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Dossier

Le journalisme de solutions, pour construire le monde de demain

Le 10 février 2021

Baptiste Gapenne et William Buzy ont fondé, en 2015, Impact(s), un média d’enquêtes et de reportages. Leur ligne éditoriale se résume en deux mots : lenteur et solutions.

« On revendique notre lenteur parce que cela nous semble essentiel pour construire nos contenus, explique William Buzy. Dans notre esprit c’est synonyme du recul que l’on prend sur nos sujets et du sérieux que l’on accorde aux recherches, aux entretiens et au terrain. Même si ça implique de publier moins souvent. » L’aspect constructif de leur travail s’est aussi imposé très tôt : « On voulait dénoncer mais ne pas laisser les gens sans levier d’action derrière, ajoute-t-il. Au-delà de la prise de conscience du problème, on travaille aussi sur les réponses concrètes, on propose des contenus pour réfléchir et agir. Cela étant, chacun est libre de choisir la piste qui lui convient. »

Souvent attaqué à son émergence, le journalisme de solutions a depuis tracé son chemin, s’est taillé une solide réputation au sein des rédactions, notamment anglo-saxonnes, et s’est imposé peu à peu en France, d’abord en presse quotidienne régionale (PQR) où il a souvent relancé les ventes, puis dans les rédactions nationales, comme chez France Télévisions qui, sous l’impulsion de sa présidente Delphine Ernotte, en a fait l’une des priorités de son nouveau plan stratégique.

C’est donc sans surprise qu’Impact(s) s’est installé dans le paysage des médias indépendants français et a franchi en 2020 la barre des 8 000 abonnés. L’occasion de publier un nouveau livre, après un premier essai concluant publié chez Casa Express éditions1. Cette fois-ci, c’est chez Typographe éditions que l’on retrouve une série d’enquêtes publiées en ligne entre 2018 et 2020, rassemblée pour la première fois sur papier dans un livre baptisé Contrechamps2.

En bref

Créé en 2015, Impact(s) est média lent et indépendant dédié au journalisme de solutions. Chaque mois, les journalistes d’Impact(s) s’intéressent à une seule thématique et proposent :

  • des enquêtes pour comprendre les enjeux de société en profondeur et participer à la prise de conscience collective ;
  • des reportages pour réfléchir ensemble aux réponses à y apporter, en découvrant les solutions proposées par les citoyens, les entrepreneurs, les collectivités publiques ;
  • des entretiens avec des porteurs de solutions et des spécialistes du secteur, pour s’inspirer et passer à l’acte.

Tous les contenus sont accessibles sur abonnement, à prix libre et sans engagement.

  1. Buzy W., Impact(s). Douze initiatives pour construire le monde de demain… dès aujourd’hui, 2016, Casa Express éditions.
  2. Buzy W., Contrechamps. Enquêtes pour comprendre, réfléchir et agir face aux enjeux de société, 2020, Typographe éditions.

Manifeste pour que les trains ne soient plus en retard

Par Baptiste Gapenne et William Buzy, fondateurs du média Impact(s)

Nous sommes journalistes.

Nos parcours sont classiques : école de journalisme, stages, piges, contrats. Nous avons travaillé dans des quotidiens, des chaînes de télévision et des radios nationales, pour des sites d’information à forte audience. Nous avons connu le bureau et le terrain, en France comme à l’étranger.

Nous avons fait tout cela avec des ambitions très classiques chez les personnes qui ont choisi ce métier : voir et raconter, écouter et transmettre, comprendre et expliquer.

Très vite, nous avons heurté un mur.

Un mur fait de briques ultra-pessimistes. Un mur dont le ciment est le dramatique. Qui construit la résignation plutôt que l’envie d’agir.

