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Quel engagement des agents face à un désengagement institutionnel ?

Frédéric Pierru et Florence Fortin-Braud
Florence Fortin-Braud, aide soignante et assistante de soin en gérontologie, et Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, spécialiste des politiques de santé.
©Anaïs de La Fonchais
Le 5 juin 2023

Comment continuer de s’engager auprès d’une institution de plus en plus perçue comme maltraitante ? De nombreux soignants, qui aimeraient pouvoir bien faire leur travail et en être fiers, se retrouvent confrontés aux exigences de cadence, de rentabilité et de productivité. Un fossé se creuse alors entre les agents et l’institution qui ne partagent plus ni la même vision de la relation thérapeutique ni le même langage. Alors, comment faire en sorte que l’institution ne soit plus perçue par ses agents comme un empêchement, mais comme un soutien ? Entretien croisé avec Florence Fortin-Braud, aide-soignante et assistante de soin en gérontologie, et Frédéric Pierru, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste des politiques de santé.

Auprès de qui et à quoi s’engage-t-on lorsqu’on travaille dans les métiers du soin ?

Florence Fortin-Braud – C’est un engagement à plusieurs niveaux. D’abord, envers les patients et les résidents : je m’engage à leur consacrer le temps nécessaire et à bien faire mon travail. Il existe aussi un engagement au sein de l’institution. C’est ce que je fais lorsque je participe aux comités d’éthique, d’égalité professionnelle et des risques professionnels. On peut aussi s’engager au-delà du cadre institutionnel dans des associations et organismes qui mènent des réflexions sur nos problématiques professionnelles. À titre personnel, je fais partie de l’Observatoire du grand âge qui cherche à améliorer les conditions de vie, de travail et de soin dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Je participe également à l’Assemblée des femmes, une association féministe qui lutte contre toutes les formes de discrimination, notamment celles qui sont subies par les femmes âgées. Enfin, il existe un engagement au sein des professions, dans mon cas auprès de la Fédération nationale des associations d’aides-soignants, mais j’ai dû passer le relai parce qu’on ne peut pas tout faire…

Florence Fortin-Braud

Florence Fortin-Braud est aide-soignante et assistante de soin en gérontologie dans l’Établissement public de santé mentale (EPSM) de Saint-Avé (Morbihan). Œuvrant pour l’amélioration des pratiques professionnelles des métiers du médico-social, elle a réalisé un diplôme universitaire sur le partenariat entre patients et professionnels de la santé. Florence Fortin-Braud est également contributrice pour les revues les Actualités sociales hebdomadaires et Prescrire dans lesquelles elle tient les chroniques « La Minute de Flo » et « Nuance de blouses ».

Pendant très longtemps, on « s’engageait » dans l’armée, dans l’enseignement ou dans le monde de la santé. Cet oubli pourrait-il manifester un délitement du service public ?

Frédéric Pierru – C’est assez rare de retrouver un engagement multiniveau tel que celui de Florence dans le monde de la santé ! Le sociologue Dominique Schnapper parle de « métiers inspirés » pour désigner ces professions qui supposent un engagement physique, émotionnel et relationnel. Ce sont des métiers à vocation qui font partie de l’État social. Or, ce qui me frappe dans les propos de Florence, c’est que l’engagement auprès du service public n’a pas été spontanément évoqué. Pendant très longtemps, on « s’engageait » dans l’armée, dans l’enseignement ou dans le monde de la santé. Cet oubli pourrait-il manifester un délitement du service public ? La notion de service public aurait-elle perdu son sens et n’aurait-elle plus de réalité au point qu’on ne la mentionnerait plus ?

Quand on parle d’engagement pour le service public, on évoque finalement un contrat envers ses trois piliers : l’égalité d’accès à des services essentiels de même qualité – on peut parler ici d’égalité devant les soins ; la continuité du service public, qui suppose l’engagement des soignants à supporter les nombreuses contraintes qui en découlent (horaires de travail, impacts sur la vie personnelle, etc.) ; et enfin la mutabilité du service public, avec l’obligation pour les services publics de s’adapter aux changements de société. Cette valeur de mutabilité a tellement été détournée – on peut notamment se référer à l’ouvrage « Il faut s’adapter » 1de Barbara Stiegler dans lequel elle décrit ce nouvel impératif politique – qu’on peut y voir une crise de ces métiers de l’État social.

Florence Fortin-Braud – Si je n’ai pas mentionné mon engagement au service public, c’est parce qu’il est évident pour moi. Dans les professions de la santé comme de l’enseignement, on travaille pour le bien commun, on produit du bien-être et des conditions qui permettent aux personnes de bien vivre. Tout le sens de mon métier est là. Je suis au service du service public et des citoyens. C’est pour cela que je ne me vois pas exercer mon métier en établissement privé. C’est un choix que j’ai fait : je suis dans le service public et j’y resterai.

