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Dossier

Expérimenter pour transformer : des politiques sociales locales pour repenser les reformes

Grande-Synthe
Le minimum social garanti (MSG) est un dispositif d’aide sociale mis en place dans la ville de Grande-Synthe en 2019.
©D. Debruyne-M. Niemierz-V. Villemaire
Le 9 octobre 2023

Grande-Synthe, ville de plus de 20 000 habitants située en périphérie de Dunkerque, a mis en place en 2019 le minimum social garanti (MSG) pour « éradiquer la pauvreté ». Retour sur une expérimentation unique en France.

Résumé

Le MSG est un dispositif d’aide sociale mis en place dans la ville de Grande-Synthe en 2019. L’objectif de celui-ci, pour l’exécutif municipal, est « d’éradiquer la pauvreté » dans la ville en proposant un complément de revenu. Ce but de protection sociale de la population locale s’inscrit dans une logique plus large de volonté d’interroger les modalités de la protection sociale nationale, par la mise en place locale d’une politique « expérimentale ». Se rappelant qu’avant l’instauration du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 à l’échelle nationale, des communes – dont Grande-Synthe – ont agi et influencé de ce fait la politique d’assistance nationale, des élus locaux cherchent à penser des transformations de la protection sociale.

En janvier 2018, moins d’un an après que le candidat du Parti socialiste (PS), Benoît Hamon, ai porté, lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2017, son projet d’un « revenu universel d’existence », le maire de la ville de Grande-Synthe (59), Damien Carême (Europe écologie les verts [EELV]) annonce son ambition d’expérimenter une telle mesure dans sa commune. L’objectif pour l’élu local est de mettre en place à l’échelle communale une politique sociale qui soutienne les populations de la ville qui ont le plus souffert de la décrue du nombre d’emplois industriels sur le territoire. À Grande-Synthe, ville construite pour fournir de la main-d’œuvre à l’aciérie Usinor au début des années 1960, la situation sociale est particulièrement dégradée : en 2020, le taux de chômage est à 28 % et le taux de pauvreté à 31 % 1.

Grande-Synthe, ville construite pour fournir de la main-d’oeuvre à l’aciérie Usinor au début des années 1960, la situation sociale est particulièrement dégradée : en 2020, le taux de chômage est à 28 % et le taux de pauvreté à 31 %.

Dans ce contexte de résurgence, au niveau international et national, il est question d’un revenu de base qui serait versé à tous·tes les habitant·es d’un pays, de manière inconditionnelle et individuelle. L’édile souhaite interroger les modalités de la protection sociale pour mieux protéger les fractions les plus fragiles des classes populaires. Tandis que des départements socialistes, emmenés par le président du conseil départemental de Gironde, ont annoncé leur projet d’expérimenter un revenu de base en 2017, qu’un rapport du Sénat intitulé Le revenu de base en France de l’utopie à l’expérimentation2 a été publié en 2016, et que le sujet a été largement discuté lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, Damien Carême souhaite, par la mise en œuvre locale d’un dispositif, une « expérimentation » : « Prouver qu’on peut le faire, qu’il est possible d’agir contre la pauvreté au niveau local, et national même. » L’objectif de la politique sociale locale annoncée est donc bien d’avoir un effet, par sa mise en œuvre, sur des débats nationaux sur l’État social et l’assurance d’une sécurité sociale pour les personnes en situation de pauvreté.

À partir de ma position de chercheur impliqué au sein de l’administration municipale pendant quatre ans, je souhaite, dans cet article, revenir sur l’expérience du MSG3 à Grande-Synthe. Dans un premier temps, montrer comment celle-ci s’inscrit dans une forme de continuité d’influence des collectivités locales sur les politiques nationales, notamment en matière de protection sociale, pour ensuite caractériser la manière dont « l’expérimentation » est apparue comme une voie privilégiée pour réformer, avec un déséquilibre des capacités d’initiatives sur ce volet au profit de l’État central. Enfin, comment, se saisissant du principe de l’expérimentation, sans en utiliser le cadre légal, des collectivités locales cherchent, comme c’est le cas à Grande-Synthe avec le MSG, à exercer une influence par l’action publique locale sur le débat public.

