Revue

Dossier

Une autre expérience de l’insertion en Seine-Saint-Denis

Le 10 octobre 2023

Retour sur trois expérimentations menées actuellement par le département de la Seine-Saint-Denis : la recentralisation du financement du revenu de solidarité active (RSA), les expérimentations de terrain portées par la mission Innovation territoriale du département et la préfiguration de France travail.

Résumé

L’« expérimentation » – terme qui revient de manière quasi-systématique dans les discours publics, et notamment ceux qui concernent la réforme du RSA et la création de France travail – reste mal définie dans son application aux politiques publiques et plus mal évaluée encore.

Dans cet article, il sera question de trois d’entre elles menées concomitamment : la recentralisation du financement du RSA, les expérimentations de terrain pilotées par le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et la préfiguration de France travail.

Trois expérimentations qui procèdent de représentations et de méthodes diverses, parfois contradictoires, au risque d’embrouiller un système public de l’insertion et de l’emploi déjà passablement opaque, y compris pour ceux qui y opèrent au quotidien. Que s’agit-il d’expérimenter ? Selon quelle méthode, quel processus ? Pour quelles finalités ?

La recentralisation du financement du RSA, une expérimentation de gouvernance

L’accord de recentralisation du financement du RSA conclut entre le département de Seine-Saint-Denis et l’État – et négocié de haute lutte sur les éléments financiers – est entré en vigueur le 1er janvier 2022. Cet accord, une première en son genre, prévoit que, en échange de la prise en charge du versement de l’allocation par l’État, via son opérateur la caisse d’allocations familiales (CAF), le département doit atteindre cinq objectifs : le doublement des moyens consacrés à l’insertion ; le renforcement des moyens humains sur le terrain ; la multiplication des étapes de parcours et les propositions faites aux allocataires ; l’amélioration de l’accès des allocataires du RSA aux dispositifs de droit commun, et enfin, l’amélioration significative de l’accès à l’emploi durable des allocataires du RSA. En d’autres termes, en échange de la reprise des moyens permettant de verser l’allocation à ses bénéficiaires, le département doit assumer pleinement sa compétence et son rôle de chef de file sur les politiques d’insertion.

Cet accord est une première réponse au péché originel du transfert de compétence organisé par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales1 – qui transfère, notamment aux départements, la gestion et le pilotage du revenu minimum d’insertion (RMI) – renforcée par la loi du 1er décembre 20082 qui crée le RSA en lieu et place du RMI. En effet, « le transfert du financement de l’allocation […] de l’État vers les départements a été assorti d’un transfert de ressources problématique et sans mécanisme correcteur pour tenir compte de l’évolution des dépenses liées à ces nouvelles compétences » 3. Dans le contexte de la crise financière de 2008, le RSA est rapidement devenu une contrainte financière grevant la capacité des départements à déployer une politique d’insertion ambitieuse. Cet effet « ciseau » a été particulièrement marqué en Seine-Saint-Denis, en raison de ses caractéristiques socio-économiques hors normes en France hexagonale. En 2020, le RSA représentait ainsi un quart des dépenses de fonctionnement du département et la moitié de l’augmentation des dépenses entre 2018 et 2020 :

« Pour l’ensemble de la période 2015-2020, la dépense totale de RSA avait atteint 2,994 milliards d’euros, dont 1,179 milliard de restes à charge, donc de “dette RSA” pour la collectivité. » 4

Ici, donc, l’expérimentation consiste à découpler le financement et l’exercice d’une compétence. Il suspend le principe « financeur = décideur », affirmé dans l’acte II de la décentralisation, au grand regret de la Cour des comptes dans son rapport d’évaluation du RSA de janvier 20225. Pour Stéphane Troussel, président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis depuis septembre 2012 : « Grâce à cette recentralisation, notre département pourra, pour la première fois, exercer enfin comme il se doit sa compétence. »

De fait, au cours de cette première année d’expérimentation la direction de l’emploi, de l’insertion et de l’attractivité territoriale (DEIAT) du département de la Seine-Saint-Denis a lancé de nombreux chantiers ambitieux incarnant sa « nouvelle donne » pour l’emploi et l’insertion en Seine-Saint-Denis. Un bilan intermédiaire met ainsi en avant que la renationalisation du financement du RSA a permis de poser, dès 2022, les premières briques d’une politique publique dotée de moyens permettant de répondre de manière plus systématique aux besoins des allocataires et, d’autre part, de renouveler et renforcer la dynamique institutionnelle et partenariale. Parmi les mesures phares, le recrutement de nombreux conseillers en insertion professionnelle, et notamment au sein du service social départemental, la mise en place d’agences locales d’insertion (ALI) chargées de mettre en œuvre un accompagnement socioprofessionnel intensif par des équipes pluridisciplinaires ou encore le renforcement du soutien au secteur de l’insertion par l’activité économique.

