Relance de la planification : qu’en est-il du côté des territoires ?

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Le 5 décembre 2022

Alternant, depuis son émergence, entre mise en sommeil et retour aux avant-scènes, la planification est de nouveau sous les feux de la rampe. En septembre 2020, un poste de Haut-commissaire au plan était (re)créé, chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective de l’État. Pour donner suite à l’élection présidentielle d’avril 2022, le nouveau Gouvernement se voit doté d’une Première ministre directement en charge de la planification écologique. Une première ! Concomitamment, France stratégie appelait à planifier l’action publique1. La planification n’avait pas suscité autant d’attention au sommet de l’État depuis fort longtemps. Mais à l’échelle des territoires, où en est la planification et, plus largement, les démarches visant à orienter l’avenir ? Et que faut-il attendre, à cette échelle, de la relance de la planification au niveau national ?

Un renouveau de l’attention au futur porté par des enjeux environnementaux

Les enjeux environnementaux portent avec eux une attention à l’avenir, au long terme. Le changement climatique en offre une bonne illustration. Si des effets sont déjà bien tangibles, ils se feront encore plus fortement sentir dans les décennies à venir. Ils impliquent cependant des actions fortes dès aujourd’hui. La biodiversité est un autre exemple. Au-delà de la catastrophe écologique liée au rythme élevé de son érosion, nos modes de vie ne sont aujourd’hui que peu impactés. Cependant, demain la catastrophe pourrait ne plus être qu’écologique, mais aussi économique – nombre de productions agricoles dépendant des insectes pollinisateurs, par exemple – et sociale. La lutte contre l’érosion de la biodiversité appelle également des actions fortes sans attendre.

Tournée vers le futur, la planification semble propice pour répondre à ces enjeux. Elle consiste en effet à déterminer des objectifs à atteindre ainsi que les moyens à mobiliser permettant de le faire, dans les délais prévus. Elle est censée permettre la définition d’un cap à long terme, de fixer des objectifs stratégiques et un programme d’action à mettre en œuvre à court et moyen termes. Cette aptitude semble justifier son renouveau à l’échelle nationale. Elle ne nous fait cependant pas oublier que la planification, tant à l’échelle nationale que territoriale, a alterné entre émergence et mise en sommeil, et qu’elle est de longue date soumise à critiques et interrogations. Si nous partageons l’hypothèse qu’elle reste néanmoins pertinente pour la prise en compte d’enjeux d’avenir, nous n’en pensons pas moins que ses modalités doivent être renouvelées pour s’adapter au contexte actuel qui n’est plus celui de son émergence.

Le national dépassé par le local

L’histoire de la planification en France est plurielle, car ce terme recouvre dans les faits une diversité de formes aux origines distinctes. Parmi ces différentes formes, nous distinguons notamment la planification conduite au niveau de l’État, d’une part, qui a émergé dans le contexte d’après-guerre et fut portée par le Commissariat général au plan, de la planification territoriale, ou spatialisée, d’autre part, qui a pris la suite de la planification de l’usage des sols et qui apparue plus tardivement. La relance qui est aujourd’hui médiatisée s’inscrit dans la filiation de la première de ces deux formes. Les liens entre les deux sont par ailleurs longtemps restés quasi inexistants.

Les échelles d’intervention de ces deux formes de planification ne sont pas les mêmes. La première est une politique d’abord nationale, qui s’est par la suite également régionalisée. La seconde est davantage locale, allant de l’échelle des communes aux regroupements d’intercommunalités. C’est de la planification nationale qu’est issu l’aménagement du territoire. Mais ces deux formes de planification se sont très longtemps ignorées. Il faut attendre l’instauration des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), par la loi n2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe », pour effacer le cloisonnement entre l’aménagement du territoire et la planification territoriale.

Ce décloisonnement a également contribué au rapprochement de la planification territoriale avec d’autres figures que sont le projet de territoire et la prospective territoriale. Ce rapprochement est tel que la distinction entre ces figures historiques est aujourd’hui malaisée et justifie le recours au concept d’anticipation territoriale qui les regroupe, tout en renouvelant les critères permettant de les distinguer2.

En parallèle de l’évolution des différentes figures de l’anticipation territoriale, portée par un contexte législatif porteur, une diversité d’anticipations thématiques a également émergé. Plans climat-air-énergie territorial (PCAET), plans de déplacement urbain (PDU) ou autres programmes locaux de l’habitat (PLH) font désormais partie du paysage territorial. Au regard de ces évolutions, et même si les liens se sont renforcés depuis la loi NOTRe entre les échelles nationale et territoriale, avec la courroie de transmission que constitue l’échelon régional, les conséquences pour les territoires de l’attention renouvelée à la planification au niveau national restent encore largement incertaines. Elles le sont d’autant plus que l’activité du Haut-commissariat au plan a laissé plus d’un observateur interrogatif…

L’activité d’anticipation au niveau territorial, sous toutes ses formes, reste largement affranchie de la dynamique de planification au niveau national.

