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Visages et problèmes de l’expérimentation

Le 1 octobre 2021

« Expérimenter » signifie « faire une expérience » au sens de se laisser transformer par l’épreuve d’une nouveauté. Peut-on envisager l’expérimentation comme une pratique de libération des possibles ? Cet article explore les nuances linguistiques et conceptuelles de mots tels qu’« expérimentation » et « expérience » en tant que fil conducteur d’une idée plus complexe de l’expérimentation et de ses enjeux.

Résumé

Que veut-on dire lorsqu’on invoque une démarche « expérimentale » dans l’intervention sociale et les décisions publiques ? L’idée même d’« expérimentation » semble suggérer une vision déshumanisante des relations sociales et des politiques qui s’y réfèrent. Une telle crainte est certes justifiée par l’usage qui a été fait, dans l’histoire moderne, de la légitimation de la politique par l’objectivité scientifique.

Mais il ne faut pas négliger pour autant que le mot « expérimentation » et ceux qui en dérivent ne renvoient pas uniquement aux procédures savantes et techniques qui visent à simplifier le réel et à le rendre manipulable, mais aussi à ce rapport ouvert au monde où les sujets se constituent en même temps qu’ils acquièrent une maîtrise de leur milieu vital.

En ce sens, l’expérimentation, y compris au sens scientifique du terme, pourrait être vue comme un exercice de la liberté des acteurs, et comme une découverte des potentiels que contiennent leurs environnements. Il convient ainsi d’explorer les nuances linguistiques et conceptuelles de mots tels qu’« expérimentation » et « expérience » en tant que fil conducteur d’une idée plus complexe de l’expérimentation et de ses enjeux.

La notion d’expérimentation : son statut, ses alternatives

Parler d’« expérimentation » dans les domaines politique et social peut susciter une réaction immédiate perplexe ou inquiète. « Faire des expériences » au sein du corps social ne veut-il pas dire traiter les individus et les groupes comme des cobayes, réduire les comportements et les relations des êtres humains à une matière inerte, docile et manipulable ? L’emploi de cette terminologie semble voué à évoquer le spectre d’un pouvoir technocratique débridé : une instance en surplomb, manipulant par un savoir indiscutable et impersonnel des acteurs sociaux transformés en rats dans un labyrinthe afin de tester et de prévoir leurs réactions. De tels spectres sont bien entendu alimentés par la tendance d’experts, personnels politiques et acteurs publics à croire et à laisser croire que tout problème politique et social pourrait avoir une « solution » objective et univoque, que garantiraient l’application correcte d’une méthode scientifique univoque et, par conséquent, le primat des porteurs institutionnels du savoir dans la prise de décisions.

Toute une tradition philosophique contribue à occulter la dimension créatrice de l’expérimentation et de l’expérience, en rassemblant les démarches scientifiques et les situations singulières sous la catégorie générale de la reconnaissance de la réalité telle qu’elle est.

Toutefois, « expérimenter » signifie « faire une expérience » aussi au sens de se laisser transformer par l’épreuve d’une nouveauté : l’expérimentation peut ainsi indiquer une pratique de l’ouverture à l’inattendu, à l’exploration de l’inconnu, voire à l’invention du nouveau. Or, cette acception de l’idée d’expérimentation semble cohérente avec une démarche coopérative et créatrice, avec un partage des initiatives et des responsabilités où les acteurs de terrain et les sujets « en situation » ne seraient pas vus comme les objets passifs d’un décideur-savant traitant le corps social comme un corps vil. Ainsi, une expérimentation inscrite dans la singularité des contextes et des situations, dans la pluralité des acteurs et de leurs relations, permettrait l’émergence de nouvelles questions et de nouvelles connaissances au sein de pratiques non entièrement normées : tout le contraire de l’application de protocoles et de procédures préétablies censées réduire l’incertitude et l’imprévu.

