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La fracture numérique, une réalité inquiétante

Le 9 août 2018

Le Défenseur des droits est un service public gratuit et indépendant qui défend les droits de tous et, en particulier, des personnes qui ont le plus de difficultés à faire valoir leurs droits, ces « invisibles de l’action publique ». Une vaste enquête sur les conditions d’accès aux droits des usagers, menée par le Défenseur des droits1, montre clairement que la dématérialisation des services publics fragilise des publics déjà vulnérables. Autre enseignement : la fracture numérique accentue le non-recours aux droits des usagers.

Résumé

Le Défenseur des droits est une autorité constitutionnelle née en 2011 dont 80 % de l’activité concerne la défense des droits et des libertés des usagers dans le cadre de leur relation avec l’administration, les collectivités territoriales, les établissements et organismes publics. Ses 500 délégués en région et ses 250 juristes règlent les litiges entre les usagers et les services publics tout en exerçant une activité de promotion des droits. En 2016, l’institution a lancé une grande enquête intitulée « Accès aux droits » pour comprendre ce qui empêche les usagers d’accéder à leurs droits ou d’engager un recours.

Un cinquième de la population rencontre des difficultés lors de l’accomplissement de ses démarches administratives et les publics précaires sont les plus concernés. Ces inégalités sont renforcées par la dématérialisation croissante des services publics qui éloigne encore davantage les publics les plus vulnérables de l’accès aux droits. En effet, ceux-ci peuvent avoir des difficultés d’usage de l’outil numérique en plus des difficultés de compréhension du langage administratif. Les catégories socioprofessionnelles en difficulté, ainsi que les jeunes, se révèlent être plus susceptibles d’abandonner leurs démarches administratives que les autres usagers notamment en raison de démarches jugées inutiles ou trop compliquées, mais également à cause d’une méconnaissance importante de leurs possibilités d’engager un recours.

Les équipes du Défenseur des droits s’engagent au quotidien pour aider les personnes touchées par la fracture numérique qui peinent encore plus que les autres à faire valoir leurs droits. L’accueil humain qu’il réserve au requérant tente de combattre le découragement qui touche de nombreuses personnes qui ne savent plus à qui s’adresser. Les délégués et les juristes du Défenseur des droits orientent et accompagnent les usagers pour que ceux-ci ne renoncent pas à faire valoir leurs droits. Tandis que Jacques Toubon, Défenseur des droits, intervient auprès des pouvoirs publics pour leur signaler les atteintes aux droits provoquées par la dématérialisation des services publics et fait des recommandations en faveur d’une plus grande sensibilisation et d’une meilleure prise en charge des publics précaires, éloignés du numérique. Une des missions de l’État est de garantir l’égal accès de tous aux services publics mais force est de constater que des facteurs tels que la dématérialisation des procédures tendent à accroître les inégalités et portent atteinte aux droits des usagers.

Autorité administrative indépendante inscrite dans la Constitution2, le Défenseur des droits agit dans cinq domaines : la défense des droits des usagers des services publics ; la défense et la promotion des droits de l’enfant ; la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité ; le respect de la déontologie des professionnels de la sécurité ainsi que l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte.

En 2017, près de 80 % des saisines que nous avons reçues concernaient les relations avec l’administration, les collectivités territoriales, les établissements et organismes publics. Outre le traitement, par nos juristes et nos 500 délégués en région, des litiges entre les usagers et les services publics, nous exerçons aussi une activité de promotion des droits pour que les droits formellement ouverts soient effectifs et concrètement accessibles aux citoyens. À ce titre, nous élaborons des outils et des formations qui permettent d’informer et favoriser l’accès aux droits des personnes et de mobiliser les professionnels pour un changement durable de leurs pratiques et nous proposons des réformes et des avis sur les projets de loi pour favoriser l’évolution du droit. Pour mieux défendre les droits de chacun et ajuster son action de promotion, le Défenseur des droits réalise, en complément de la connaissance qu’il tire des saisines reçues, des études et soutient des travaux de recherche qui permettent d’approfondir la connaissance des phénomènes dans leur complexité et leurs évolutions.

Après avoir constaté l’absence de données sur l’accès aux droits en France, nous avons décidé de lancer, en 2016, une grande enquête intitulée « Accès aux droits ». Publiée en cinq volumes, celle-ci a pour objectif de mettre en lumière et de comprendre les freins qui empêchent les usagers d’accéder à leurs droits ou d’engager un recours. Le deuxième volume de cette enquête est consacré aux relations des usagères et usagers avec les services publics et expose la connaissance que les personnes ont de leurs droits et la manière dont elles les mettent en œuvre.