Du local au national, une histoire de l’État social

Des travaux socio-histoiriques de l’action publique montrent que les prémices de l’État social sous la IIIe République se sont jouées aux niveaux des communes qui, avant l’État, ont mis en place des dispositifs de protection sociale de leurs administrés4. Après Seconde Guerre mondiale, la protection sociale a été pensée sous la forme de droits sociaux, une assurance sociale, comme meilleur moyen de protéger de manière universelle les travailleurs et travailleuses des risques sociaux.

L’apparition, dès les années 1970, d’un chômage de masse pour des populations « normales » (c’est-à-dire en capacité et en âge de travailler) a conduit à penser les lacunes d’une protection sociale étroitement liée au salariat.

Dès 1981, à Grande-Synthe, comme dans d’autres communes de France, des municipalités décident de mettre en place des dispositifs locaux de garantie de revenu afin de pallier les lacunes de la protection sociale. Alors qu’une part de plus en plus importante de la population se retrouve confrontée au chômage, on assiste à une « déstabilisation des stables », pour reprendre les mots de Robert Castel5, qui marque la remontée d’une vulnérabilité de masse. Pour répondre à cette situation d’une classe ouvrière intégrée, ou la petite classe moyenne salariée, qui risque un basculement et une précarisation très importante des conditions de travail, des communes, avant l’État, cherche à agir. La manière dont le MSG instauré à Grande-Synthe est décrit dans un document d’archives municipal est à ce titre éloquente :

  • « la solidarité communale doit s’exprimer aussi auprès des couches de la population les plus défavorisées : personnes âgées, femmes seules, chefs de familles, etc. ;
  • […] les carences de la politique déterminée à l’échelon le plus haut, doivent être mises en avant, et comme dans un nombre de plus en plus important de secteurs, la commune se doit de suppléer ces carences ;
  • en dessous d’un minimum de ressources décent, il n’est pas possible de vivre dans la dignité, une pauvreté excessive entraîne les maux terribles que sont l’inadaptation et la délinquance. » 6

À Grande-Synthe, la décrue du nombre de postes dans l’industrie à partir de la fin des années 1970 fait que la ville, à l’image d’autres territoires industriels, subit de plein fouet ce processus et le chômage de masse s’installe dans la durée pour une population en capacité et en âge de travailler.

Ainsi, l’ambition universaliste de 1945, d’une protection des individus par des droits sociaux associés au travail est interrogée. Et la question de « l’exclusion » d’une partie de plus en plus importante des individus est portée dans le débat public. Des réflexions et discussions apparaissent sur la pertinence de l’instauration de dispositifs d’aides sociales, déconnectés de la cotisation sociale. C’est un retour de l’assistance à côté des protections acquises dans l’après-Seconde Guerre mondiale.

Sur ce plan, des collectivités locales mettent en place, avant l’État, des dispositifs spécifiques (ciblées sur des catégories de population) ou généralistes pour apporter des aides à leurs populations. Des villes comme Besançon (25)7, Chenôve (21), Rennes (35) ou Grande-Synthe et des associations comme ATD Quart-Monde s’engagent par la mise en place de dispositifs locaux qui inspireront des spécialistes des politiques sociales lors de l’instauration du RMI, au niveau national en décembre 1988.

Relativement rapidement la pertinence et l’efficacité du RMI sont interrogées. Si l’utilité du dispositif est largement reconnue, les modalités de la mise en œuvre et son efficacité sont questionnées8. La complexité de l’accès au droit, la difficulté à comprendre les contrats d’insertion, à mettre en œuvre l’accompagnement social prévu, etc., constituent des limites du dispositif. Celui-ci pallie les manques de la protection sociale assurantielle en fournissant une sécurité minimale aux personnes exclues de l’assurance chômage. Au début des années 2000, le caractère supposément « désincitatif » à l’emploi du dispositif est mis en avant. À cette même époque, une nouvelle modalité de réforme de l’action publique fait son chemin, celle de « l’expérimentation », pour « tester » les réformes avant d’envisager leurs applications.

