indépassable du « bien commun », venu du traité de Westphalie (1648). Or, cette notion même fait disparaître celle « de bien commun transnational » qui est notre principal défi aujourd’hui. Idem pour la démocratie représentative qui est le fruit d’une époque, du croisement entre la grande taille des nouvelles entités politiques et de la faiblesse de l’alphabétisation.

Nous avons oublié que les systèmes institutionnels produits pour répondre aux besoins d’une époque ne sont pas nécessairement immuables. En gouvernance, nous devons prendre de la hauteur, à la fois par rapport à notre culture et notre époque. Regardons ce qui a existé de manière très large. Une seule chose est éternelle dans la gouvernance : elle a pour tâche de maintenir une communauté humaine dans son domaine de viabilité.

Nous devons dépasser la fameuse expression « Penser global et agir local » pour jouer à fond le niveau des territoires.

Penser la gouvernance au xxie siècle, c’est se dire : « Comment j’applique ces principes généraux en fonction des nouvelles situations des sociétés ? » Par exemple, comment je réinvente l’association des citoyens dans la gestion des affaires publiques dans le contexte d’Internet ? Il ne suffit pas de dire que la démocratie représentative est en crise. Les gens ne se retrouvent pas dans un système monté au xviiie siècle.

Le grand défi de la gouvernance c’est de devoir gérer une contradiction. D’un côté, on ne peut pas changer trop régulièrement de système – les sociétés ont besoin de stabilité –, mais, de l’autre, quand le fossé entre le système hérité du passé et les défis réels des sociétés devient béant, il devient impératif de changer. Nous l’observons aujourd’hui : en voyant le réel leur échapper, nos responsables politiques se mettent à produire de la norme. Gérard Larcher, président du Sénat, parle même d’« addiction normative ». Mais laissons les citoyens vivre et absorber les lois précédentes ! On observe au xxie siècle un tel dysfonctionnement que je crois qu’il est temps d’entamer une métamorphose. Mais ce faisant on se heurte à un sérieux obstacle : les corps sociaux produits par le système précédent. Ils résistent. Tout notre travail consiste à faire de la pédagogie autour des principes généraux de gouvernance et comment ils peuvent être appliqués.

4 – Vers une nouvelle décentralisation

Nous devons aller vers la gouvernance à multi-niveaux. Si vous prenez les premières lois de décentralisation, que nous venons de célébrer, nous avons fait une loi rurale et féodale dans une Europe urbaine. Cela ne peut pas marcher. Aujourd’hui, aucun vrai problème ne peut plus être traité à un seul niveau. La sécurité, comme l’habitat ou l’écologie, ont des éléments de solutions aussi bien à l’échelle hyper-locale qu’européenne. Notre enjeu doit être de faire travailler la totalité des niveaux ensemble. Nous avons fait l’exact opposé avec les lois de décentralisation de 1982-1983 en donnant des compétences exclusives à chaque niveau.

Et c’est vrai aussi pour la démocratie. Pour moi, il ne peut pas y avoir de grandes décisions nationales sans passer par des panels locaux. Un débat public informé doit s’organiser. Je m’oppose à la pratique de l’État qui pousse à des expérimentations locales, mais pour prétendre ensuite en tirer des leçons universelles que l’on impose. Toujours cette addiction aux normes. Nous devons nous y prendre de manière toute différente, apprendre ensemble, de l’ensemble des expériences et en tirer des principes communs à charge pour chaque territoire de les concrétiser au mieux de chaque contexte. C’est pour cela que je dédie mon temps actuellement au développement de CITEGO, pour réunir l’ensemble des expériences locales.

Il ne peut pas y avoir de grandes décisions nationales sans passer par des panels locaux. Un débat public informé doit s’organiser.

Nous sommes à la veille d’une nouvelle étape de décentralisation fondée sur les territoires, c’est-à-dire les bassins de vie et la gouvernance à multi-niveaux avec des apprentissages collectifs pour progresser. Nous ne pouvons pas avoir d’un côté des énarques qui décident et de l’autre des personnes qui mettent en œuvre. Nous devons dépasser la fameuse expression « penser global et agir local » pour jouer à fond le niveau des territoires. Ce qui ne veut pas dire que le niveau central disparaît. Par exemple, mettre en place les « quotas carbone », cela ne peut pas se faire à l’échelle locale. J’espère voir de mon vivant cette loi de décentralisation fondée sur la gouvernance à multi-niveaux.

Je me suis toujours demandé ce qui était le plus précieux pour un territoire. Est-ce la somme de compétence des individus ? La richesse des infrastructures ou des écosystèmes ? Au bout du compte, ce sont les apprentissages collectifs, souvent accumulés pendant des siècles, ce que j’appelle « le capital immatériel des territoires ». On observe que l’on sait ou que l’on ne sait pas prendre des problèmes ensemble à bras-le-corps. Cela ne s’invente pas du jour au lendemain. Cela nous manque beaucoup. Dans une société globalisée, chaque territoire est un lieu de découverte de toutes les modernités. Je crois que l’on ne peut donc penser que localement.

  1. CITEGO promeut l’échange d’expériences et le partage de connaissances entre praticiens, chercheurs, élus, associations et citoyens, autour des questions liées à la gouvernance des territoires et à leur rôle dans la transition vers des sociétés durables. Ce travail de médiation est mené avec l’objectif de dépasser les cloisonnements institutionnels, disciplinaires ou socio-professionnels, afin de rapprocher la connaissance de l’action, de renforcer une approche transversale des enjeux et de nourrir la formation permanente (https://www.citego.org/index_fr.html).
  2. Calame P., Cohen V. et Prieur A., « On ne peut pas continuer à agir contre le réchauffement climatique par une planification écologique concoctée dans le secret », Le Monde 23 août 2023.
  3. https://www.gouvernement.fr/actualite/planification-ecologique-ce-quil-faut-retenir
  4. http://www.assisesduclimat.fr
  5. Calame P., Essai sur l’œconomie, 2009, ECLM.
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