Revue
Anticipations publiquesGrand âge : du cousu main plutôt que des innovations solutionnistes
Vieillir vivant!, laboratoire de recherche et de création sur le vieillissement, mène un projet de recherche-action sur six territoires (Val de Drôme, Tours, Cran-Gevrier, Livradois-Forez, Paris et le département du Lot) pendant quatre ans. Objectif : imaginer des hypothèses pour vieillir dans de meilleures conditions. Retour sur cette démarche locale innovante.
La crise du covid-19 a mis en lumière les fragilités du système actuel de prise en charge collective du grand âge, l’isolement des aîné·es, l’impuissance des aidant·es, et la vulnérabilité des professionnel·les qui travaillent auprès d’elles et eux. Mais cette crise a également vu fleurir un grand nombre d’actions singulières et agiles et de transformations qu’il est indispensable de soutenir afin de faire face aux défis sociétaux qui nous attendent. Et surtout, la pandémie de covid-19 a mis en avant la question du grand âge d’un silo bicéphale opposant l’action sociale publique et le marché du soin, pour en faire un véritable sujet de société.
Cet épisode nous invite à repenser le vieillissement non pas comme une charge mais comme une richesse pour nos territoires, un véritable levier de redynamisation culturelle et sociale.
Soutenant cette hypothèse, l’équipe pluridisciplinaire de Vieillir vivant a souhaité prêter une attention particulière à ce qui s’est joué pendant la crise à une échelle ultra-locale, en préférant le cousu main aux formes d’innovations solutionnistes de la silver economy. L’ambition de ce programme de recherche-action2 sur quatre ans est d’imaginer des hypothèses pour vieillir dans de meilleures conditions, en partant d’une enquête créative sur six territoires. Dans le Val de Drôme, dans le quartier du Sanitas à Tours, dans la petite ville de Cran-Gevrier en périphérie d’Annecy, dans le grand territoire rural du Livradois-Forez, dans la cité Charles-Hermite à Paris et dans le département du Lot, Vieillir vivant défend la nécessité de renforcer les initiatives locales portées pour et par nos aîné·es. Comment cette exploration interterritoriale menée depuis 2020 peut-elle inspirer des transformations structurantes pour l’action publique, en réponse au vieillissement de la population ?
Nous reviendrons dans un premier temps sur la vision portée par le réseau Vieillir vivant, et sur la manière dont il se concrétise par des expériences à l’échelle locale. Une seconde partie permettra de souligner l’importance d’une démarche interterritoriale, pour approcher les différents contextes sociaux du vieillissement, et questionner l’essaimage des expérimentations rencontrées ici et ailleurs.
Un plaidoyer qui invite à un changement de regard sur la vieillesse, et se concrétise par des expériences à l’échelle locale
« Changer de regard sur le grand âge, et ne plus le considérer comme un synonyme de relégation » 3, voici ce qui motive aujourd’hui le réseau Vieillir vivant. Une première lecture de la crise du covid-19 pousse à penser que le modèle traditionnel de prise en charge du grand âge est à réinventer. Depuis des années des acteur·rices se mobilisent pour penser des alternatives à une approche centrée sur l’hébergement médicalisé, vers des dispositifs plus intégrés au territoire, s’appuyant sur les dynamiques sociales et culturelles.
La crise sanitaire et la médiatisation récente des scandales sanitaires dans certains équipements privés ont fini d’épuiser le modèle des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Pour le réseau Vieillir vivant, il est temps de penser cette question à l’échelle du territoire élargi, dans la mobilité ville-campagne, les relations de voisinage, les nouvelles formes d’habitat intergénérationnel, les évolutions du « chez soi », etc.
Ces enjeux préexistent à la crise sanitaire, mais cette expérience collective (et traumatique) nous pousse à les considérer avec un caractère d’urgence, autant qu’avec un enthousiasme fertile. Comment pouvons-nous (re)faire une place à nos aîné·es dans la vie sociale en mobilisant – aux côtés des métiers du soin (care) – d’autres formes de soin, sollicitant l’art, l’humour et la culture ?
Depuis l’automne 2020, et pendant douze mois, Vieillir vivant a proposé un cycle de résidences dans des territoires aux échelles différentes – allant du vaste territoire rural au périurbain, en passant par les spécificités des quartiers politiques de la ville – afin de poser un diagnostic sensible sur les enseignements à tirer de la crise du covid-194.
Dans chacun des territoires, la méthodologie d’enquête s’incarne par des protocoles variés, conçus sur mesure. Elle mobilise des outils aux croisements de l’art et des sciences sociales : podcasts, reportages photos, objets à réaction, valises de colportage, etc. L’immersion permet la dérive, le porte-à-porte, des visites et des mises en scène dans l’espace public, autant d’approches qui permettent d’ouvrir le débat aux personnes concernées.