Sur la valeur de connaissance d’une telle application visant la certitude et la maîtrise, reste valide la remarque de l’ethnologue et psychanalyste Georges Devereux : « On peut simplifier une expérience en décérébrant ou en paralysant un rat […] mais les efforts du malheureux animal pour rouler à travers le labyrinthe ne jetteront qu’une faible lumière sur le comportement normal du rat. » 2

De l’expérimentation à l’expérience

Toute une tradition philosophique contribue à occulter la dimension créatrice de l’expérimentation et de l’expérience, en rassemblant les démarches scientifiques et les situations singulières sous la catégorie générale de la reconnaissance de la réalité telle qu’elle est. Ainsi, selon Ferdinand Alquié, l’expérimentation n’est qu’un nom plus précis pour indiquer l’expérience scientifique, le terme « expérience » étant associé à l’épreuve d’un réel donné qui s’impose à nous et nous instruit3. L’expérience scientifique ne saurait donc être opposée à l’expérience commune, car, dans l’un comme dans l’autre cas, la soumission du sujet à une donnée incontournable s’articule à une observation de plus en plus précise et méthodique. Finalement, l’expérimentation en tant qu’enchaînement d’opérations savantes semble ne constituer qu’une variété ou un aspect de l’expérience en général en tant que confrontation à un réel nous imposant sa loi et nous forçant à le reconnaître.

C’est peut-être sous-estimer l’écart entre, d’une part, la nature productive des actes et des objets qu’implique l’expérimentation au sens rigoureux du terme et, d’autre part, la dimension de transformation de soi qu’évoque le mot « expérience ». Cet écart apparaît plus clairement là où la conceptualisation peut s’appuyer sur des horizons linguistiques différents du français.

Revenons au passage déjà cité de Devereux sur le traitement expérimental du rat. Le mot « expérience » traduit ici l’anglo-saxon « experiment », lequel indique très précisément une démarche méthodique, opérée à travers des instruments de mesure et des outils de précision, dans un cadre artificiel et explicitement préparé pour obtenir certains résultats. C’est la démarche qu’analysent les études du philosophe allemand Hugo Dingler, consacrées justement à das Experiment, c’est-à-dire à un produit de la fabrication humaine visant l’investigation de la nature et dont les traits fondamentaux sont, premièrement, la reproductibilité des circonstances, éléments ou conditions, et, deuxièmement, c’est-à-dire là où l’experiment implique un acte de mesure, la conception et la construction d’appareils de précision4.

Il est significatif que les traducteurs du texte de Dingler introduisent le néologisme « expériment » : en effet, contrairement à ce qu’impose la langue française, ni l’experiment de Devereux ni l’Experiment de Dingler ne sauraient être traduits par les termes qui, dans des langues comme l’anglais, l’allemand ou l’italien désignent l’« expérience » au sens d’un rapport immédiat, non technique et non méthodique, au réel.

Les sens multiples de l’expérience

En français, « expérience » signifie tant l’expérimentation au sens strict que ce rapport immédiat d’apprentissage et de découverte. Cette ressource du mot français peut entraver l’appréciation des articulations conceptuelles impliquées dans ces idées. En italien, esperienza ne peut être confondu avec esperimento, pas plus qu’experience avec experiment en anglais. Il convient pourtant de s’arrêter sur deux termes allemands qui indiquent l’expérience au sens non-scientifique du terme et qui ont aussi un statut technique au sein de la langue philosophique : Erfahrung et Erlebnis.

Erfahrung est l’expérience au sens de la découverte et de l’apprentissage, donc de la transformation du sujet par rapport au savoir, et du rapport au savoir par la rencontre entre le sujet et le monde. Mais le mot erfahrung garde un lien avec le verbe fahren, « voyager », « errer » : les Lieder eines fahrenden Gesellen de Gustav Mahler sont les « chants d’un compagnon errant ». Ainsi, dans cet horizon sémantique, « faire une expérience », et donc se transformer en apprenant quelque chose, renvoie non seulement au mouvement, au déplacement, mais plus précisément au geste de se déplacer sans but ni critère d’orientation prédéfinis. L’expérience implique aussi le risque de la perte, de l’égarement – d’ailleurs, dans erfahrung et fahren résonne également gefahr, « péril », « danger » –, car il n’y a pas d’expérience authentique sans une perte au moins temporaire des repères habituels, sans rupture avec les cadres de ce qu’un acteur est déjà capable de reconnaître et de maîtriser.

Quant à erlebnis, ce terme, qui contient leben, « vie », peut se traduire par « expérience vécue » : c’est l’idée de « faire une expérience » au sens d’éprouver une résonance émotionnelle, d’être impliqué dans une action ou dans une situation sur le plan des affects et des sensations. Dans certaines analyses philosophiques, telles celles de Wilhelm Dilthey et d’Edmund Husserl, l’erlebnis est structurellement associée au présent en tant que dimension temporelle propre à la « vie » immédiate : « faire une expérience » en ce sens signifie être présent à ce qui nous arrive, éprouver notre lien immédiat avec la situation qui est la nôtre ici et maintenant.