Expérimenter pour transformer

La loi constitutionnelle du 28 mars 20039 consacre par deux fois le principe de l’expérimentation. La méthode importée d’une pratique scientifique est en réalité déjà utilisée en France depuis la fin des années 1950, mais voit sa pratique politique consacrée juridiquement en 200310. Ainsi l’article 37-1 de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 autorise la loi ou le règlement à comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental. Cet article est une reconnaissance des pratiques de l’expérimentation par l’État, celles-ci étant alors compliquées par l’article 1er de la Constitution qui pose comme principe le caractère indivisible de la République et l’égalité des citoyens devant la loi11. L’article 72, alinéa 4, de la loi est consacré aux collectivités locales. Il prévoit que « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent – lorsque selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu – déroger, à titre expérimental pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice d’une compétence ». Afin d’établir une procédure identique à toutes les expérimentations, le texte constitutionnel renvoie à la loi organique les modalités d’expérimentation par les collectivités locales12, promulguée le 1er août 2003. Cette loi dispose que l’expérimentation doit répondre à un objet d’intérêt général, que la durée maximale de l’expérimentation ne pourra être supérieure à cinq ans, renouvelable pour une durée maximale de trois ans. Enfin l’expérimentation se fait dans l’objectif d’une généralisation, ainsi un rapport d’évaluation13 est à transmettre au Parlement avant que l’expérimentation soit abandonnée, prolongée ou généralisée.

Cette consécration constitutionnelle crée un décalage entre le pouvoir de l’État pour expérimenter et la capacité d’initiative des collectivités qui reste, même si elles peuvent en théorie être à l’initiative de propositions, limitée par de nombreuses dispositions. Elles sont obligées de passer par le biais législatif pour obtenir ce droit à déroger au droit commun. Ce « déséquilibre » dans le droit constitutionnel à expérimenter fait dire à Simon de Charentenay14 qu’il s’agit en réalité « d’une maîtrise totale du dispositif par le pouvoir central » et conduit Jules Simha15 à se demander si « les collectivités territoriales : [sont] expérimentateurs à part entière ou terrain d’expérimentation de l’État ? ».

L’expérimentation du revenu de solidarité active (RSA), qui remplace le RMI, représente sans doute la première expérimentation nationale de grande ampleur concernant, de plus, la question du maintien d’un revenu minimum16.

Elle a fait l’objet de nombreuses remarques, notamment quant au procédé utilisé, les objectifs politiques (dans la sélection des territoires notamment) qui ont pu remettre en cause la validité de l’expérience ; mais également, car la mise en place a été décidée avant même la publication des résultats finaux de l’expérimentation, ce qui interroge sur l’intérêt même d’une telle expérimentation17 ; également sur les choix des indicateurs de réussites de l’expérimentation qui construisaient un cadre d’interprétation du monde18. Nadia Okbani note que l’expérimentation du RSA peut montrer que l’expérimentation comme instrument d’action publique peut faire l’objet d’une instrumentalisation en définissant cette dernière comme « le fait de détourner un instrument de ses objectifs affichés en l’utilisant à des fins non explicitées officiellement et surdéterminées par des attendus politiques (par exemple, pour légitimer une action ou des acteurs) » 19. L’expérimentation peut donc servir de justification d’une politique « classique » que les gouvernant·es envisagent déjà de mettre en place20.

Pour Nadia Okbani21, l’expérimentation peut être considérée comme un instrument d’action publique, c’est-à-dire comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » 22.

