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Quelle place des récits dans la transition écologique portée par l’ADEME ?

Transitions 2050 ADEME
L’ADEME a défini quatre axes pour nourrir l'imaginaire du mieux vivre ensemble, ces axes pouvant interagir entre eux dans une perspective systémique. Sur le premier axe, « Comprendre », l’agence soutient des projets de recherche et d’études visant à comprendre comment mobiliser les publics à travers de nouveaux imaginaires, mais aussi comment nourrir les « imaginacteurs » et de servir de support à des projets de mise en récit. Des travaux qui contribuent à se rapprocher de nombreux autres acteurs, et notamment les urbanistes. Le rapport Transitions 2050 en est l’objet phare.
©S. Kiehl
Le 14 août 2023

Il est important de situer le contexte de crise des imaginaires dans lequel nous sommes pour comprendre l’intérêt actuel pour les récits. Aujourd’hui, malgré le consensus sur le caractère anthropique du changement climatique nous sommes à 81 % d’accord, selon notre dernier baromètre des représentations sociales du changement climatique1 –, nous constatons une forte dissonance entre intention et action. Les principaux récits aujourd’hui sont ceux du consumérisme et du productivisme, selon lesquels pour être heureux, il faut consommer, toujours plus et tout de suite. Or, cet imaginaire dominant est plus que jamais insoutenable et met en péril l’habitabilité de notre planète.

L’importance des récits pour faire face à la crise des imaginaires

Face à une difficulté, un des premiers réflexes est de penser qu’il y aura une solution technologique pour pouvoir en sortir. La question des coûts écologiques et sociaux est alors mise de côté. À l’autre extrême des types de récits existants, on trouve des récits de type survivalistes avec des personnes qui, très conscientes du péril écologique, proposent des réponses basées sur le communautarisme, parfois avec violence.

Cependant, nous avons une autre voie à tracer, une voie qui s’appuie sur d’autres imaginaires dans le rapport à la nature et entre les humains. Néanmoins, nous baignons dans un univers majoritairement dystopique, c’est-à-dire qui présente une vision sombre du futur.

Lorsque l’on interroge nos publics, les références qui ressortent majoritairement sont Blade Runner, Mad Max ou Soleil vert. En revanche, les visions plus utopistes présentes dans les films d’animation d’Hayao Miyazaki avec Nausicaa, Princesse Mononoké, ou encore le film de James Carmeron, Avatar, sont beaucoup moins mentionnées. Toutefois, il est très difficile, dans un univers majoritairement dystopique, de pouvoir se projeter vers quelque chose de désirable tout en restant lucide, en particulier vers cette voie qui contribuerait à faire émerger des contre-récits puissants permettant de fédérer l’ensemble de la société, à titre individuel et collectif, autour des enjeux de résilience et de sobriété.

Pourtant il est indispensable d’aller vers cette sobriété. Cette dernière est bien sûr à déterminer sur chaque territoire afin d’être adapté à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses habitants. Il s’agit donc d’inventer les chemins d’une nouvelle narration pour surmonter cette crise des relations au monde et aux autres, à tous, y compris le vivant. Accompagner le changement de narration du monde de demain, c’est cela notre grand projet. Et nous avons besoin de nouveaux imaginaires pour nous aider à nous projeter dans l’avenir afin de répondre à ces questionnements, comme le suggère notamment Donella Meadows dans son essai Pour une pensée systémique3 : comment consommer autrement ? comment produire autrement ? comment travailler autrement ?, etc. En bref : comment faire pour vivre ensemble ?

L’enjeu central est de montrer que des modes de vie plus sobres et plus justes sont possibles. Les imaginaires de ces sobriétés désirables sont ceux que nous avons à co-construire collectivement.

Mobiliser les « imaginacteurs » pour changer les représentations

Pour l’ADEME, la transition écologique est donc aussi une transition culturelle ; elle se réfère à la culture dans sa dimension relative à notre rapport à la nature et à sa finitude/fragilité. L’agence – qui diffuse un certain nombre de données chiffrées – constate qu’en trente ans de sensibilisation sur la transition écologique, les comportements ont évolué, mais pas assez rapidement au regard de l’urgence des enjeux que nous devons affronter. Il est possible de trouver des explications dans le fait que les discours alertant sur les crises environnementales ont essentiellement reposé sur des données chiffrées et des prises de paroles « techniques et technocratiques ».