Ainsi, la rencontre avec le réel ne se réduit pas à se frotter à ce qui résiste : dans l’Erlebnis nous sommes saisis par un monde qui résonne en nous et en même temps nous saisissons ce monde à travers cette résonance. L’Erlebnis est l’expérience d’une double intimité : nous nous inscrivons dans un réel qui s’inscrit en nous.

L’expérience implique aussi le risque de la perte, de l’égarement – d’ailleurs, dans erfahrung et fahren résonne également Gefahr, « péril », « danger » –, car il n’y a pas d’expérience authentique sans une perte au moins temporaire des repères habituels, sans rupture avec les cadres de ce qu’un acteur est déjà capable de reconnaître et de maîtriser.

Dans ces deux termes, par conséquent, l’expérience est thématisée comme une opération ou un acte par lesquels un sujet se constitue d’une manière originale. L’expérience n’est pas la rencontre entre une intelligence ou une volonté données, d’une part, et, d’autre part, une réalité déjà constituée, mais un processus par lequel l’identité d’un acteur, sa connaissance et ses intentions, surgissent à partir d’un engagement intime avec un réel toujours ouvert. Ce surgissement se faisant à partir d’une indétermination, voire d’une « errance », l’expérience en ce sens précis ne peut être assimilée à la manipulation de choses passives par une intelligence méthodique et détachée : expérience veut dire implication réciproque, capacité de faire surgir des sujets et des objets se constituant les uns les autres, par-delà toute norme et règle fixées à l’avance. « Faire une expérience », donc « expérimenter », voudrait alors dire se modifier, se construire, au fur et à mesure que notre action se fraye une voie dans un champ que rien ne vient baliser à l’avance.

Expérience et « expériment »

Si nous nous tournons à nouveau vers l’analyse des expérimentations scientifiques proprement dites, nous constatons qu’en elles aussi il est question de toute autre chose que de la simple observation du réel donné. L’experiment et l’expériment sont des expressions de la capacité humaine de fabriquer : le geste que ces termes indiquent consiste à introduire un ordre exact dans un réel « brut » et « sauvage », et nullement à constater un ordre déjà existant. C’est ce sur quoi Dingler a insisté particulièrement : « La géométrie était depuis Platon et Euclide une construction qui pour ainsi dire planait dans le pur éther de l’Idée […]. Cette géométrie, nous l’avons, par nos réflexions, remise sur terre, et rapatriée sur le terrain de nos opérations techniques, et de notre maîtrise pratique de la nature. » 5

Autrement dit, ce qu’on peut appeler l’« expériment » est à comprendre plus précisément comme une activité productrice, qui ne constate pas la manière dont les choses sont mais qui les force à être d’une certaine manière. Il importe néanmoins de souligner que cette activité ne relève pas d’une volonté arbitraire, de l’exercice d’un pouvoir irrationnel ou d’une commodité strictement utilitaire. Pour que l’« expériment » fasse surgir un ordre dans le réel, il faut que des savoirs exacts, tels la géométrie ou la dynamique, soient disponibles et puissent être changés en objets techniques. Toute manipulation des choses n’est pas un « expériment » au sens précis du terme : seules peuvent revêtir ce sens les opérations qui transforment en objets réels des théories mathématiques, telles la géométrie et la physique.

Ainsi, la décérébration d’un rat peut certes « simplifier » son comportement en le rendant plus limité et prévisible, mais une telle manipulation n’incarne pas une théorie ou un concept : elle se limite à rendre le réel plus maniable d’un point de vue strictement instrumental. Comme Devereux le rappelle, cette démarche rend son objet plus docile, mais elle ne permet pas sa connaissance fine. Elle représente partant un faux « expériment », une caricature à la fois de l’expériment et de l’expérience, incapable d’aboutir tant à la transformation du sujet par la rencontre avec le monde qu’à la constitution de l’objet à travers l’action de l’expérimentateur. L’expériment ne vise pas à produire un réel mutilé censé mieux correspondre à une norme préétablie, mais à ajouter à la réalité brute un réel construit et instruit, et donc à enrichir l’univers des choses par les productions de l’intelligence. En ce sens, l’expériment rejoint l’expérience en tant que processus où se constituent des opérations et des choses, des normes et des actions.