Si le département a pu déployer rapidement les premières briques de cette « nouvelle donne », en faisant preuve tout à la fois d’audace et de créativité, c’est qu’il s’est donné les moyens d’anticiper l’aboutissement des négociations sur la renationalisation du financement. Sous l’impulsion de la DEIAT et de sa directrice, la mission Innovation territoriale du département – une équipe dédiée au design de politiques publiques – a ainsi accompagné l’ensemble des agents de cette direction au cours de l’année 2021 afin de rebattre collectivement et collaborativement les cartes de sa politique publique et imaginer d’autres modes d’action et d’intervention. Une série de huit ateliers, traitant des publics, des parcours, des freins, de l’accompagnement ainsi que de la gouvernance, a permis de mobiliser les énergies et de dessiner les contours de la nouvelle donne autour d’une vision partagée. Les liens noués dans ce travail se sont traduits par la validation enthousiaste d’un programme d’expérimentation pour affronter à certains des grands défis de la politique d’insertion en usant de méthodes inédites pour le secteur.

XP-RSA : une expérimentation par le « faire ensemble »

Ici, l’expérimentation procède par le terrain, selon une approche inspirée des méthodes de design et de créativité, portée par la mission Innovation territoriale du département avec l’appui de l’agence Okoni, située à Montreuil, et la coopération des directions départementales concernées. L’enjeu consiste à réunir des professionnels de terrain – issus des services référents (Pôle emploi, ALI, service social), des opérateurs ou partenaires de la politique publique, ainsi que des allocataires du RSA afin qu’ils mènent ensemble l’enquête, élaborent des solutions et, parmi les plus pertinentes, les expérimentent in vivo afin d’en tirer tous les enseignements possibles. Inspirée par la démarche scientifique et par l’apport des sciences comportementales, la méthode bouscule les habitudes de construction de politique publique en allant chercher les preuves matérielles de l’efficacité (ou non) des dispositifs proposés. Ce mode de faire, jusqu’ici inédit, n’aurait pas été possible sans le portage de la proposition par la DEIAT et l’implication créative de la MIT, ingrédients d’autant plus indispensables pour se lancer dans une démarche d’innovation ouverte qu’elle s’inscrit un contexte de refonte de la politique publique, tant au niveau national que départemental, qui rend le terrain changeant et incertain.

La démarche bouscule également les cultures de travail des participants, par exemple, en leur imposant – plutôt que de procéder à un laborieux travail de diagnostic – d’aller se confronter rapidement au terrain pour en tirer des enseignements sensibles, des perplexités et des surprises. Ce cheminement permet de passer d’une question de travail initiale formulée à partir d’enquêtes et de temps de concertation auprès des allocataires et des opérateurs – comment remobiliser les allocataires de longue durée ? Comment favoriser l’embauche d’allocataires par des TPE/PME du secteur de la restauration ? – à des questions créatives plus ciblées, par exemple, comment engager un parcours d’insertion sans attendre la définition d’un projet ? Comment mettre les procédures au service du développement humain, au-delà du contrôle ? Ces questions-là sont traitées au cours d’ateliers de co-conception – réunissant l’ensemble des parties prenantes – dont émergent de premières pistes de solutions. Retravaillées, ces pistes donnent lieu à des solutions à expérimenter selon un protocole rigoureux déterminé à partir d’hypothèses de travail : les solutions sont, en ce sens, des prototypes, c’est-à-dire des manières de projeter dans le réel ces hypothèses afin de les vérifier, les réfuter ou les affiner. Nous en sommes là, à l’heure de la rédaction de cet article (été 2023) : au moment de sa publication, les expérimentations seront en cours, pour des résultats à analyser à l’automne 2023 avant de proposer des modes de déploiement à plus grande échelle.

Que s’agit-il d’expérimenter ? Selon quelle méthode, quel processus ? Pour quelles finalités ?