Sur le terrain, nos lecteurs nous disaient qu’ils ne nous lisaient plus. Nos auditeurs nous disaient qu’ils ne nous écoutaient plus. Nos spectateurs nous disaient qu’ils ne nous regardaient plus. En plus du reste (nos dépendances, nos docilités, nos mensonges, etc.), nous étions devenus trop anxiogènes.

Pourtant, en reportage, chaque jour, nous croisions des gens résolument constructifs. Actifs face aux problèmes, porteurs de solutions. Sur tous les sujets, à toutes les échelles. Pas des rêveurs, simplement des audacieux.

Dans nos rédactions, ils n’avaient pas voix au chapitre. C’est la fameuse histoire des trains qui arrivent en retard. Depuis l’école, on entend ça. Un train qui arrive à l’heure, ce n’est pas une information. Un train qui arrive en retard, si. Le chômage de masse, le dérèglement climatique, l’isolement des seniors, les déserts ruraux sont des informations. Les leviers qui permettent de lutter contre tout ça, non.

Comprenez que nos audacieux n’avaient rien à faire dans nos médias.

Ça nous faisait une bonne raison de plus pour ne pas aimer les trains en retard.

Nous avons quitté nos rédactions, discrètement, sans claquer la porte. Nous avons construit la nôtre. Avec du scotch et des bouts de ficelle. Sans prétention, sans penser que nous révolutionnerions quoi que ce soit. Juste avec le sentiment que nous serions plus utiles – et plus heureux – comme ça. Juste avec l’ambition de donner la parole, et un peu de lumière, à ceux qui agissent, qui activent des leviers constructifs. Qu’ils soient simples citoyens, qu’ils viennent du monde associatif ou de l’entreprise, qu’ils soient élus locaux ou mènent de grandes politiques nationales.

Depuis quelques années, nous avons choisi d’être des reporters de l’espoir. De raconter la transition. Que chacun de nos lecteurs, de nos auditeurs, de nos spectateurs, puisse trouver dans nos contenus de quoi se mettre en mouvement. Comprendre, réfléchir et agir. S’inspirer les uns les autres. Participer à la prise de conscience collective.

Nous n’occultons pas les enjeux majeurs auxquels notre société est confrontée, nous les traitons simplement par un prisme différent. La dénonciation par l’action. L’action dans toute sa multitude, dans toute son imperfection. Individuelle ou collective, isolée ou internationale. Avec ses limites, ses obstacles, ses contradictions.

Nous sommes journalistes et nous avons choisi de parler des solutions pour que les trains ne soient plus en retard.

William Buzy
« Si je me contente de dénoncer le problème, je crée de la résignation. »

Propos recueillis par Julien Nessi, rédacteur en chef d’Horizons publics

William Buzy, co-fondateur du média Impact(s), répond à cinq questions sur le journalisme de solutions.

Qu’est-ce que le journalisme de solutions ?

D’une manière générale, ce terme désigne la couverture rigoureuse et convaincante des réponses apportées aux problèmes de société. Le Solution Journalism Network, qui est la grande organisation internationale des journalistes de solutions, propose quatre grands critères : le reportage doit se concentrer en détail sur la réponse à un problème et comment celle-ci fonctionne – et non sur des « héros » ; il doit mettre l’accent sur l’efficacité – et non sur les bonnes intentions – en présentant les preuves de résultats relatif à la solution proposée ; il doit traiter rigoureusement des limites de l’approche en question ; et enfin il doit chercher à apporter un éclairage nouveau à partir duquel d’autres pourront tirer des leçons, ou reproduire la solution.

En quoi diffère-t-il du journalisme dit « classique » ?