On peut ainsi considérer l’expérimentation comme un champ d’invention et de découverte dans lequel les sujets et les objets se co-déterminent à même les contextes toujours singuliers de leurs rencontres. Cela signifie que l’expérimentation n’est pas l’application d’un protocole à des choses ni la soumission d’un sujet à une régularité, mais un processus de création de nouvelles normes, définissant à la fois le sujet et l’objet, à partir de relations et de contextes singuliers.

Expérimentation et vie

L’expériment et l’expérience dans les sens que nous avons essayé de préciser appartiennent au champ de l’activité humaine. Mais si l’on entend par « expérimentation » l’exploration de nouvelles normes dont rien ne garantit d’emblée la validité et l’efficacité, force est de constater qu’une telle démarche est immanente à la vie telle que la théorie de l’évolution la définit après Darwin.

Le principe de l’évolution darwinienne est la variation, qui aboutit à la constitution d’une nouvelle forme de vie dont la rencontre avec des conditions écologiques adéquates permettront (ou pas) de se conserver et de proliférer. La crise sanitaire a contribué à introduire dans le langage quotidien le terme « variant » pour indiquer un danger incontrôlable, changeant tout le temps, donc imprévisible. Mais le potentiel de variation des êtres vivants est surtout ce qui leur permet de durer, de stabiliser leur coexistence au sein d’un écosystème : dans le cas des virus et des bactéries, c’est bien la variation qui finit par les rendre des partenaires inoffensifs de l’espèce humaine.

Or, la variation, en tant que surgissement d’une forme de vie dont les possibles ne sont pas donnés ni connus à l’avance, peut être vue comme une expérimentation. C’est le principe du « monstre porteur d’espoir » : une mutation qui excède les normes du vivant à un moment donné peut devenir la nouvelle norme d’une situation ultérieure, imprévisible avant la variation et sa rencontre avec un milieu favorable. Contrairement à la sélection artificielle par l’élevage, qui canalise les variations des organismes pour les rapprocher d’une norme fixée par l’éleveur, la sélection naturelle agit sur les variations des caractères et des comportements en inventant des normes dont la viabilité et la fécondité ne pourront être évaluées qu’après coup.

Ainsi, l’émergence de formes de vie nouvelles et durables peut être vue comme une « expérimentation » de la nature vivante, la production de nouvelles structures dont les fonctions possibles restent à inventer. Le concept d’exaptation, introduit par le paléontologue Stephen Jay Gould, indique justement la possibilité que, au cours de l’évolution des espèces, des structures anatomiques, physiologiques ou comportementales soient réutilisées pour accomplir des tâches inédites. Dans ces exemples tirés du processus de la vie, l’émergence et la transformation des normes s’avère être la règle inscrite dans la dynamique de la nature, allant à l’encontre de toute volonté de simplifier, maîtriser et normaliser. Dans le domaine de la vie, l’expérimentation s’oppose à tout désir de soumettre les êtres, les processus et les relations à des normes et à des projets préétablis. L’eugénisme du xixe siècle, ainsi que le transhumanisme contemporain, sont certes des fantasmes suscités par des savoirs établis, mais nullement la conséquence logique de la connaissance de la vie ou de la vie de la connaissance.

Peut-on, pour conclure, envisager l’expérimentation comme une pratique de libération des possibles ? Une telle approche nous rendrait plus conscients des potentialités que contiennent les formes ordinaires de l’existence, précédant toute détermination d’une norme ou d’une forme et qui recèlent le pouvoir de faire éclore de nouveaux modes d’être. Expérimenter voudrait dire, non pas soumettre les individus à la loi du savoir et de l’objectivité, mais au contraire les voir comme les porteurs virtuels de pouvoirs formateurs inexplorés se cachant au cœur des existences quelconques. C’est donc une manière de résister à l’emprise de l’inertie et de l’identique, au profit de l’élan qui préside à l’individuation.

  1. Andrea Cavazzini est agrégé de philosophie est enseigne dans les lycées. Il est titulaire d’un doctorat en Histoire et civilisations à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent sur la philosophie politique et la philosophie des sciences. Parmi ses publications, Mathesis, sciences de la vie, infini, 2016, Hermann.
  2. Devereux G., De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, trad. Sinaceur H., 2012, Flammarion, p. 61.
  3. Alquié F., L’expérience, 2019, La Table Ronde, p. 14.
  4. Dingler H., « Sur l’histoire et l’essence de l’expériment », trad. collectif Académie Helmholtz, Philosophia scientiae 2014, no 18-2, p. 37-38.
  5. Dingler H., « Sur l’histoire et l’essence de l’expériment », art. cit., p. 53.
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