L’expérimentation sociale peut ainsi servir à définir un mode de gouvernement plus que des actions ponctuelles où un « traitement » 23 est administré afin d’en mesurer de potentiels effets, à porter ces résultats aux yeux du monde, et à éclairer les décisions publiques. La formule d’Alain Desrosières, utilisée par Agnès Labrousse24 et Arthur Jatteau25 pour désigner les expérimentations par assignation aléatoire comme « outil de preuve et de gouvernement » 26, peut convenir ici pour définir la manière dont les agents se saisissent de l’expérimentation comme d’un moyen de prouver la pertinence – voire la possibilité de l’instauration d’une mesure – non par des « données probantes » 27, mais en mettant en place une politique/des politiques publiques sur un territoire. Le registre de la « preuve » diffère, car il n’est pas ici proprement scientifique, mais existe de facto, par les actions entreprises, et les échos que celles-ci trouvent dans le champ politique. La mise en récit de l’action municipale, et le fait de porter celles-ci au-delà de l’espace local font donc partie intégrante de la démarche. Car il s’agit, par l’expérimentation, de prouver la pertinence – au moins la possibilité de l’existence – d’un autre modèle, par des preuves. Ces preuves ne sont pas des résultats nécessairement objectivés par des indicateurs, mais existent par la réalisation même de ces programmes, c’est le cas pour le MSG à Grande-Synthe.

Des « expériences » locales

L’annonce de l’expérimentation à Grande-Synthe ne se place pas dans le cadre légal constitutionnel prévu pour déroger au droit commun. Il s’agit d’une initiative propre de la municipalité et de son maire qui souhaite par, dans un premier temps, l’annonce d’un projet d’expérimentation, et, dans un second temps, la mise en place d’un dispositif local de lutte contre la pauvreté, « montrer que c’est possible », qu’il est possible d’agir localement – et de ce fait nationalement – contre la pauvreté.

« En plein débat des Gilets jaunes, avec ces personnes qui disent qu’elles ne peuvent boucler les fins de mois, cette mesure sociale que nous allons prendre dès le vote du prochain budget, fera, je n’en doute pas, prendre conscience, à nos gouvernants que lorsqu’on le souhaite, on peut le faire. Il suffit là comme dans d’autres domaines de faire preuve de courage politique et d’audace. […] Nous devons faire cet effort ! Alors, nous ferons cet effort ! Et nous le ferons jusqu’à ce que l’État décide, et il sera très vite amené à le faire, je pense, de mettre en place le revenu de base. » 28

L’idée sous-jacente à l’instauration du MSG est que « si ça marche », d’autres villes mettront en place cette même politique : dans cette logique, les agents de la ville, à la demande et parfois avec le concours des élu·es, s’investissent fortement dans un travail de transmission des politiques publiques mises en place dans la ville en accueillant de nombreuses municipalités et délégations.

Le minimum social garanti (MSG)29

Le MSG est une aide sociale municipale administrée par le centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville. Les ménages résidant depuis plus de cinq ans sur le territoire communal peuvent demander cette aide différentielle qui leur permet d’atteindre des ressources mensuelles au niveau du seuil de pauvreté (à 50 % du revenu médian ; 885 euros par unité de consommation). Pour en bénéficier, les ménages doivent avoir ouvert toutes les aides légales auxquelles ils ont droit. Les foyers bénéficient de l’aide pour six mois – renouvelable –, signent un contrat d’engagement et sont accompagnés par des travailleurs sociaux du CCAS.