Malgré toute l’importance de ces formes d’expressions, force est de constater que l’information seule ne suffit pas à accompagner le passage à l’action et conduire à un changement radical de société. Nous ne sommes pas des êtres totalement rationnels, nous sommes des êtres de récit et aujourd’hui, nous sommes face à un problème de récit.

Le fait d’avoir principalement abordé l’écologie selon un prisme uniquement politique pose une difficulté. Nous avons également trop estimé que l’alerte, basée sur la peur, allait suffire. Or, quand les gens ont trop peur, ils « ferment le rideau » et entrent dans une forme de déni. Pourtant, parler d’écologie, c’est parler de santé (par exemple, les vagues de chaleur), de conflits (notamment avec l’eau), de géopolitique (les réfugiés climatiques), ou encore d’économie (l’inflation). C’est parler du quotidien. Il y a donc urgence à changer les représentations de nos modes de vie et nous réapproprier la question culturelle.

Les communicants et les professionnels de la culture, de l’urbanisme et de la fabrique de la ville en général ont un rôle à jouer dans ce cadre : ils sont responsables des imaginaires diffusés au monde. Si eux ne changent pas, on ne pourra pas faire advenir les imaginaires de la sobriété désirable. Il faut donc faire évoluer nos récits de société. Avec qui et comment agir ? Pour cela, l’ADEME s’appuie, entre autres, sur le travail réalisé par Jules Colé4.

Cartographie des Imaginacteurs

Cartographie des Imaginacteurs

L’objectif est de mobiliser ces professionnels, qu’il appelle les « imaginacteurs » car ils éclairent et influencent les imaginaires sociaux, et peuvent jouer un rôle pour renouveler nos imaginaires et nos modes de vie. Mais ces « imaginacteurs » ont été cartographiés à un instant t, en mettant le citoyen au centre, car celui-ci représente la clé de voûte de la stratégie de mise en récits, celui qui est appelé à reprendre le pouvoir et à vivre activement ces nouveaux imaginaires posant ainsi les bases d’une société plus soutenable. Les « imaginacteurs » sont positionnés sur une carte avec en abscisse l’intérêt et en ordonnée l’influence. L’influence consiste en la capacité des acteurs à produire et diffuser des imaginaires. L’intérêt correspond à leur engouement à produire de nouveaux imaginaires et à ajuster leur fonctionnement. On distingue ainsi ceux qui ont à la fois le plus d’influence et d’intérêt.

Les acteurs culturels ont le pouvoir de nous toucher au cœur, de pouvoir raconter et de nous embarquer vers de nouveaux imaginaires. Il y a aussi les collectivités et territoires, parce qu’en matérialisant nos imaginaires dans le réel, ils donnent à voir et envie de reproduire. Leur rôle est donc absolument déterminant. Toutefois, on trouve aussi parmi ces « imaginacteurs » les marques et entreprises, les publicitaires, les marketeurs qui exercent une fonction prépondérante dans l’envoi d’imaginaires aux citoyens, citoyens réduits souvent à des consommateurs.

Dépasser la posture de sachant pour co-construire des imaginaires encapacitants

Dans ses travaux5, Jules Colé démontre clairement que faire un nouveau récit commun oblige à déplacer nos imaginaires selon deux axes. D’un côté, se trouvent les imaginaires « idéels », qui existent dans un monde virtuel. Ces imaginaires « idéels » sont liés au monde de la culture, à la mise en récit, à la création culturelle. Le second axe porte sur tout ce qui va tendre à matérialiser les imaginaires. Au niveau des territoires, il s’agit, par exemple, de tiers-lieux, de forêts comestibles et autres lieux qui permettent de matérialiser et de se rendre compte que c’est possible, que quelque chose peut être projeté à travers des expériences immersives et multisensorielles. Cette approche des imaginaires a permis de faire évoluer la façon dont l’ADEME regarde cette question de la culture.

Si on veut dépasser les limites des imaginaires actuels, il nous faut aller vers des imaginaires encapacitants, des imaginaires qui encouragent le passage à l’action.

