Les villes dans l’épidémie : des terrains pour expérimenter de nouvelles formes d’action Publique

The Great Empty
Une photo du New York Times intitulée « The Great Empty » montrait le 18 mars 2020, pendant le confinement, une place de la Concorde et des espaces symboliques de grandes capitales du monde entier, habituellement bouillonnants d’activité, totalement désertés.
©New York TImes
Le 25 mai 2021

Comment la pandémie s’est-elle glissée dans les failles de l’État et du système de santé ? Comment mieux affronter demain nos vulnérabilités ? La pandémie a défié l’efficacité de l’action publique et l’a parfois mise en déroute. Les dispositifs d’anticipation et de gestion de la crise n’ont pas été au rendez-vous lors du surgissement des événements. Pourtant, la résistance et la mobilisation du monde public ont permis d’amortir les chocs. Reste à mesurer sa capacité de résilience et de rebond. Michel Lussault, Géographe, professeur à l’ENS Lyon et directeur de l’École urbaine de Lyon, livre sa vision et partage sa réflexion. Nous publions en avant-première un extrait tiré de son intervention publiée dans l’ouvrage collectif, « L’action publique face à la pandémie. Avant, pendant et après » (Ed. Berger-Levrault), sous la direction de Christian Paul, qui fait suite aux « Rencontres 2020 de la chaire Transformations de l’action publique » de Sciences Po Lyon.

Mon intérêt de géographe pour les virus est ancien et s’est renforcé depuis l’épisode du SRAS de 2002-2003. À cette occasion, il devenait de plus en plus clair qu’il existait des liens entre l’apparition d’un certain nombre de vecteurs viraux et de pathogènes et le bouleversement des écosystèmes et que les logiques de l’urbanisation généralisée du Monde [1] pouvaient accentuer et accélérer des processus de diffusion à grande échelle de pathologies infectieuses. Travaillant désormais à comprendre les liens entre l’urbanisation et le changement global, la question des épidémies est bien entendu restée dans mon champ d’attention. On doit dire d’ailleurs que nombreux sont les spécialistes, de toutes les disciplines, qui s’en préoccupent et la documentent. Il s’agit pour moi d’un motif de surprise : comment comprendre que les acteurs sociaux, économiques et politiques majeurs (les « décideurs » et autres membres de « l’élite » dirigeante) aient découvert de façon si ingénue et sans anticipation véritable un phénomène (notre exposition aux épidémies globales via un pathogène issu d’un réservoir animal qui s’humanise et qui circule rapidement dans les flux de la mondialisation) étudié par des chercheurs depuis longtemps – et qui était au demeurant au centre des préoccupations, il y a une décennie, au moment de la crainte créée par la possible épidémie de H1N1, et sur lequel l’OMS alertait sans relâche depuis plusieurs années ?

Oui, cette pandémie est une « tempête parfaite ». Il faut reconnaître que ce virus est un opérateur géopolitique majeur, comme nous n’en avons jamais connu. Il brouille nos relations en public, ainsi que nos relations personnelles et familiales, nous en savons quelque chose en ces périodes de confinement et de restriction des mobilités.

Il modifie le fonctionnement du Monde à toutes les échelles et il met sous stress toutes les organisations, aucune n’y échappe. Il bouleverse les rapports de pouvoir entre les acteurs, notamment entre les États, les entreprises, les gouvernements, les groupes sociaux. Il révèle les fragilités, les inégalités, les injustices, les peurs. Jamais nous n’avions connu dans l’histoire de l’anthropisation un facteur – au sens étymologique, quelque chose qui produit des effets – doté d’une telle puissance, d’une telle performance géopolitique à toutes les échelles en même temps. Le Monde est en état de panique, il se « grippe » et synchroniquement tous les espaces et toutes les institutions connaissent également une crise. Je le redis : nous n’avons jamais vécu ça. Il s’agit donc non seulement d’une tempête parfaite, mais peut-être de la tempête parfaite de la globalisation, qui en dit beaucoup sur les caractères du Monde contemporain urbanisé (un grand champ de réflexion des géographes) et notamment sur sa vulnérabilité [2].