Le MSG a ainsi donné lieu à de nombreux contacts de municipalités ou de listes candidates aux élections municipales de 2020, mais a également fait l’objet d’un travail de transmission après ces élections. Alors que les départements sont chefs de fils des projets d’expérimentation, l’initiative grand-synthoise change la donne, qui plus est dans une période de renouvellement des exécutifs communaux – avec les élections municipales prévues pour 2020. Onze municipalités entrent en contact avec Grande-Synthe entre septembre 2019 et novembre 2021. Si le contact se fait généralement entre élu·es, ce sont parfois les services, notamment d’action sociale, qui sont à l’initiative comme dans le cas de la ville de Sallaumines (62) dont une délégation s’est déplacée à Grande-Synthe à deux reprises. Différent·es candidat·es insèrent dans leurs programmes des mesures approchant à l’image de Jeanne Barseghian, candidate à la mairie de Strasbourg, qui propose une « allocation municipale universelle », ou d’Olivier Noblecourt30, candidat à la mairie de Grenoble, avec un « revenu de base local » qui repose sur « un panier de biens et services locaux distribué sous forme monétaire et/ou en nature pour lutter contre toutes les précarités » 31. Les municipalités de Pont-de-Claix (38), Seclin (59), Arcueil (94), Rennes, Chenôve, Clermont-Ferrand (63), Strasbourg (67) et le Grand Lyon (69) entrent ainsi en contact avec Grande-Synthe pour avoir des informations sur le MSG et préparer leurs propres projets. Dans certains cas ce sont des discussions préparatoires à la campagne de 2020, comme pour le cas de la candidature EELV à la mairie de Paris où un contact est noué pour demander des informations, ou encore lors de la campagne municipale à Lille.

À partir de l’été 2021, je participe à cinq reprises à des rencontres en vidéoconférence avec des personnes chargées d’étudier ou de mettre en place des projets de « RMG » sur leurs territoires. Il s’agit de personnes recrutées pour travailler spécifiquement sur ces projets ou de chargé·es de mission intégré·es au service d’action sociale. Entre décembre 2021 et janvier 2022, je réalise quatre entretiens32 avec des personnes impliquées dans trois de ces projets, celui de la ville de Strasbourg, de la métropole de Lyon, et de la ville de Pont-de-Claix.

Pour ces personnes chargées de mission, l’objectif politique des projets est très clairement défini : « On veut prouver que le revenu universel serait plus efficace pour lutter contre la pauvreté que notre système actuel », indique une chargée de mission dans une grande métropole lors d’un entretien. L’idée est réellement de s’inscrire dans un débat national, « l’expérimentation avait avant tout une visée politique avant de répondre à un besoin local » ; « le but était de porter politiquement une vision ».

L’intérêt est aussi de se représenter la diversité des tactiques. À Strasbourg, l’objectif fixé est de mener une « expérimentation » dans les règles de l’art. Contact a été pris avec un laboratoire de recherche en économie appliquée de l’université et une doctorante a été chargée de mission sur le projet. L’objectif est de « prouver » l’efficacité du programme en expérimentant la mesure sur un nombre réduit de personnes. C’est également le choix vers lequel s’est portée la municipalité d’Arcueil. J’ai participé, le 6 avril 2021, avec le maire de Grande-Synthe, Martial Beyaert (PS) et son directeur de cabinet, à une vidéoconférence avec le maire et ses équipes pour présenter le MSG, où l’objectif est de faire une sélection d’un certain nombre de personnes. Dans d’autres villes si le terme « expérimentation » est parfois utilisé, il s’agit comme à Grande-Synthe de mettre en œuvre un programme défini et financé au niveau local. D’agir directement avec les compétences et les moyens des collectivités. C’est le cas pour le revenu solidarité jeunes mis en place par la métropole du Grand Lyon ou pour le complément minimum garanti, de la ville de Pont-de-Claix.

Comme dans les années 1970-1980 où des communes s’investissaient pour assurer des protections à leurs populations qui faisaient face à de nouveaux risques sociaux contre lesquels elles étaient insuffisamment protégées, à la faveur d’une actualité nouvelle d’interrogations sur les modalités de la protection sociale, des élu·es locaux·ales cherchent par l’instauration de dispositifs locaux à exercer une influence sur la protection sociale.

À Grande-Synthe, la mise en place en 2019 d’un MSG, se place clairement dans cette idée de protéger la population en situation d’insécurité sociale durable, et, de porter haut dans le débat public la question de la protection sociale. En ce sens une véritable stratégie d’essaimage de « l’expérimentation » a été mise en œuvre, une large publicisation du dispositif, et ainsi la réponse à de nombreuses sollicitations externes.