Frédéric Pierru

Frédéric Pierru est chercheur en sciences sociales et politiques au CNRS et à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) à Rennes. Spécialiste de la sociologie de l’action publique et du champ médical, ses travaux portent principalement sur les transformations de l’administration de la santé, les réformes hospitalières et les savoirs de gouvernement en santé.

Quels sont les freins aux engagements des professionnels de santé ?

Florence Fortin-Braud – Dans mon engagement institutionnel, la première difficulté est la disponibilité de temps personnel. Les réunions des comités ont lieu dans la journée ; or, nous fournissons des soins en continu. Si dans d’autres professions il est possible d’y participer sur son temps de travail, nous devons permuter nos heures entre collègues ou poser des congés qu’on préférerait utiliser pour se reposer !

J’ai découvert une autre notion du temps et du « prendre soin » en travaillant en fonction de la volonté et du rythme du résident et non en fonction de celui de l’équipe.

En revanche, je ne retrouve pas cette difficulté de temps dans mon engagement auprès des patients. Grâce à une expérience en unité d’hébergement renforcée (UHR), j’ai découvert une autre notion du temps et du « prendre soin » en travaillant en fonction de la volonté et du rythme du résident et non en fonction de celui de l’équipe. Si un résident n’a pas envie de se réveiller à 7 h 00 ou de se laver, je ne vais pas le bousculer. Ce n’est pas son problème si je dois finir les toilettes à 11 h 00. Je travaille pour le patient et je m’adapte à lui.

Frédéric Pierru – J’admire la relation qu’a Florence à son métier. Dans mes recherches, je constate l’apparition d’un grand divorce entre les professionnels et l’institution : les professionnels n’arrivent plus à s’identifier à une institution perçue comme de plus en plus maltraitante et considèrent qu’elle les empêche de bien effectuer leur travail. Ils critiquent la bureaucratisation du système de soins et dénoncent les exigences institutionnelles de cadence, de rentabilité et de productivité. Le « care », le prendre soin, s’efface au profit du « cure », l’acte médical. En résulte un problème d’identification des agents à l’institution parce qu’il n’y a plus de convergence dans la manière d’envisager la relation thérapeutique. Alors, un fossé se creuse entre l’institution et le soignant qui veut bien faire son travail, en être fier et être reconnu par ses pairs, ses supérieurs et l’institution. Il s’agit là des premières motivations du personnel hospitalier avant même le revenu. C’est pour cela qu’il n’est pas possible de compenser financièrement l’impression de mal effectuer son travail à cause de conditions dégradées. C’est peut-être là que se situe l’échec du Ségur de la santé. Pour moi, il n’y a donc pas de désengagement institutionnel, mais plutôt un divorce entre les buts de l’institution et ce qui fait la fierté et l’engagement des professionnels de terrain.

Un fossé se creuse entre l’institution et le soignant qui veut bien faire son travail, en être fier et être reconnu par ses pairs, ses supérieurs et l’institution.

Florence Fortin-Braud – Je suis complètement d’accord, je travaille également avec cette injonction de faire plus avec moins. La bureaucratisation et les sous-effectifs sont une réalité, je n’en parle même plus, tellement c’est ancré dans mon quotidien. Mais face à cela, combien de personnes sont-elles syndiquées ? Combien de personnes militent-elles ou s’engagent-elles dans des associations ou participent à des comités ?

Frédéric Pierru – Le recul du syndicalisme dans l’hôpital public peut justement manifester le sentiment de dépossession qu’ont les professionnels de santé par rapport à leur institution. Deux phénomènes supplémentaires peuvent être interprétés de la sorte. D’abord, la progression du vote d’extrême droite avec une hausse de 15 points entre 2017 et 2022 : aujourd’hui, on vote plus Marine Le Pen dans la fonction publique hospitalière que dans la police ! Ensuite, le refus de la vaccination contre le covid-19. Je mène en ce moment une étude qui montre que ce refus est souvent un moyen de revendication qui permet de dire à l’institution : « Vous nous maltraitez dans nos conditions de travail, notre travail n’est pas reconnu, nous sommes mal payés, donc nous n’obéirons pas à l’injonction de nous faire vacciner. » Ces trois exemples manifestent le sentiment d’impuissance que peut ressentir le personnel de santé face à une institution dont il ne partage plus les valeurs et sur laquelle il n’a plus de prise. Il s’agit alors de protester contre une institution qui semble désormais fonctionner contre ses soignants.