Si le législateur a confié aux territoires la responsabilité d’un nombre grandissant de démarches d’anticipation (territoriales et thématiques), elles restent largement embryonnaires au niveau national. Le national semble ainsi, sur le sujet, largement dépassé par le local.

Un nouveau contexte pour appréhender le futur

Le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui d’après-guerre qui a vu émerger la planification nationale ainsi que certaines figures historiques de l’anticipation territoriale ni celui de la période des Trente Glorieuses qui a vu leur montée en puissance (ainsi qu’une première mise en sommeil de certaines d’entre-elles). Cette évolution de contexte appelle ainsi de nouvelles modalités pour conduire de telles démarches.

Nous pouvons évoquer en particulier trois évolutions qui nous semblent majeures. La première est celle d’une accélération généralisée du temps social.

Pour Hartmut Rosa3, qui l’a théorisée, l’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération. Cette accélération induit une augmentation des incertitudes : tout bouge, de plus en plus vite. L’accroissement des incertitudes rend ainsi l’anticipation de plus en plus complexe. L’accélération met également en tension l’action publique : alors que les délibérations et décisions exigent du temps, l’accélération demande des décisions rapides, dans un enchaînement de plus en plus intense. L’action publique se voit ainsi à la traîne des évènements, davantage en réaction qu’en anticipation, avec un risque de myopie important, fait de décisions de court terme, au détriment de visions et politiques de long terme. Toute décision publique peut, par ailleurs, être remise en cause à tout moment, du fait d’une évolution imprévue si l’anticipation est rendue d’autant plus nécessaire, elle devient aussi bien plus complexe.

La deuxième évolution est celle de notre rapport au futur4. Dans le contexte d’après-guerre, le futur est source d’améliorations et de progrès. Mais les années 1970, marquées par la crise économique et la progression du chômage, après la période des Trente Glorieuses, contribuent à faire s’éloigner l’idée d’un avenir meilleur. La circulation de l’information s’accélère également. Dans notre rapport au temps, le futur cède ainsi sa place au présent, à l’instantané.

Les enjeux portés par le changement climatique, l’érosion de la biodiversité et plus largement la dégradation de l’environnement voient plus récemment une nouvelle attention au futur émerger.

Mais l’avenir n’offre plus une promesse de progrès, il est porteur de menaces, source d’inquiétudes. Si là aussi le recours à l’anticipation apparaît nécessaire, ce retournement lui fait perdre beaucoup de son attrait.

La troisième évolution est celle de l’organisation institutionnelle. Avec l’éclatement de l’organisation territoriale depuis la décentralisation, le pouvoir n’est plus concentré dans les mains de l’État, mais réparti entre les différentes couches du « mille-feuille territorial ». Alors qu’avant la décentralisation, l’État avait une certaine capacité à agir de manière autonome, ce n’est plus le cas aujourd’hui des collectivités : une seule couche du mille-feuille n’a ni les compétences ni les moyens suffisants pour espérer à elle seule engendrer une dynamique significative. Elle ne peut le faire qu’avec une synergie entre tous les échelons institutionnels et même au-delà, avec une majorité d’acteurs autres qu’institutionnels. Cette évolution interroge ainsi la gouvernance territoriale à structurer dans le cadre d’une anticipation territoriale.

D’indispensables nouvelles modalités

Nous abordons dans cette dernière partie quelques pistes d’améliorations envisageables pour la conduite d’anticipations territoriales davantage adaptées au contexte actuel. Les démarches d’anticipation territoriale sont majoritairement conduites de façon ponctuelle et limitée dans le temps. Leur élaboration s’étale sur une année, pour les plus rapides, à trois-quatre ans pour les plus longues, mais, une fois abouties, celles-ci n’évoluent majoritairement plus avant plusieurs années. Elles gagneraient à être suivies avec finesse et pouvoir être davantage ajustées en fonction des évolutions de contexte ou des enseignements tirés des premières étapes de mise en œuvre.