Ces sollicitations de présentation du dispositif ne proviennent d’ailleurs par, uniquement, d’autres élu·es locaux·ales, mais également dans d’autres cercles.

Le dispositif est ainsi présenté lors d’une assemblée générale de l’union départementale des CCAS, à une autre occasion, devant le Bureau national de l’union nationale des CCAS et son président Luc Carvounas33, et lors d’une visite en mai 2021 à la mairie du « haut-commissaire à la lutte contre la pauvreté en région Hauts-de-France » 34. Cette visite montre qu’il peut également y avoir un intérêt top/down pour les projets. À ce sujet, les députés déjà fortement engagés dans la proposition de loi pour expérimenter dans les départements un « revenu de base », Boris Vallaud et Hervé Saulignac organisent une audition à laquelle Martial Beyaert est convié pour présenter le MSG le 26 janvier 202135. Elle a lieu dans le cadre de leur proposition de loi relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire (dite loi « AILE(S) »)36. Dans le rapport présenté à la commission des affaires sociales37, il est fait à trois reprises mention de Grande-Synthe pour justifier que « la présente proposition de loi résulte d’un long cheminement politique et citoyen » et les auteurs évoquent la proposition de loi d’expérimentation dans les départements et tout de suite après « le cas de la commune de Grande-Synthe, dont le maire a été auditionné par les rapporteurs, qui depuis 2019 propose un MSG qui protège désormais 17 % de sa population, preuve s’il en est de la nécessité, mais surtout de la faisabilité du projet porté par les rapporteurs ».