Face à ce constat, comment continuer de susciter des vocations ?

Florence Fortin-Braud – D’abord, de quoi parle-t-on lorsqu’on parle de « vocation » ? Les premières infirmières étaient des religieuses. Appelées par Dieu, elles travaillaient gratuitement avec un dévouement total. On parlait en cela de « vocation ». S’interroger sur ce mot donne des indices sur pourquoi il existe une « crise des vocations » : les soignants ne veulent pas travailler dans n’importe quelles conditions. Les professions du soin sont d’abord des métiers avant d’être des vocations. Je préfèrerais donc parler d’« attractivité » du métier plutôt que de « vocation ».

Depuis des années on répète les mêmes revendications : il nous faut plus de temps pour prendre soin de nos patients et des salaires à la hauteur de notre apport à la société. Nous avons des métiers essentiels, mais on continue de se baser sur notre niveau d’études pour fixer nos salaires. Renforcer l’attractivité du métier d’aide-soignant passe aussi par la refonte de son image, notamment en attirant des hommes et en cessant de l’associer à des qualités dites « féminines ». En effet, aujourd’hui plus un métier est féminisé, moins il est valorisé…

Les soignants ne veulent pas travailler dans n’importe quelles conditions. Les professions du soin sont d’abord des métiers avant d’être des vocations. Je préfèrerais donc parler d’ « attractivité » du métier plutôt que de « vocation ».

Frédéric Pierru – La question de l’image se pose aussi pour le service public. Pendant trente ans, on a dénigré le service public pour justifier des réformes. On a fini par fabriquer un repoussoir. Il existe également un problème de communication entre les professionnels de terrain et l’institution. Il faudrait rompre avec la langue du management, qui contribue au divorce des soignants avec l’institution, et renouer avec un langage commun. Enfin, pour améliorer l’attractivité des « métiers inspirés », il faudrait davantage de reconnaissance de la part de l’institution et des décideurs politiques. Cela se traduit évidemment par une meilleure rémunération, mais surtout par un soutien de l’institution à ses soignants. Les professionnels de terrain ont envie de bien effectuer leur travail, d’en être fiers. L’institution doit alors être vue comme un support et non comme un empêchement.

Florence Fortin-Braud – Tout à fait, il faudrait que l’institution s’adapte à ses agents en leur donnant des conditions de travail optimales et en facilitant leur quotidien. Personnellement, je n’ai pas les moyens de me loger à proximité de mon hôpital et je n’ai pas de moyen de garde pour mes enfants avec mes horaires de travail. L’institution, pour être un véritable support, devrait s’adapter aux besoins de ses agents. Les aides-soignantes, par exemple, sont souvent issues de reconversions professionnelles : ce sont la plupart du temps des femmes qui ont déjà des enfants, qui sont parfois divorcées et qui ont des parents vieillissants. Leurs contraintes personnelles sont multiples. Si le service public les prenait en compte et s’y adaptait, ce métier serait plus attractif.

L’institution doit arriver à faciliter la vie quotidienne des soignants dans leur diversité. Elle doit être un support concret pour ses agents. [...] Elle doit s’adapter aux évolutions de la société, mais aussi aux changements de modes de vie de ses agents.

Cela nécessite une approche globale, depuis l’éclairage des centres-bourgs lorsqu’on termine notre service tard dans la nuit, jusqu’au maillage des transports en commun pour faciliter nos déplacements. Nous avons des conditions de travail compliquées, mais nous le savions en choisissant ce métier. En revanche, l’institution peut nous aider dans nos difficultés quotidiennes. Le service public devrait prendre soin de ses agents en se mettant à leur service, et non seulement au service des patients.

Frédéric Pierru – En effet, l’institution doit arriver à faciliter la vie quotidienne des soignants dans leur diversité. Elle doit être un support concret pour ses agents. On en revient au principe de mutabilité du service public : l’institution doit s’adapter aux évolutions de la société, mais aussi aux changements de modes de vie de ses agents.

Pour aller plus loin

  • Pierru F., Vernaudon J. et Stambach F., « Et surtout, une bonne santé ! », AOC 26 févr. 2023.
  • Pierru F., « Les consultants à l’hôpital, un phénomène structurel ? », Horizons publics janv.-févr. 2019, no 19.
  • « L’hôpital en réanimation », France culture 6 juill. 2022.
  • « “Ma traversée du covid-19”, par Florence Braud, aide-soignante », La story des Échos avr. 2021.
  1. Stiegler B., « Il faut s’adapter. » Sur un nouvel impératif politique, 2019, Gallimard, NRF Essais.
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