Dans la ville de Cran-Gevrier, pour imaginer un aménagement de la ville plus inclusif, une balade chorégraphiée à travers la commune a permis, en embarquant des personnes âgées, un groupe de danseuses et une photographe, de réaliser un diagnostic des espaces publics et de collecter des récits autour de la mobilité et du corps mais aussi autour de l’habitat, de la fin de vie, de l’implication citoyenne, etc.
Un débat citoyen thématisé, un conte raconté collectivement en Livradois-Forez ainsi qu’une émission de radio participative au cœur de la cité à Paris, des formats qui ont permis de tester des modalités de collecte des impacts de la crise du covid-19 sur le grand âge. Il s’agissait également de passer du diagnostic aux projets – en s’appuyant sur les forces et les ressources en présence – mais aussi d’imaginer des scénarios réalistes et inspirants, portés par les personnes concernées, avec l’ambition de contribuer à la transformation des politiques publiques et des territoires, vers plus de solidarité et de créativité.
Lorsque l’on aborde le sujet de la vieillesse, certaines thématiques, tels que le veuvage, le choix de sa fin de vie, la solitude, etc., peuvent relever du tabou. Elles sont rarement et difficilement abordées par les proches et les soignant·es, souvent par manque d’outils et de ressources. Les freins à l’expression, le manque d’espace propice pour partager sa réalité, et ses ressentis, déjà présents en temps normal, ont été décuplés pendant la crise sanitaire où la relation aux personnes âgées s’est réduite à ce qui est considéré aujourd’hui comme le minimum vital : le soin médicalisé.
La crise a révélé que la seule prise en charge médicale ne pouvait pas répondre à toutes les problématiques rencontrées par les personnes vieillissantes et qu’il devenait urgent d’élargir notre perception du soin en y intégrant d’autres dimensions telles que la culture et le lien social.
Dans le Lot, c’est à travers des ateliers de création, en partenariat avec des étudiant·es en école de design, que le thème délicat de la mobilité a été évoqué avec les habitant·es d’une résidence autonomie. Les jeunes designers se sont emparé·es du sujet du déambulateur pour le transformer en objet plus convivial, en y greffant d’autres fonctions. À Tours, l’ensemble des informations, parfois complexes, concernant les aides, les lieux et les personnes-ressources du territoire ont été rassemblées dans un jeu, afin d’aborder avec créativité des sujets compliqués ou inquiétants. Décentrer le regard tout en étant attentif·ves aux contextes, montrer qu’une autre forme d’intervention est possible, plus douce et plus sensible, intégrant davantage les personnes âgées et les acteur·rices du territoire. Oser parler du grand âge, et de ses difficultés et porter fièrement le sujet de la vieillesse sur la place publique : telles sont les ambitions de Vieillir vivant. Mais pour que les expérimentations engagées à l’échelle des territoires donnent lieu à des transformations profondes, il semble important de créer une dynamique de réseau entre les personnes, les projets et les collectivités. Pour cela, la dimension interterritoriale du programme semble être une condition essentielle.
L’importance d’une démarche interterritoriale pour croiser les regards et monter en compétence et en réflexivité sur les sujets liés au grand âge
Au-delà de son caractère pluridisciplinaire, l’une des spécificités du réseau Vieillir vivant5 est la plurilocalisation de ses membres, installés dans une variété de territoires en France. Dès lors, les lieux d’investigation ont été choisis en fonction de la localisation des membres de l’équipe, et des opportunités de partenariat avec des collectivités proactives et désireuses d’innover sur le sujet du grand âge. La diversité des situations territoriales a permis de soulever des problématiques communes – telles que la sous-valorisation des métiers du soin et du rôle des acteur·rices de proximité auprès des personnes âgées – mais aussi des thématiques spécifiques à chaque contexte et groupe social, en milieu rural ou urbain. Chaque enquête s’est donc attachée à comprendre les rôles des réseaux de solidarité, des modes d’habitat, des circuits alimentaires, de la configuration des espaces publics, des dynamiques familiales ou associatives, pour comprendre comment « mieux vieillir ici » et en faire des axes de réflexion pour les politiques publiques.
L’ancrage au sein de territoires où les membres du réseau nourrissaient déjà des liens et des partenariats forts – à l’échelle des collectivités, des réseaux associatifs ou des projets citoyens – a permis d’identifier des enjeux et des personnes-ressources.
En Livradois-Forez, par exemple, les artistes marionnettistes de la compagnie La Trouée6, avaient précédemment monté en 2017 un projet culturel tourné vers les personnes âgées à domicile, qui a servi de socle pour transmettre des conseils précieux, quant au choix des mots, à la posture à adopter, etc. En Haute-Savoie, l’équipe a été complétée par la coordinatrice du projet Papot’âge7, qui a pu, costumée et munie d’un micro-enregistreur, animer la mise en récit des témoignages de vie.
