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Quelles visions du monde pour quelles décisions ?

Valérie Charolles, philosophe invitée aux ETS 2022, a aussi fait référence à son ouvrage Philosophie de l’écran3, pour évoquer les enjeux de la décision publique aujourd’hui.
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

Départ de notre voyage au cœur des décisions : d’où viennent-elles ? Qu’est-ce qui nous amène à les prendre ? Dans quelle direction doivent-elles nous conduire ? Nous devons faire évoluer la manière dont nous envisageons la prise de décision si nous voulons faire face à ce monde en transition. Deux axes guideront cet article : la déconstruction des facteurs impliqués de la prise de décision (comme la donnée chiffrée) et la nécessité d’un alignement des collectivités avec les limites planétaires (le concept de redirection écologique). Si les crises conduisent à innover, c’est parce qu’elles amènent à inventer de nouveaux circuits, de nouvelles intelligences collectives et de nouvelles collaborations.

Les trois dernières années ont bousculé beaucoup de certitudes au sein des collectivités locales. La première table ronde des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022 a proposé aux participants de travailler autour d’une question : quelles visions du monde pour quelles décisions ?, avec trois invités, Valérie Charolles, philosophe, magistrate à la Cour des comptes et autrice de l’ouvrage Se libérer de la domination des chiffres1, Diego Landivar, directeur et co-fondateur d’Origens Media Lab, et Frédéric Gilli, directeur de Grand public, agence de concertation et d’accompagnement au changement.

« Votre collectivité se pose-t-elle la question de l’impact écologique de ses décisions ? » Pour 36 % des participants aux ETS 2022, c’est un critère parmi d’autres ; pour 12 % d’entre eux, c’est l’un des derniers critères pris en compte. Voilà qui montre le chemin à parcourir pour aligner les collectivités locales avec les limites planétaires et le concept de redirection écologique ! Ces chiffres ne sont pas surprenants pour celles et ceux qui observent la vie publique. Si le discours est désormais rodé sur la transition, les actes tardent à venir, notamment dans les décisions du quotidien. Valérie Charolles a introduit la conférence en exposant que : « Nous avons constamment l’impression d’être impuissants. Or, il est faux de dire qu’il n’y aurait que du déterminé ou de l’indécidable. Le décidable se trouve dans nos capacités individuelles. Tous les jours, nous prenons des décisions, et certaines collectives. Parmi celles-ci, je rejoins le philosophe Ludwig Wittgenstein sur l’importance des règles du jeu. Ce sont les règles comptables, administratives, etc. C’est ici que nos décisions peuvent avoir un impact concret. L’échelle territoriale est à la fois un champ de force où se nouent les enjeux climatiques et un espace de compétences centrales pour répondre à ces enjeux. »

Nous ne retrouvons pas le mythe des citoyens qui ne veulent pas changer leurs habitudes, selon Diego Landivar.

Dans la continuité, Diego Landivar illustre la question de la décision avec l’exemple des crises, et cette question centrale : que faire face aux crises ? « Ce qui est révélé par le cadre actuel, c’est que les piscines municipales sont connectées à Poutine. Il y a alors deux types de réponses. Les réponses tactiques ou semi-adaptatives qui consistent à gérer les situations dans le vif de l’instant. Cela peut être de baisser la température de l’eau de 1 ou 2 degrés, mais cela ne prend pas en compte les usages, et surtout cela favorise l’attente de techno-solutions. Puis, il y a les réponses stratégiques qui s’appuient sur le concept de la redirection écologique. » Pour Diego Landivar, « la redirection écologique suggère qu’un horizon éventuel de conciliation passe d’abord par un alignement des organisations publiques et privées sur les limites que l’anthropocène met en évidence (limites climatiques, géologiques, planétaires, mais aussi zones critiques, situations écologiques territoriales, agencements ontologiques et politiques territoriaux, etc.). Cet alignement passe par des arbitrages » 2. Et qui dit « arbitrage » dit « décisions »… Même quand elles ne sont pas faciles à prendre.

Valérie Charolles, philosophe invitée aux ETS 2022, a aussi fait référence à son ouvrage Philosophie de l’écran3, pour évoquer les enjeux de la décision publique aujourd’hui.