Si on veut dépasser les limites des imaginaires actuels, il nous faut aller vers des imaginaires encapacitants, des imaginaires qui encouragent le passage à l’action. Il faut, d’une part, des récits concrets, avec des personnes et des collectifs qui vont incarner le changement ou des projets de transition, et puis, d’autre part, des récits fictifs, prospectifs destinés à aider à se projeter. Comment leur permettre d’être acteurs et de co-construire le monde de demain ? Pour l’ADEME, il est non seulement nécessaire de mieux valoriser des travaux d’expertise produits, de façon plus accessible et plus large, et de les mettre dans le débat public, mais également de penser la façon dont ils vont favoriser les transformations internes : comment faire pour parler de tous ces sujets s’il n’y a pas une transformation en profondeur des organisations ? C’est un changement de posture qui va vers plus d’écoute, d’humilité, de sincérité et de transparence. Enfin, il est indispensable de dépasser la seule rationalité et de prendre en compte l’émotionnel et le sensible pour semer l’envie d’agir et développer nos imaginaires.

Comprendre, former, se projeter et concrétiser

L’ADEME a défini quatre axes pour nourrir cet imaginaire du mieux vivre ensemble, ces axes pouvant interagir entre eux dans une perspective systémique.

Sur le premier axe, « Comprendre », l’agence soutient des projets de recherche et d’études visant à comprendre comment mobiliser les publics à travers de nouveaux imaginaires, mais aussi comment nourrir les « imaginacteurs » et de servir de support à des projets de mise en récit. Des travaux qui contribuent à se rapprocher de nombreux autres acteurs, et notamment les urbanistes.

L’objet phare, le rapport Transition(s) 20506, et ses quatre scénarios, a connu une valorisation sans commune mesure avec, outre le très important travail de prospective7 publié, une vidéo, une série de quatre podcasts, un supplément, avec le média So Good, asilé au sein du magazine Society, en mars 2022, qui a fait de ces scénarios des récits fictionnels aidant les gens à se projeter. Ces travaux ont également servi de base à des ateliers d’écriture et d’imagination avec le collectif Futurs proches8 visant à ouvrir le champ des possibles conditionnant, dans une autre logique basée sur l’écoute et l’imagination au pouvoir, ce fameux changement de posture. Il reste à renforcer maintenant la mise en débat de ces scénarios qui ont été publiés initialement en novembre 2021. Un certain nombre d’entreprises et de collectivités et aussi d’écoles et d’universités s’appuient d’ores et déjà sur ces travaux pour débattre sur nos choix de société pour demain.

Dans un autre registre, l’étude des récits et des actes que l’ADEME a faite avec Place to B et BVA Group9 consistait ainsi à observer comment la culture populaire pouvait donner envie d’agir en faveur de la transition écologique. Il s’agit d’une expérimentation qui s’est notamment appuyée sur une cohorte de quarante personnes qui, pendant trois mois, a visualisé et analysé différents films et séries. Nous avons ainsi montré que la culture pouvait jouer un rôle, qu’un film pouvait nous toucher, bousculer notre imaginaire et pousser au questionnement, mais que cela ne suffit pas à basculer et à faire changer nos comportements. Les œuvres culturelles doivent pour cela être accompagnées, prolongées, pour guider les citoyens dans leur évolution.

La question de la publicité est également au centre de différents travaux menés par l’ADEME. L’agence a participé aux travaux publiés par l’association Entreprises pour l’environnement (EpE), notamment Guide à l’usage des communicants. Représentations des modes de vie des transitions écologiques10 pour lutter contre les stéréotypes véhiculés dans la publicité. Une dizaine ont été recensés, par exemple, le carnivore compulsif, l’autosoliste ou le fanatique des voyages sur les plages de rêve. Ces stéréotypes donnent des clés aux créatifs pour inventer une représentation alternative du monde dans lequel on vit.

Le deuxième axe, « Former », porte sur la formation des « imaginacteurs » et en particulier des acteurs culturels pour monter en compétence sur les sujets de transition. On trouve dans ce dispositif de sensibilisation/formation le parcours « Nouveau récit » avec le collectif Atmosphères visant à donner des clés de compréhension aux scénaristes. On trouve également le collectif La fabrique des récits, de Sparknews, dont l’ADEME est membre fondateur. Ce collectif sensibilise les acteurs culturels aux enjeux de la transition écologique et sociale. L’ADEME vient d’accompagner une masterclass « Art et transition écologique » avec des artistes d’origine extrêmement différentes, allant de plasticiens, de scénaristes en passant par un créateur de jeux vidéo d’Ubisoft ou encore un slameur : une diversité qui rend perceptible le basculement de nombre d’acteurs du secteur culturel. Côté culture toujours, le prix Art éco-conception, projet d’Alice Audouin (par le biais Art change 21), dont l’ADEME est partenaire, vise aussi à accompagner les artistes d’arts contemporains dans l’éco-conception de leurs œuvres.