L'action publique face à la pandémie

I − Repenser le système démocratique et administratif français

De ce fait même, puisqu’elle est un phénomène global, il n’est pas du tout anormal que la pandémie mette en péril la politique et l’action publique standards. Le contraire serait même curieux parce que la diffusion de ce virus révèle un certain nombre de fragilités de l’action publique. Il ne s’agit pas d’accuser qui que ce soit ou d’entrer dans une logique du ressentiment mais tout simplement de poser les questions qui s’imposent. Par exemple, qu’est-ce que la comparaison entre les pays, les territoires, et entre les différentes façons d’aborder la gestion pandémique permet de dire sur le fonctionnement de l’action publique, en système démocratique comme en système non démocratique ? À ce sujet, il me semble toujours un petit peu difficile de prendre la Chine comme exemple de réussite de gestion de la pandémie, en faisant quasiment abstraction du fait que, au cœur de la question démocratique, se tient la problématique des libertés et de la justice qui, en principe, est essentielle à toute action publique, notamment dans le domaine de la santé. La démocratie ne peut constituer la variable d’ajustement de la lutte contre la pandémie. Voilà qui doit nourrir notre réflexion en tant que chercheur mais aussi en tant que citoyen français. De même, répéter à six reprises, comme le président de la République dans son allocution du 16 mars 2020 : « Nous sommes en guerre », et prendre des décisions sanitaires dans le cadre de conseils de défense et de sécurité du chef de l’État ne sont pas des choix qui doivent être considérés comme anodins, neutres et sans conséquence. Tous les pays démocratiques, pour ne penser qu’à ceux-là, n’ont pas fait ce choix, loin s’en faut. Qu’est-ce-que ça dit et montre de notre moment politique ? De notre action publique à la française ?

Je pense que ça dit et montre, de façon un peu cruelle, l’impasse dans laquelle nous nous trouvons en matière de modes classiques d’administration publique, et tout particulièrement la considération de la place qu’on doit accorder aux habitants et simples citoyens dans les processus de l’action publique et de celle, aussi, qu’on doit accorder aux structures d’intermédiation sociale qui ne sont pas les structures traditionnelles habituelles de l’administration des politiques et des procédures d’État – celles dominées par les grands corps et qui prennent en charge les champs régaliens considérés comme les plus importants.

Ainsi, en guise d’exemple, interrogeons-nous : dans la pandémie et dans sa gestion, quel rôle a été donné aux institutions et aux professionnels de certains types d’intermédiation que sont, par exemple, les acteurs et les établissements culturels, ou à ceux de l’enseignement et de la recherche, ou à ceux de l’éducation populaire ? Où sont les acteurs de la culture dans la réflexion et l’intervention de l’État pour aborder la situation pandémique ? Escamotés. Il n’y a aucune approche de la dimension culturelle à cette pandémie, sauf à fermer les établissements et à assurer des aides. Il n’y a pas plus de considération pour la recherche en sciences sociales dans le Conseil scientifique et ailleurs, à la hauteur de ce que ces disciplines étudient des faits épidémiques. Idem pour les enseignants, sauf à exiger d’eux qu’ils appliquent sans rien dire des protocoles sanitaires tatillons en même temps qu’elliptiques et changeants. Même constat pour les professionnels de l’éducation populaire. On pourrait ajouter quel rôle est assigné aux collectivités locales, si ce n’est celui de simples témoins, au mieux informés, au pire mis devant le fait accompli, des décisions qui concernent pourtant au premier chef leurs territoires ? On ne finirait pas de lister les acteurs, opérateurs et intervenants de la société civile assignés à la passivité, considérés comme des exécutants dépourvus d’aptitudes autres que de subir et d’applaudir, dont il importe de contrôler, au besoin par la police, qu’ils ne sont pas récalcitrants, dont il convient de ne jamais considérer la capacité d’agir. Bref, il me semble que l’appareil d’État marginalise intentionnellement, en choisissant une démarche bureaucratique descendante, la grande majorité des institutions publiques et parapubliques et leurs membres qui, pourtant, contribuent au quotidien à faire « tenir » la société, plus encore en période de stress.

Comment pourrions-nous saisir l’opportunité de la pandémie pour réfléchir collectivement aux formes politiques et aux manières dont nous activons les procédures de l’action publique si la puissance publique d’État verrouille tout et ne donne pas la possibilité aux acteurs et parties prenantes de la société de prendre des initiatives à la hauteur de leurs compétences ?

Si je reviens à la question de l’implication des habitants citoyens, nous avons quelques certitudes en la matière, appuyées sur un grand nombre de recherches menées, par exemple, sur le SIDA mais aussi sur Ebola, qui montrent qu’une des conditions de succès des politiques de gestion d’une épidémie à large échelle est justement le fait que l’on implique les malades, leurs familles et leurs proches, tous et toutes, comme des acteurs véritables. C’est une des grandes conclusions que l’on a pu tirer de la façon dont la pandémie de SIDA a été gérée dans le monde entier. Ça a d’ailleurs été une revendication des malades – à travers des structures très fortes et innovantes en matière d’action citoyenne, comme ActUp – de n’être pas considérés simplement comme des patients mais aussi comme des individus capables d’agir. Et pas simplement pour témoigner à quel point la maladie était difficile pour eux, mais pour participer à la construction de parcours de soins et à la prise en considération sociale et politique de toutes les personnes qui traversaient, à quelque titre que ce soit, cette épreuve de la pandémie. Donc pour s’affirmer comme des acteurs impliqués dans la lutte contre la maladie. À rebours, comment considère-t-on les habitants, tous et toutes concernés par le SARS-CoV-2, dans le cadre de l’action publique contre la pandémie de la covid-19 ?