Menée en 2016 auprès d’un échantillon aléatoire de 5 117 personnes âgées de 18 à 79 ans résidant en France métropolitaine, l’enquête « Accès aux droits » vise à produire une meilleure connaissance en population générale des situations qui relèvent des quatre domaines de compétences du défenseur des droits : discriminations, droits de l’enfant, déontologie des forces de sécurité et relations entre les services publics et leurs usagers.

La dématérialisation des services publics fragilise des publics déjà vulnérables

Dans le volume de l’enquête « Accès aux droits » consacré à la relation des usagers avec les services publics, nous avons souhaité porter une attention particulière aux personnes en situation de précarité économique ou sociale car tout en ayant des besoins renforcés, elles maîtrisent moins le fonctionnement et le vocabulaire de l’administration et se sentent éloignées des services publics, un sentiment accru par la dématérialisation des procédures administratives.

Les résultats de cette enquête indiquent que si 79 % des usagers accomplissent leurs démarches administratives courantes sans difficulté, ce n’est pas le cas d’un cinquième de la population interrogée. Les publics les plus en difficulté se révèlent être les agriculteurs (42 %), les jeunes de 18 à 24 ans (37 %), les inactifs (35 %), les 25-34 ans (29 %) et les ouvriers (27 %). Les personnes les moins diplômées peinent aussi davantage à effectuer leurs démarches.

Les personnes en situation de précarité peinent plus que les autres à effectuer leurs démarches administratives et sont aussi les plus pénalisées par la dématérialisation des services publics. En cause, un accès difficile à Internet dans certaines régions, une obsolescence ou une absence des équipements informatiques, un manque de formation de l’usager à l’utilisation des outils informatiques, l’isolement social de la personne ou le fait qu’elle soit âgée, handicapée, illettrée ou encore étrangère et maîtrisant peu le français.

Le fait de ne pas disposer d’Internet ou de ne pas être à l’aise avec cet outil, est donc un frein à la réalisation des démarches administratives courantes. Ainsi, une personne sur quatre qui n’a pas accès à Internet (27 %) rencontre des difficultés pour effectuer ses démarches administratives. Tandis qu’une personne sur trois (33 %) qui bénéficie d’un accès à Internet, mais qui ne sait pas bien s’en servir peine à trouver et remplir des informations administratives en ligne.

Là encore, les jeunes, les personnes peu diplômées, précaires, peu à l’aise sur Internet ou sans accès sont les publics qui rencontrent le plus de difficultés à accomplir leurs démarches administratives. Pire, 13 % des personnes précaires isolées et 9 % des personnes maniant mal Internet ne bénéficient d’aucune aide pour effectuer leurs démarches en ligne et demander les prestations auxquelles elles peuvent prétendre.

La fracture numérique accentue le non-recours aux droits des usagers

Un cinquième des personnes interrogées dans le cadre de cette enquête pense qu’une décision défavorable d’un service public ou d’une administration n’est pas contestable (20 %). On constate que ces personnes sont aussi celles qui rencontrent le plus de difficultés pour accomplir leurs démarches administratives : plus d’un tiers des agriculteurs (37 %) et plus d’un quart des jeunes (26 %), des personnes précaires isolées (27 %), ayant des difficultés d’accès (27 %) ou pas d’accès (25 %) à Internet méconnaissent le droit au recours.

Les résultats de cette enquête ont permis d’identifier une corrélation entre la difficulté à accomplir ses démarches administratives sur Internet et la fréquence des problèmes rencontrés avec les services publics. Ainsi, plus d’un tiers des usagers qui éprouvent des difficultés dans leurs démarches administratives (35 %) rencontrent plus de problèmes avec les administrations. Les difficultés sont plus nombreuses et plus fréquentes pour les publics précaires, isolés et les jeunes.

Les usagers interrogés indiquent que les difficultés qu’ils rencontrent le plus fréquemment dans leurs relations avec les services publics sont la demande répétée de pièces justificatives (38 %) et la difficulté à contacter quelqu’un (38 %). En effet, la dématérialisation croissante des services publics s’accompagne d’une réduction des accueils physiques et rend plus difficile le dialogue entre les administrations et les usagers. De la même manière, elle complique l’accès à l’information de près d’un administré sur trois (30 %) et, en particulier, des plus jeunes (39 % des 18-24 ans et 38 % des 25-34 ans) et des personnes qui n’ont pas accès ou ne sont pas à l’aise avec Internet (36 %).