  1. Dispositif sur les revenus localisés sociaux et fiscaux, 2023, Insee.
  2. Percheron D., Le revenu de base en France de l’utopie à l’expérimentation, rapport, 2016, Sénat.
  3. Cayol C., Analyse de la mise en place du minimum social garanti, rapport, 2020, Ville de Grande-Synthe.
  4. Payre R. et Pollet G., Socio-histoire de l’action publique, 2013, La Découverte, Repères ; Payre R., Une science communale. Réseaux réformateurs et municipalité providence, 2007, CNRS éditions.
  5. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, 1995, Gallimard, Folio essais.
  6. Extrait du document de description du MSG, instauré en 1981, tiré des archives municipales de la ville de Grande-Synthe.
  7. Besançon a mis en place, dès 1967, une aide sociale locale nommée « minimum social garanti ». Le nom donné au dispositif à Grande-Synthe est repris de cette expérience. En effet, un document d’archives décrit le déplacement le 2 juin 1980 de l’élue de la ville de Grande-Synthe à l’action sociale et de deux cadres du bureau d’aide sociale à Besançon.
  8. Vanlerenbergue P. et Sauvage P., RMI : le pari de l’insertion. Évaluer pour proposer, 1992, La Documentation française.
  9. LC no 2003-276, 28 mars 2003, relative à l’organisation décentralisée de la République.
  10. De Charentenay S., « Les implications juridiques de la constitutionnalisation du droit de l’expérimentation », 2008, VIIe congrès français de droit constitutionnel.
  11. Clément P., Rapport sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation décentralisée de la République, rapport, 2002, Assemblée nationale, Commission des lois constitutionnelles.
  12. LO no 2003-704, 1er août 2003, relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales.
  13. Je ne m’attarde pas ici sur l’inscription des expérimentations dans une accentuation de la logique d’évaluation des politiques publiques, voire de rationalisation de l’argent public qui a été traité longuement dans différents travaux, notamment : Devaux-Spatarakis A., La méthode expérimentale par assignation aléatoire. Un instrument de recomposition de l’interaction entre sciences sociales et action publique en France ?, thèse, 2014, Université de Bordeaux, et Simha J., Les expérimentations sociales en France. Une sociologie de l’évaluation des politiques publiques, thèse, 2015, IDHES.
  14. De Charentenay S., « Les implications juridiques de la constitutionnalisation du droit de l’expérimentation », op. cit.
  15. Simha J., Les expérimentations sociales en France. Une sociologie de l’évaluation des politiques publiques, op. cit., p. 121.
  16. Allègre G., « L’expérimentation du RSA et ses ambiguïtés », Informations sociales 2012, no 174, p. 5160, et L’Horty Y. et Petit P., « Évaluation aléatoire et expérimentations sociales », Revue française d’économie 2011, XXVI, p. 1348.
  17. Allègre G., « L’expérimentation du revenu de solidarité active entre objectifs scientifiques et politiques », Revue de l’OFCE 2010, no 113, p. 59-90 ; Goujard A. et L’Horty Y., « La définition des zones témoins pour l’expérimentation du revenu de solidarité active », Revue française des affaires sociales 2010, p. 259-279.
  18. Gomel B. et Méda D., 2014, « Le RSA, innovation ou réforme technocratique ? The RSA (Active Solidarity Income), Innovationor Technocratic Reform ? », Revue française de socio-économie 2014, no 13, p. 129-149.
  19. Okbani N., « Le rôle de l’évaluation dans l’expérimentation sociale, entre instrumentation et instrumentalisation : le cas de l’évaluation des expérimentations du RSA », Politiques et management public 2014, vol. 31/1, p. 31-50.
  20. Gomel B. et Serverin E., « Expérimenter pour décider ? Le RSA en débat », document de travail, 2009.
  21. Okbani N., « Le rôle de l’évaluation dans l’expérimentation sociale, entre instrumentation et instrumentalisation : le cas de l’évaluation des expérimentations du RSA », op. cit.
  22. Lascoumes P. et Le Galès P. (dir.), Gouverner par les instruments, 2004, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Gouvernances.
  23. Le terme « traitement » semble plus adapté ici pour éviter toute confusion avec le « programme politique ».
  24. Labrousse A., « Nouvelle économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective d’un outil de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs 2010.
  25. Jatteau A., Faire preuve par le chiffre ? Le cas des expérimentations aléatoires en économie, thèse, 2016, Université Paris-Saclay.
  26. Desrosières A., L’argument statistique, 2008, Presses de l’école des mines, Sciences sociales.
  27. Bruno I., « Défaire l’arbitraire des faits. De l’art de gouverner (et de résister) par les “données probantes” », Revue française de socio-économie 2015, hors-série no 2, p. 213-227.
  28. Discours des vœux à la population de Damien Carême, maire de Grande-Synthe, le 13 janvier 2019.
  29. Je traite plus directement du dispositif en lui-même et des problèmes concrets posés par son application dans : Cayol C., « “Éradiquer la pauvreté” ou accompagner. Des approches diverses de la pauvreté dans la mise en œuvre d’une politique sociale locale », Revue des politiques sociales et familiales 2022, no 144, p. 9-24.
  30. Il a été, de 2017 à 2020, délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes.
  31. Document de programme, consulté le 13 février 2020.
  32. Bien que présentant clairement le cadre de l’entretien, « en tant que chercheur », les discussions étaient souvent brouillées entre discussions sur les projets et un partage d’expérience de personnes chargées, dans des contextes différents, de réaliser des missions similaires.
  33. Ancien député PS de 2012 à 2017 et maire d’Alfortville à partir de 2020.
  34. Cette fonction a été créée dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté annoncée le 13 septembre 2018. Placé auprès du préfet de région la fonction de ce « haut-commissaire » est de travailler au déploiement de la stratégie de lutte contre la pauvreté.
  35. Pour la liste complète des personnes et structures auditionnées voir l’annexe 3 du rapport (p. 117-119).
  36. Vallaud B. et Saulignac H., Proposition de loi no 3724 relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire, 2021, Assemblée nationale.
  37. Vallaud B. et Saulignac H., Rapport de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi de MM. Boris Vallaud, Hervé Saulignac, Mme Valérie Rabault et plusieurs de leurs collègues relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire, 2021, Assemblée nationale.
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