L’intérêt de la démarche, au-delà de ses résultats concrets espérés, tient à sa dynamique collective, créative et expérimentale. Ici, le chemin est tout aussi important que l’aboutissement en cela qu’il intensifie les relations entre les acteurs d’un système dont la complexité institutionnelle et administrative prévient souvent les coopérations effectives. La politique d’insertion, en effet, se caractérise par la complexité de sa gouvernance qui doit notamment articuler des actions relevant des compétences du département (insertion, solidarité), de la région (formation, développement économique) et de l’État (emploi, stratégie de lutte contre la pauvreté), en bonne intelligence avec les autres échelons que sont, au sein de la métropole du Grand Paris, les établissements publics territoriaux et les communes – chacun de ces échelons travaillant avec des opérateurs ou des partenaires qui se recoupent en partie, mais en partie seulement. En réunissant une diversité d’acteurs de cet écosystème complexe – et en leur proposant de travailler dans un cadre ouvert où la réponse ne figure pas déjà dans la question – l’expérimentation rompt avec la logique de la négociation ou de la rivalité institutionnelle (pour ne pas dire politique) en confrontant chacun à sa capacité d’imagination et d’action. Elle recherche des ouvertures, des interstices au niveau local permettant de transformer le fonctionnement de l’écosystème de l’intérieur.

De fait, la démarche favorise une appropriation élargie des solutions proposées dans la mesure où les auteurs de ces solutions sont également ceux qui les mettront en œuvre. La politique publique est ici abordée par son usage – tant par les professionnel·les que par les allocataires – et recherche la meilleure ergonomie en relation avec l’objectif du retour à l’emploi : des dispositifs de politique publique construits par et pour leurs acteurs qui renforcent le pouvoir d’agir de chacun.

France travail : une logique de préfiguration

L’expérimentation France travail, annoncée par le Gouvernement au mois de mars 2023, doit se déployer sur 18 territoires départementaux. Elle procède d’une logique expérimentale et d’un calendrier de travail bien différents. Que penser en effet d’une expérimentation lancée officiellement au mois de mars 2023, immédiatement suivie, le mois suivant, par la remise au ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion du rapport de préfiguration de Thierry Guilluy6, Haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, avant que le projet de loi pour le plein emploi – qui préempte nécessairement les résultats de l’expérimentation sur la base du rapport de préfiguration – ne soit présenté au conseil des ministres le 7 juin 2023 ?

Pour mémoire, le projet de loi prévoit d’une part la création de l’opérateur France travail en remplacement de Pôle emploi, avec la double mission de renforcer l’accompagnement des personnes cherchant un emploi et celui des entreprises dans leur processus de recrutement ; d’autre part, la création d’un réseau France travail qui a vocation à fédérer les acteurs de l’insertion et de l’emploi au niveau local. Parmi les mesures phares du projet de loi, se retrouve notamment l’inscription systématique de toute personne en recherche d’emploi ou rencontrant des difficultés sociales et professionnelles auprès de l’opérateur France travail – pour les allocataires du RSA cette inscription sera automatique –, la réalisation d’un diagnostic global suivi d’une orientation pour chaque personne ainsi que la contractualisation des mesures d’accompagnement et le renforcement des sanctions en cas de non-respect de ces mesures. Il est significatif que la mesure la plus controversée pendant la période de préfiguration et de négociation des expérimentations – le versement du RSA sous condition d’activité – n’apparaisse plus dans le projet de loi qu’au travers du renforcement des sanctions en cas de non-respect des termes du contrat d’engagement réciproque (CER) alors même qu’elle figure dans certaines expérimentations menées sur les 18 territoires finalement retenus. Le 19e, c’est-à-dire le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, avait mis un terme avec fracas aux négociations sur le dispositif d’expérimentation pour ce motif précisément : le refus d’un RSA sous conditions7.

Les expérimentations menées dans les départements finalement retenus s’appuient sur certaines dispositions qui apparaissent dans le rapport de préfiguration et dans le projet de loi en les précisant d’un point de vue opérationnel. En Côte-d’Or ou dans les Bouches-du-Rhône, par exemple, l’expérimentation prévoit que les entretiens de diagnostic avec un allocataire du RSA puissent être conduits par un binôme réunissant un agent de Pôle emploi et un agent du département, afin que puissent être envisagées toute la palette des parcours d’accompagnement disponibles (social, socioprofessionnel, professionnel) et la variété des dispositifs qui peuvent les scander (formations, immersions, levées des freins sociaux, etc.). De la même manière l’un des objectifs de l’expérimentation est de raccourcir le délai entre le diagnostic global et l’orientation dans un parcours d’accompagnement contractualisé à un mois, contre au moins trois actuellement. Ici, l’expérimentation consiste à faire valider au niveau local des solutions conçues au niveau national dans un cadre décrit comme une concertation, mais qu’il serait plus juste de qualifier de consultation, dans la mesure où l’énonciateur des solutions finalement retenues n’a pas à rendre compte formellement de la manière dont il a intégré ou tenu compte des avis émis par les acteurs qu’il a sollicités. L’expérimentation permet d’affiner la dimension opérationnelle du travail de préfiguration.