En 2016, nous avions réalisé une enquête mystère avec l’Institut national de la consommation auprès des plateformes téléphoniques de la Caisse nationale des allocations familiales (CAF), de Pôle emploi et de la Caisse nationale de l’assurance maladie (CNAM). Il est apparu que les usagers qui joignent ces trois services publics par téléphone sont très fréquemment renvoyés vers Internet et ce, même s’ils ne disposent pas du matériel informatique suffisant ou ne maîtrisent pas cet outil.

Tous ces obstacles à l’accomplissement des démarches administratives conduisent 12 % des personnes confrontées à des problèmes avec un service public, ou une administration, à abandonner leurs démarches. Cette situation de non-recours est d’autant plus intolérable qu’elle touche surtout les publics les plus vulnérables. En effet, face à des difficultés, les personnes précaires isolées sont davantage susceptibles de ne pas poursuivre leurs démarches (18 %), notamment parce qu’elles méconnaissent leur droit au recours. Enfin, les personnes peu à l’aise ou ne bénéficiant pas d’un accès à Internet abandonnent aussi plus souvent leurs démarches.

Les raisons pour lesquelles les répondants n’ont pas cherché à recontacter le service public ou l’administration après avoir rencontré une difficulté sont les suivantes : les démarches leur semblaient inutiles (51 %) et elles étaient trop compliquées (45 %). Ainsi, plus de la moitié des personnes ayant renoncé à poursuivre une procédure semble s’être résignée à ne pas faire valoir ses droits, un chiffre très effrayant qui rappelle la nécessité qu’ont les pouvoirs publics de sensibiliser les usagers à leurs droits et aux possibilités qu’ils ont pour les faire valoir.

Les résultats de l’enquête « Accès aux droits – Relations avec les services publics » soulignent la nécessité d’accompagner, d’informer et de simplifier les démarches administratives pour les rendre plus accessibles aux usagers et, en particulier, aux publics les plus précaires et les plus éloignés des outils informatiques.

Certains dispositifs visant à aider les usagers se révèlent finalement contre-productifs. Les accueils téléphoniques, par exemple, orientent désormais l’usager en lui demandant de taper successivement des numéros sur son clavier ou de prononcer des mots-clés alors qu’une personne humaine serait pourtant plus à même d’apporter une réponse adaptée aux demandes complexes. Nous l’avons dit en introduction, les plateformes téléphoniques renvoient aussi de plus en plus fréquemment les requérants vers des sites Internet. Or, comme cette enquête nous le confirme, nombreuses sont les personnes qui ne maîtrisent pas cet outil ou qui n’y ont pas accès. La dématérialisation des services publics fragilise les publics les plus précaires, c’est la raison pour laquelle le Défenseur des droits agit au quotidien.

L’action du Défenseur des droits pour aider les exclus de la numérisation des services publics

Afin de pallier aux situations de non-recours aggravées par la fracture numérique, le Défenseur des droits assure un accueil physique des requérants par le biais de son réseau de 500 délégués répartis sur tout le territoire. Grâce à leurs contacts au sein des administrations, les délégués du Défenseur des droits aident les personnes pénalisées par la numérisation des procédures administratives à trouver le bon interlocuteur. Le lien social est au cœur de leurs interventions.

Nous mettons aussi à disposition de l’usager un accueil téléphonique tenu par des personnes qui orientent et conseillent les requérants. Quant aux 250 juristes, ils instruisent des dossiers qui sont la conséquence directe de la dématérialisation des services publics et des administrations. Il peut, par exemple, s’agir des difficultés pour obtenir un permis de conduire ou une carte grise à la suite du transfert de compétences des préfectures vers l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) où plus de 300 000 titres sont en attente de traitement depuis plusieurs mois. En effet, depuis le Plan préfectures nouvelle génération (PPNG), lancé en juin 2015 et entré en œuvre le 6 novembre 2017, la création des Centres d’expertise et de ressources des titres (CERT), chargés de traiter plus rapidement les demandes et de lutter plus efficacement contre les fraudes, a entraîné la fermeture des guichets d’accueil dans les préfectures et sous-préfectures, remplacés par des procédures dématérialisées. Aujourd’hui, notre intervention permet d’accélérer le traitement de nombreux dossiers liés à des pannes informatiques, des délais excessifs de délivrance de permis de conduire, des difficultés à joindre les services de l’État ou à obtenir la rectification d’erreurs commises par le réclamant, etc.