Par l’implication systématique, au niveau local, des acteur·rices culturel·les et/ou actif·ves dans le lien social avec les aîné·es, des institutions en charge du vieillissement, mais aussi des personnes âgées et leur entourage, la démarche de Vieillir vivant ambitionne d’amener les forces vives d’un territoire à prendre conscience du pouvoir d’agir sur les problématiques qui les concernent, pour inciter un changement de posture collectif. Une autre ambition du réseau est de créer les conditions d’une discussion globale entre des parties prenantes diverses, afin de croiser les questionnements sur les enjeux du grand âge. Pour répondre à cette volonté, quelques événements fédérateurs (nommés « Inter-Vieillir vivant » [Inter-VV]8) ont déjà eu lieu9, rassemblant les membres actif·ves du réseau, en présentiel, ainsi qu’en visioconférence avec leurs interlocuteur·rices sur les territoires, en raison du contexte sanitaire. Ces temps sont précieux pour favoriser la montée en compétence collective et le partage d’expériences. Le réseau prévoit aussi l’organisation de rencontres publiques interterritoriales, propices au partage de connaissances et à l’échange, associant plus directement des praticien·nes et/ou technicien·nes issu·es des différents territoires. L’ambition est notamment d’engager une réflexion commune sur la transférabilité des initiatives menées, ainsi que sur la transformation des politiques publiques en charge de la vieillesse.
Enfin, pour donner de la visibilité aux actions menées sur les différents territoires à tout un chacun, un média commun a vu le jour en 2021, sous la forme d’un site Internet visant à partager les expériences issues de chaque territoire, et, vraisemblablement, en inspirer d’autres. La recherche-action de Vieillir vivant amorce ainsi la création d’un réseau professionnel et citoyen solidaire et ingénieux. Originellement construit autour des six territoires impliqués dans le projet, celui-ci tend à s’étendre et à se diffuser, par le poids de la mise en réseau. La démarche repose ainsi largement sur sa dimension interterritoriale, qui apparaît comme une condition nécessaire à l’émergence de transformations dans les institutions autant que dans la société civile.
De nouvelles étapes entre 2022 et 2024
Durant les premiers mois d’enquête, le projet Vieillir vivant a montré l’intérêt de la démarche in situ, des outils et des méthodologies sensibles, artistiques et souples permettant le sur mesure dans une situation sanitaire en constante évolution. Les partenariats locaux avec des acteur·rices très différent·es ainsi que le partage entre les terrains ont participé à la mise en visibilité de projets innovants à l’échelle locale, qui passeraient sous le radar pour la plupart, s’ils n’étaient pas mis en relation avec d’autres dynamiques déjà bien identifiées par les politiques publiques ou la société civile. Les professionnel·les de santé et les aidant·es, familles et voisin·es ont été des complices essentiel·les tout au long du projet, ajoutant des savoir-faire et des savoir être dans chacune des équipes sur le terrain. La méthode et l’énergie portée par l’équipe ont permis d’imaginer de nouvelles formes d’intervention, qui mettent au centre de notre attention les liens humains, affectifs et émotionnels avec nos aîné·es.
- Vieillir vivant est à l’initiative de l’association Carton Plein (Fanny Herbert, Roxane Philippon, Mathieu Portier, Corentine Baudrant, Alissone Perdrix et Adrien Givois), avec la participation de Ninon Bardet, Aurélie Brunet, Christine Milleron et Solène Champroy (ESOPA Productions), Suzy Passaquin et Caroline Trautmann (La Capitainerie), Laura Pandelle, Lorette Klepper et Floriane Leroux. Il a été soutenu en 2020 par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).
- Le programme est impulsé par l’association Carton Plein, porté par un réseau de professionnel·les des sciences sociales, de l’urbanisme culturel et du design, et agrège des professionnel·les et partenaires aux expertises diverses.
- Pour retrouver ce plaidoyer : https://vieillir-vivant.org/
- Ces résidences ont eu lieu dans le cadre de l’appel à projet de la CNSA, « Tirer les enseignements de la crise du covid-19 », en 2020. Elles constituent la première étape du programme de Vieillir vivant qui souhaite déployer ses expérimentations sur quatre ans (2020-2024), afin d’accompagner les territoires dans la mise en œuvre de leurs actions.
- Le programme est impulsé par l’association Carton Plein, et agrège de nombreux professionnels et partenaires aux expertises diverses.
- Le projet Marionnettes à domicile a été lancé par la compagnie La Trouée pour créer des spectacles courts adaptables sur une simple table (https://latrouee.fr/marionnettes-a-domicile-du-theatre-chez-lhabitant/).
- Papot’âge est une action portée par le centre social Cran-Gevrier animation (CGA) (https://www.crangevrieranimation.com/actions-seniors).
- https://esopa-productions.fr/index.php/2021/05/13/linter-vieillir-vivant-au-polau-pole-arts-urbanisme/
- Au pôle arts et urbanisme, nommé « pôle des arts urbains » (POLAU), à Tours et au château Pergaud (https://lepergo.org/) à Allex, dans le Val de Drôme.