Le troisième axe, « Se projeter », conduit l’ADEME à se rapprocher de nombreux autres acteurs, y compris des urbanistes. Parmi les projets soutenus par l’ADEME – outre la Fresque des nouveaux récits développée par le « think and do tank » Imagine 2050 –, l’Assemblée citoyenne des imaginaires11, un travail collectif réunissant comme partenaires fondateurs Valérie Zoydo (initiatrice du concept), l’association Atmosphère 21, l’ADEME et bluenove. À partir des aspirations, des sensibilités et des imaginaires relatifs au monde de demain d’un millier de représentants de la société civile, des scénaristes professionnels, dans un mouvement itératif, créent une œuvre culturelle populaire, un blockbuster audiovisuel ou multimédia. C’est l’opportunité de lutter contre les dystopies actuelles qui nous engluent, de faire émerger les bases d’une société régénérative, compatible avec le vivant. Dans cette première phase, l’ADEME et ses partenaires ont été rejoints par TF1, Bayard, le CNC, ENGIE et Veolia.

Enfin, le dernier axe, « Concrétiser », concerne la transformation de l’imaginaire dans la vie quotidienne qui montre l’importance centrale de la mise en récit au niveau des territoires ou des projets. L’ADEME est partenaire de nombreux travaux œuvrant en ce sens et soutient des initiatives de mise en récit des territoires ou des projets qui incarnent de nouveaux imaginaires. Ce sont, par exemple, les travaux du centre de ressources du développement durable (CERDD), qui propose un guide de mise en récit des projets de territoire12.

Dans le même registre, il y a la Fabrique des transitions qui fédère une communauté apprenante de plus de 400 acteurs visant à travailler au développement d’une ingénierie de la conduite de changement systémique pour accompagner le passage à l’action notamment par le récit13. Et puis, nous pouvons souligner aussi le développement de nouveaux métiers comme celui de chargé de mission de récit territorial sur le territoire de Nantes métropole dont l’objectif est d’incarner et de rendre désirables ces questions de récit dans la vie quotidienne.

Ces axes seraient insuffisants s’ils ne reposaient pas sur une approche systémique, et non sectorielle, collective et non individuelle, co-élaborée et non descendante. Ce sont les maîtres mots que l’ADEME s’emploie à promouvoir avec un chemin encore long pour pleinement réussir ensemble.

  1. https://librairie.ademe.fr/changement-climatique-et-energie/5917-representations-sociales-du-changement-climatique-23-eme-vague-du-barometre.html
  2. Valérie Martin est également chargée de la stratégie grand public, stratégie comportant une dimension sur les imaginaires et les récits. Elle est également co-auteure du Guide de la communication responsable (2022, ADEME) dans lequel la question des récits figure en bonne place.
  3. Meadows D., Pour une pensée systémique, 2023 (trad. fr.), Rue de l’échiquier, Initial(e)s DD.
  4. Colé J., Comment faire évoluer nos imaginaires. Pour changer nos relations au monde vivant et aller vers un monde soutenable et harmonieux, rapport, 2022, ADEME (https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5840-comment-faire-evoluer-nos-imaginaires-.html).
  5. Ibid.
  6. Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat, rapport, 2021, ADEME.
  7. https://www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/
  8. Guyard M., Pouliquen-Lardy L. et Weck V., « Transition(s) 2050 : comment s’approprier les quatre scénarios de l’ADEME ? », Horizons publics sept.-oct. 2022, no 29, p. 84-87.
  9. Place to B et BVA Group, Des récits et des actes. La culture populaire au service de la transition écologique, étude, 2022, ADEME (https://librairie.ademe.fr/cadic/7100/des-recits-et-des-actes-011857.pdf).
  10. EpE, Guide à l’usage des communicants. Représentations des modes de vie des transitions écologiques, 2021.
  11. https://www.assemblee-des-imaginaires.org/
  12. Repères sur la mise en récit(s) de vos projets de transitions, 2023, CERDD.
  13. « Les collectivités locales face aux défis des transitions : quel accompagnement ? », Horizons publics été 2022, hors-série en partenariat avec La Fabrique des transitions. 
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