Parmi les mesures phares du projet de loi, se retrouve notamment l’inscription systématique de toute personne en recherche d’emploi ou rencontrant des difficultés sociales et professionnelles auprès de l’opérateur France travail – pour les allocataires du RSA cette inscription sera automatique.

Pour tout dire, l’atteinte des objectifs de ces expérimentations repose sur quelques principes qui, s’ils sont simples à énoncer, n’en demeurent pas moins aujourd’hui des défis complexes : la réduction drastique des files actives des conseillers en insertion socio-professionnelle des services référents, l’accès des allocataires du RSA aux dispositifs de droit commun, particulièrement en matière de formation, ou encore la levée des freins sociaux, longtemps considérés, à tort, comme « périphériques ». Pour le dire d’une autre manière encore, cela nécessite un cadre financier, humain et institutionnel inédit, mais qui se retrouve comme en écho dans la nouvelle donne pour l’insertion et l’emploi telle que la Seine-Saint-Denis commence à pouvoir le faire advenir dès lors qu’elle a obtenu des moyens sanctuarisés lui permettant d’investir dans sa politique publique à la hauteur de ses compétences, des enjeux et des difficultés présentes sur son territoire. Les ALI incarnent particulièrement cette ambition : ces structures pluridisciplinaires, portées par des acteurs publics et/ou issus du secteur privé à but non lucratif, visent la mise en place d’un accompagnement socioprofessionnel intensif des allocataires, limité dans le temps, par la construction de parcours riches et adaptés à la globalité de la personne accompagnée. Pour autant, les ALI n’interviennent pas dans un vide, mais s’inscrivent en complémentarité d’un investissement inédit du service social départemental dans l’accompagnement des allocataires les plus éloignés de l’emploi et un renforcement systématique des partenariats locaux avec les agences locales de Pôle emploi. Ce que l’État pose comme une injonction fixée dans un cadre réglementaire, la nouvelle donne cherche déjà à le réaliser et peut s’appuyer sur des démarches du type XP-RSA pour l’activer réellement.

Là où l’État recherche, pour ainsi dire « quoi qu’il en coûte », à atteindre le plein emploi – y compris par le jeu comptable des radiations – le département vise la réintégration des allocataires dans le tissu social et professionnel de leur territoire.

En guise de conclusion (ouverte)

Trois expérimentations sont menées concomitamment sur des problématiques d’insertion en général et sur les allocataires du RSA en particulier. Elles procèdent de logiques différentes, car elles répondent à des finalités divergentes. Là où l’État recherche, pour ainsi dire « quoi qu’il en coûte », à atteindre le plein emploi – y compris par le jeu comptable des radiations – le département vise la réintégration des allocataires dans le tissu social et professionnel de leur territoire ; pour y parvenir, XP-RSA mise sur l’enquête et l’activation de collectifs d’acteurs dont la préoccupation cardinale est la dignité des acteurs œuvrant au sein de l’écosystème de l’insertion, des allocataires jusqu’aux services référents. Le RSA souffre toujours des ambiguïtés qui ont présidé à sa création, entre revenu de subsistance et revenu incitatif au retour à l’emploi. La recherche de « conditions » pour le versement de l’allocation, qui concernent aussi bien l’allocataire que les autres membres de son foyer, témoigne une nouvelle fois de l’incapacité publique à trancher ce nœud gordien et illustre, s’il le fallait encore, les écueils de la décentralisation quand elle concerne la coopération entre l’État, qu’il soit central ou déconcentré, les collectivités territoriales et les acteurs de terrain. Expérimenter n’est pas jouer : c’est la recherche d’interstices viables pour des coopérations agissantes et des transformations centrées sur les personnes, prises dans la globalité de leurs liens.

  1. L. n2004-809, 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales.
  2. L. n2008-1249, 1er déc. 2008, généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion.
  3. Eydoux A., «Du RMI au RSA, la gouvernance de l’insertion en question », Informations sociales 2013, n179, p. 128-135.
  4. Troussel S., RSA : la recentralisation de son financement expérimentée en Seine-Saint-Denis, 2022, Fondation Jean-Jaurès (https://www.jean-jaures.org/publication/rsa-la-recentralisation-de-son-financement-experimentee-en-seine-saint-denis/).
  5. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-revenu-de-solidarite-active-rsa
  6. Guilluy T., France travail, une transformation profonde de notre action collective pour atteindre le plein emploi et permettre ainsi l’accès de tous à l’autonomie et la dignité par le travail. Faisons équipe pour accompagner la réussite de toutes les personnes, de toutes les entreprises et de tous les territoires, rapport, avr. 2023, Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion.
  7. Troussel S., «Pourquoi je suis contre le RSA sous condition », Libération 28 mars 2023.
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