C’est le cas lors des crises et ces trois dernières années ont montré qu’elles pouvaient accélérer les mutations, notamment parce qu’elles poussent à innover et expérimenter. Au pied du mur, les choix sont moins nombreux et la prise d’une décision rapide est nécessaire. Pour les trois intervenants à la table ronde, le processus de décision doit mieux s’aligner avec l’idée d’inclure les citoyens dans les réflexions. Pour Frédéric Gilli, par exemple, il est nécessaire d’aller « chercher les citoyens sur les sujets de la vie quotidienne » afin d’engager des « mutations » choisies. Un point de vue partagé par Diego Landivar : « Dans les ateliers de redirection écologique que nous organisons avec les collectivités, nous proposons aux citoyens de poser de manière très claire ce qui est essentiel, ce sur quoi il faut réaffecter les usages et ce à quoi nous sommes prêts à renoncer. Nous devons faire le pari, et c’est ce que nous remarquons, que les citoyens sont en phase avec les arbitrages à faire. Le mythe des citoyens qui ne veulent pas changer leurs habitudes, nous ne le retrouvons pas ! »

Pour Diego Landivar, la redirection écologique suggère qu’un horizon éventuel de conciliation passe d’abord par un alignement des organisations publiques et privées sur les limites que l’anthropocène met en évidence.

Frédéric Gilli :
« Traiter les habitants en tant que citoyens non en tant que consommateurs. »

Frédéric Gilli4 est le directeur de Grand public, agence de concertation et d’accompagnement au changement. De l’importance du doute à l’inclusion des citoyens dans les processus de décision, il revient sur l’importance « d’éclairer » les décisions prises par les dirigeants.

Qu’est-ce qu’une « décision éclairée » en 2023 ?

Dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, tous nos systèmes de représentation sont troublés. Ils méritent d’être discutés, collectivement, avec la diversité des personnes qui constituent un territoire. Les habitants peuvent éclairer le monde dans lequel les dirigeants auront à prendre les décisions. C’est, en tout cas, la promesse de la démocratie. Par la parole collective, nous arrivons à avoir une meilleure vision des enjeux et priorités et alors ceux qui seront amenés à acter pourront décider le meilleur pour chacun.

Qu’est-ce qui a changé ces dernières années ?

Le monde a toujours été relativement complexe. Aujourd’hui, ce qui a changé, c’est que le nombre de personnes en mesure d’avoir des actions qui pèsent sur le cours du monde est devenu exponentiel. Ainsi, on ne peut plus prévoir, comme on le faisait auparavant, de manière précise et relativement fine ce que sera le monde dans deux, cinq ou dix ans.

Pour celles et ceux qui prennent des décisions, comment faire ?

Nous avons besoin de mettre du collectif, c’est certain. Nous avons un problème : les dirigeants imaginent que tout le monde les voit comme des êtres supérieurs ne pouvant pas se tromper. C’est une vision qui nous entraîne dans le mur. Il faut que tout le monde – et au premier rang les dirigeants – acceptent l’erreur et la défaillance ponctuelle. Cela les rendra beaucoup plus aptes à admettre que des décisions prises à un moment donné soient invalidées par le cours de l’histoire, sans que ce soit eux personnellement qui soient remis en cause et cela rendra les décisions plus fluides et surtout les processus publics plus ambitieux. Lorsqu’on craint moins de se tromper, on ose plus facilement entreprendre.

Que peut apporter un travail participatif avec les habitants ?

Consulter les habitants rend les projets plus ambitieux. L’idée que l’on se fait de la participation citoyenne, ce serait qu’elle rogne les ambitions. Le projet est présenté puis les gens ne sont pas d’accord. Soi-disant qu’ils vont amener des intérêts particuliers et obliger à baisser les ambitions. Mais ça, c’est quand on va voir les habitants après coup, en leur demandant leur avis sur un projet déjà constitué. Or, si on va les voir avant, pour leur demander à quelles ambitions, aspirations, besoins, un projet pourrait répondre. À ce moment-là, les habitants peuvent donner de l’audace. Les dirigeants verront que les habitants ne sont pas complètement satisfaits du monde dans lequel ils vivent. Donner l’occasion aux habitants de s’exprimer avant de leur présenter un projet, c’est créer de l’ambition et des marches de manœuvres dans un monde politique qui n’en a plus tant que ça. Toute une partie du monde politique a besoin de changer de logiciel. Nous devons traiter les habitants plus en tant que citoyens qu’en tant que consommateurs.

  1. Charolles V., Se libérer de la domination des chiffres, 2022, Fayard, Sciences humaines.
  2. Monnin A., Landivar D. et Bonnet E., « Qu’est-ce que la redirection écologique ? », Horizons publics printemps 2021, hors-série, p. 2-6.
  3. Charolles V., Philosophie de l’écran. Dans le monde de de la caverne, 2013, Fayard, Sciences humaines.
  4. Nessi J., « Frédéric Gilli : “L’avenir de la démocratie passe par l’écoute réelle des habitants” », Horizons publics sept.-oct. 2022, no 29, p. 20-25.
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