Confrontée à des situations nouvelles, du fait d’une accélération des changements, l’action publique pourrait-être davantage expérimentale et réflexive, avec une évaluation in itinere, permettant d’ajuster la vision d’avenir le cas échéant. L’évaluation ne serait ainsi plus seulement réalisée au bout d’un certain nombre d’années de mise en œuvre, mais également au fil de l’eau pour chacune des expérimentations réalisées. L’accroissement de la fréquence des évaluations revêt un double avantage. Le premier est de tirer parti de manière quasi continue et réactive des enseignements issus de la mise en œuvre des actions et expérimentations, afin d’ajuster les visions et la programmation. Le second est de pouvoir les ajuster également avec plus de réactivité à l’évolution des contextes territoriaux ou à l’émergence de nouveaux enjeux.

Le contexte actuel d’accélération des changements et d’accroissement des incertitudes réduit également, pour certains sujets, la capacité à donner une vision du futur souhaité vers lequel tendre. Il peut ainsi être rendu nécessaire d’acter cette incapacité de se prononcer pour ces sujets. N’oublions pas que certaines des grandes certitudes du passé sont les maux de la société actuelle. C’est dans ce cadre que nous introduisons l’idée de « perspective partielle ». Elle acte la possibilité de fixer des orientations sur des sujets majeurs (le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, le vieillissement de la population, etc.), tout en permettant de ne pas le faire pour d’autres, ou de manière floue ou peu précise. Ces dernières se préciseront dans le temps, avec une approche réflexive, au regard notamment des conclusions des évaluations issues de la mise en œuvre d’actions ou d’expérimentations. La perspective partielle doit permettre à l’action publique de tenir à la fois un cap au regard d’enjeux de long terme, tout en étant adaptable pour d’autres.

Concernant la désaffection ou les craintes vis-à-vis du futur, nous formulons l’hypothèse que pour être fédératrices, les démarches d’anticipation territoriale doivent être enthousiasmantes. À trop se concentrer sur les faiblesses d’un territoire, les menaces qui le guettent, il est difficile de donner à l’anticipation territoriale un caractère enthousiasmant. Sans occulter les enjeux, à trop évoquer les menaces qui pèsent sur l’avenir, nous n’incitons pas les acteurs à se tourner vers leur futur. Et ce n’est pas en tournant le dos au futur qu’il est possible de l’envisager avec sérénité. Même dans les territoires connaissant des tendances négatives lourdes, susceptibles de se prolonger encore sur plusieurs années, construire l’avenir sur un scénario de déclin n’a rien d’enthousiasmant. Il faut pouvoir envisager des perspectives positives de rebond ou d’évolutions, même si celles-ci sont à plus ou moins long termes. Cela n’empêchera pas pour autant de prendre en compte les enjeux critiques, mais ceux-ci seront appréhendés dans une dynamique positive plus englobante.

Concernant la gouvernance, celle-ci ne peut plus se limiter à la seule institution à l’origine de l’anticipation. La plupart des collectivités l’ont bien compris. L’objectif est ainsi de passer du seul projet d’institution à une anticipation par et pour le territoire. Les différentes collectivités concernées, de la commune à la région, seront ainsi judicieusement impliquées. Une plus grande attention pourrait être accordée aux innovateurs, dans leur diversité, car porteurs potentiels de transitions auxquels aspirent nombre de territoires.

Poursuivre les expérimentations

L’urgence écologique et l’accroissement des incertitudes rendent pertinent le recours à la planification et plus largement, concernant les territoires, à l’anticipation, dans la diversité de ses formes. La mobilisation de l’État sur le sujet, si elle se confirme, pourrait renforcer les dynamiques de transitions, du local au national, ainsi que leur cohérence, sous réserve d’un bon emboitement des échelles. Au regard de l’importance des enjeux et des chantiers à engager, que l’État développe, à l’image des territoires, une action planificatrice, ne semble, de loin, pas superflue.

À l’image des territoires, l’État devra ajuster les modalités de son action planificatrice et de la gouvernance inhérente – notamment ses relations aux territoires – au contexte actuel. Si nous avons identifié quelques pistes d’adaptation concernant les territoires, celles-ci ne seraient être définitive dans le contexte évoqué. Le chantier de leurs expérimentations reste ouvert et gagnera à se poursuivre. À l’État d’en faire autant.

  1. France stratégie, Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique, rapport, mai 2022 (https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2022-rapport-soutenabilites-mai_0.pdf).
  2. Pour en savoir plus, se référer au chapitre dédié de Le Fur R., « L’anticipation territoriale : une nouvelle définition pour des démarches en recomposition », in Brunet S., Population, temps, territoires. Les évolutions territoriales entre résilience et innovation, 2022, PURH, Les dossiers des annales du droit.
  3. Hartmut R., Accélération. Une critique sociale du temps, 2010, La Découverte, Théorie critique.
  4. Pour en savoir plus : Hartog F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, 2003, Seuil, La librairie du xxie siècle.
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