En plus de traiter les réclamations que nous recevons, nous adressons des avis au Parlement dans lesquels nous exprimons notre position sur des projets de loi qui touchent à nos domaines de compétences. Nous publions aussi des rapports dans lesquelles nous dressons des constats, à partir de nos saisines, et formulons des recommandations à l’intention des pouvoirs publics et des administrations. Pour accompagner les personnes exclues de la numérisation des procédures, nous préconisons qu’une partie des gains procurés par la dématérialisation des services publics soit redéployée vers le financement d’un accompagnement des usagers au numérique ou à un dispositif alternatif. Nous recommandons également qu’une clause de protection des usagers vulnérables pour toute procédure de dématérialisation d’un service public soit consacrée dans la mesure où, en dépit de tarifs sociaux, un accès à Internet pour les personnes en situation de précarité représente un poste de dépense conséquent. Enfin, nous souhaitons que le 3939, qui délivre des informations sur les droits, les obligations et les démarches à accomplir dans certains domaines (facturé, pour la France métropolitaine, au prix de 0,15 €/minute en plus du prix de l’appel) soit gratuit, comme d’ailleurs tous les numéros permettant de joindre un service public.

Si la dématérialisation des services publics vient, en effet, simplifier l’accès aux droits de la majorité des personnes et pallier le recul des services publics sur de nombreux territoires, elle constitue un obstacle supplémentaire pour nombre de personnes. En effet, la persistance des « zones blanches et grises » contribue à entraver l’accès aux droits des personnes notamment domiciliées en zone rurale. L’illettrisme numérique ainsi que le taux inégal d’équipement des foyers en matériel informatique3 et abonnements Internet4 peuvent également accentuer cette fracture territoriale.

L’enquête « Accès aux droits – Relations avec les services publics » montre que les personnes qui ont le plus besoin des services publics sont celles qui éprouvent le plus de difficultés à accéder à leurs droits. Le programme « Action publique 2022 », lancé en octobre dernier par le gouvernement, s’est fixé pour objectif que tous les services publics soient dématérialisés à horizon 2022. Cela peut compromettre le principe d’égalité aux services publics et favoriser la marginalisation de personnes peu à l’aise avec l’écrit ou éloignées d’Internet telles que les personnes précaires, les personnes âgées, certains jeunes en situation de vulnérabilité, les personnes en situation de handicap, les personnes étrangères, qui ne sont, pour l’heure, que très peu pris en compte. Il est donc fondamental que les services publics conservent un accueil multicanal (physique, téléphonique, etc.) pour les personnes ne pouvant pas effectuer leurs démarches administratives en ligne.

Pour aller plus loin

• « Accueil téléphonique et dématérialisation des services publics », étude du Défenseur des droits en partenariat avec l’Institut national de la consommation (INC), sept. 2016.

• « Accès aux droits : relations des usagères et usagers avec les services publics, le risque du non-recours », vol. 2, mars 2017, Défenseur des droits.

• Décision du Défenseur des droits no 2017-083, relative au non-respect des obligations découlant du service universel des communications électroniques, avr. 2017.

• Avis nº 18-01 du Défenseur des droits, relatif au projet de loi no 424 pour un État au service d’une société de confiance, janv. 2018.

• Avis no 18-04 du Défenseur des droits, relatif au projet de loi no 259 pour un État au service d’une société de confiance, févr. 2018.

1. L’enquête « Accès aux droits : relations des usagères et usagers avec les services publics, le risque du non-recours, vol. 2 », publiée en mars 2017, est accessible sur le site Internet du Défenseur des droits.
2. Le Défenseur des droits est né, en 2011, de la fusion de quatre institutions : le médiateur de la République, la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS).
3. 81 % des Français possèdent un ordinateur à leur domicile et seulement 53 % l’utilisent tous les jours selon le Baromètre du numérique, équipements et usages, éd. 2017, CREDOC.
4. Au 30 septembre 2017, l’ARCEP dénombrait 28,2 millions d’abonnements Internet à haut et très haut débit.

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