II − Valoriser les initiatives solidaires et citoyennes

On doit se poser cette question, d’autant plus que les réponses sont incommodes. Car il me semble qu’on reste aujourd’hui dans une procédure marquée par une tradition politique à la française, spécialisée en silos fonctionnels, hiérarchique et paternaliste, dans laquelle, finalement, la parole habitante n’est pas prise au sérieux, la mobilisation des expertises habitantes n’est même pas envisagée. Alors même que nous observons que, par exemple, à Marseille, en Seine-Saint-Denis ou encore dans les quartiers extrêmement pauvres des métropoles de Lille, de Lyon, etc., bref, dans les territoires parmi les plus exposés à la maladie de notre pays, des solidarités s’organisent sur le terrain. Là où les plus fragiles sont les plus touchés par la contamination et par des formes graves de la pathologie, nous voyons des réseaux d’entraide agir pour compenser des pertes de revenu, informer, trouver des masques là où il n’y en avait pas, et j’en passe ; bref, faire en sorte qu’un groupe social dit « défavorisé » ne soit pas simplement considéré comme un ensemble d’enfants indisciplinés, mais devienne une véritable partie prenante d’une action coopérative de traversée de la pandémie en raison même des expériences et des compétences qu’on trouve chez ses membres. Que fait « l’appareil bureaucratique d’État » de ces initiatives, ou d’autres qui existent partout en France (y compris chez des professionnels de la santé, médecins, généralistes, infirmiers, pharmaciens, qui tentent de trouver leur place dans une approche gérée par les ARS qui ne leur donnent pas véritablement de capacité ni de légitimité à intervenir et à proposer des solutions) ? Rien, ou peu s’en faut.

Or, la gestion d’une pandémie ne se réduit pas à soigner des gens placés dans les services d’urgence et en réanimation, ni à édicter des règles de contrôle des vies quotidiennes et de surveillance policière des déplacements et des activités. Il importe aussi de se poser la question de savoir comment collectivement les membres d’une société peuvent contribuer à définir et mettre en œuvre des modalités d’action collective et systémique qui permettent de traverser la pandémie, d’en tirer les leçons et de progresser.

Ne serait-ce pas cela une condition nécessaire de ce qu’on pourrait appeler « la préparation aux catastrophes et aux crises » ? Ne pas simplement penser que l’on peut se protéger par une politique du risque et par des dispositifs techniques et opérationnels administrés de manière verticale, mais trouver les moyens de mieux s’adapter à des circonstances difficiles par l’orchestration de la disposition à agir de l’ensemble de la société ? La préparation, comme l’ont montré des spécialistes comme Andrew Lakoff [3] ou, très récemment, Frédéric Keck [4], n’est pas simplement quelque chose qui est de l’ordre d’une approche procédurale, mais un mode particulier d’intelligibilité de ce qu’est une crise et des contributions envisageables de chacun. C’est une façon particulière de penser, de problématiser et d’intervenir qui modifie totalement et le contenu des procédures et la manière dont on peut les mettre en oeuvre afin de donner la possibilité de passer à travers une épreuve sanitaire (ou d’autre origine). Et cela impose de réfléchir à la façon dont les citoyens et les structures d’intermédiation non spécialisées dans le domaine de la crise vont pouvoir contribuer à cette traversée des moments difficiles (...)

[1] J’utilise une majuscule pour désigner le concept de « Monde », c’est-à-dire un système géographique d’échelle globale, installé par la phase contemporaine, post-1950, d’urbanisation généralisée. Lussault M., L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, 2013, Paris, Seuil.

[2] Au sujet de la diffusion mondiale du virus et des effets des confinements sur les aires urbaines : Lussault M., Chroniques de géo’ virale, 2020, Lyon, Éditions 205.

[3] . Lakoff A., Unprepared. Global Health in a Time of Emergency, 2017, Oakland, California University Press.

[4] Keck F., Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, 2020, Le Kremlin-Bicêtre, Éditions Zones sensibles.

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