En termes de travail journalistique, c’est rigoureusement identique aux pratiques de tous les autres styles : l’actualité, le grand reportage, l’investigation, etc. Ce sont les mêmes exigences en matière d’enquête, de vérification des sources, de hiérarchisation. La seule différence, c’est dans la manière de traiter le sujet. Là où un reportage dit « classique » va dénoncer un problème de société, le journalisme de solutions va chercher à dénoncer ce problème par le prisme d’une réponse possible. En réalité, c’est une question d’angle. De là où on décide de poser son regard. Il ne s’agit pas d’occulter le problème, mais d’en parler par le prisme d’une réponse possible. À cet égard on comprend qu’il n’y a pas les journalistes d’un côté et les journalistes de solutions de l’autre, comme on parlerait de journalistes de sport et de journalistes politiques. N’importe quel journaliste, sur n’importe quelle thématique, peut choisir un angle axé sur une réponse possible au problème plutôt que sur le problème uniquement.

De plus en plus de médias traditionnels créent des rubriques ou des formats sur cet angle. Quelles opportunités, selon vous, ce type de journalisme offre-t-il à nos rédactions ?Plusieurs études ont montré les effets positifs du journalisme de solutions pour un média : en moyenne, un article de ce type est plus lu, plus partagé, favorise l’adhésion du lecteur au média et donne une très bonne image du journaliste qui a écrit le papier. Il y a donc des opportunités d’audience, pour être pragmatique. Mais aussi, plus fondamentalement, une réelle adhésion du public qui peut recréer de la confiance entre les médias et leurs lecteurs. Mais au début, les grands médias traditionnels étaient très réservés car ils avaient une image biaisée de ce qu’ils pensaient être le journalisme de solutions. Certains avaient peur de dérives de type culte du héros, remède miracle, promotion, militantisme, etc. En réalité, ces risques de collusion entre le journalisme et la communication sont le quotidien des reporters. Et le journalisme de solutions n’est pas plus exposé à ce piège que les autres. D’autres confondaient l’aspect constructif de ce travail avec un positivisme aveugle. Petit à petit, de plus en plus de journalistes ou de médias indépendants ont publié des reportages et des enquêtes de solutions de grande qualité, et tout le monde a bien vu que le public était très réceptif à ce genre de sujets, et en redemandait. The Guardian en Grande-Bretagne s’est lancé, puis le New York Times, et à partir de là, tous les autres ont suivi.

Il ne s’agit pas de rassurer les gens ou de dédramatiser, mais de proposer des reportages constructifs. 

 

Pourquoi selon vous, ce type de journalisme est-il si récent ? Qu’est-ce que cela dit de notre époque ?

Les médias ont beaucoup carburé au dramatique. Pas nécessairement au drame, mais à une narration dramatique, qui a conduit à faire du moindre événement un enjeu majeur. Avec l’explosion du hard news, les gens ont été exposés vingt-quatre heures sur vingt-quatre à une information qu’ils ont fini par percevoir comme complètement anxiogène. Le journalisme de solutions existe quand même depuis quinze ans, mais il a peut-être davantage émergé ces deux ou trois dernières années parce qu’on est arrivé à un point de rupture : les lecteurs ont été submergés par les vagues d’informations violentes qui leur tombaient dessus en permanence et se sont sentis impuissants face à ces enjeux (le climat, par exemple, mais pas seulement), donc incapables de faire quoi que ce soit. Avec le journalisme de solutions, on vient dire : « Si je me contente de dénoncer le problème, je risque de créer de la résignation. Si, en face du problème que je dénonce, je mets en lumière un levier d’action qui a eu un impact positif, je peux transformer cette résignation en envie d’agir. »

Dans la crise sanitaire que nous vivons actuellement, le journalisme de solutions a-t-il un rôle singulier à jouer ?

Évidemment, dans un tel contexte, une couverture rigoureuse et pertinente de ce qui semble fonctionner face à la crise est primordial. Il ne faut pas tout mélanger pour autant et ne pas se tromper d’objectif. Il ne s’agit pas de rassurer les gens ou de dédramatiser, mais de proposer des reportages constructifs, utiles, avec un minimum de recul malgré l’urgence, pour offrir une information équilibrée et permettre à chacun de prendre les meilleures décisions possibles.

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