Brenton Caffin : « L’innovation publique est une question d’état d’esprit »

Le 7 septembre 2020

Brenton Caffin, directeur exécutif de States of Change, une communauté internationale d’innovateurs publics, revient sur le Learning festival organisé en juin 2020. Cet événement visait à réunir des acteurs de l’innovation des quatre coins de la planète pour partager les connaissances et expertises en matière d’innovation publique à l’heure de la pandémie de covid-19 et à envisager des pistes pour la sortie de la crise.

Pourriez-vous présenter States of Change et le Learning festival ? Quels sont leurs objectifs respectifs ?

States of Change est une communauté internationale d’« innovateurs publics » qui accompagne le changement et l’innovation publique dans le monde. C’est un réseau informel, une communauté de praticiens, avec un noyau dur de trente membres permanents avec qui nous échangeons depuis une dizaine d’années. À cela s’ajoutent plusieurs milliers d’inscrits à notre newsletter et 5 000 followers sur Twitter. Avant le covid-19, lorsque nous pouvions être dans une même salle, nous menions des programmes dans différents pays du monde : l’Australie, le Canada, la Colombie, le Sri Lanka ou encore au Royaume-Uni.

Cette initiative est née chez Nesta, une agence d’innovation britannique pour laquelle je travaillais. Nous avons préparé pendant cinq ans le lancement de cette communauté qui a eu lieu il y a deux ans. Depuis décembre 2019, nous sommes devenus indépendants et avons adopté le statut d’association à but non lucratif.

Notre analyse de départ partait d’un constat simple : les écoles gouvernementales, comme l’ENA, ne s’étaient pas engagées dans une démarche d’innovation publique. On n’enseignait pas aux fonctionnaires à innover, il y avait donc un manque au niveau éducatif. En parallèle, nous menions un travail de développement des compétences, de manière isolée, sans mettre en commun nos efforts alors que la demande d’innovation de la part des gouvernements augmentait. Nous avons donc saisi l’opportunité de créer cette communauté pour aider à consolider, encourager et soutenir la qualité, la cohérence et la portée de l’innovation publique.

Le festival a apporté à la fois une réponse à la crise et a permis de reconnaître que l’apprentissage ne s’arrêtait pas simplement car nous ne pouvions pas être dans la même pièce pour réaliser un atelier ou prendre l’avion. Au contraire, dans de tels moments, apprendre devient encore plus important. Mais il s’agit surtout d’apprendre du contexte, du moment et non d’engranger des connaissances théoriques. Nous avons créé ce festival pour avoir un espace collectif où partager nos expériences, réfléchir à la manière d’intégrer de nouvelles manières de travailler et d’innover.

La crise du covid-19 nous a montré que l’État peut avancer beaucoup plus vite lorsqu’il décide de le faire, que l’on peut investir davantage dans de nouvelles idées, expérimenter, partager sa vision des choses et adopter une posture plus transparente envers les citoyens.

Le festival s’est ouvert avec une conférence de Tyson Yunkaporta sur la manière dont la pensée indigène peut changer le monde. Que faut-il en retenir ?

Selon les systèmes de pensée indigène, nous sommes les acteurs d’un monde complexe, dans lequel nous sommes dépendants les uns des autres et dépendants de la terre. Tyson Yunkaporta a expliqué la manière dont certains principes peuvent nous aider à vivre de manière plus durable. Un autre point qu’il a abordé est particulièrement important pour les acteurs du changement. Il s’agit d’une description de quatre comportements clés : la connexion, la diversification, l’interaction et l’adaptation. Les acteurs du changement évoluant dans un monde complexe doivent se connecter les uns aux autres, ne pas rester dans leur bulle mais au contraire dans une grande diversité d’interactions. L’interaction favorise l’échange d’énergie qui permet l’adaptation. D’une certaine manière, l’être humain et le système entament un processus de co-évolution : le système a un impact sur l’être humain, ce dernier change, ce qui alimente le système. Cette pensée est très puissante pour tout changement et en particulier dans l’élaboration de politiques publiques qui se déterminent dans des environnements complexes.

Quels ont été les autres points forts de ce festival apprenant ?

Plusieurs sessions ont porté sur la manière dont les gouvernements innovent, dont ils ont modifié les processus de décision pour les rendre plus agiles. Nous avons notamment échangé avec le directeur des services publics australiens qui a parlé des différentes vitesses dans les processus de décision et de nouveaux partenariats entre les différents échelons administratifs. Au lieu de se réunir deux fois par an, ils se retrouvent désormais deux fois par semaine ce qui a accéléré la collaboration entre les différents échelons administratifs. Nous avons proposé une séance sur le « lâcher prise », sur la manière de distinguer une action servant un objectif, d’une action ne servant plus son objectif et sur la façon de mettre fin, de manière élégante et digne, à une action qui n’est plus appropriée à la réalité du moment.

Nous avons découvert comment Singapour apprend. Depuis vingt ans, l’État singapourien a inscrit prévoyance et vision de l’avenir dans la conception et la réalisation des politiques publiques. Cela a bien sûr influencé la manière dont il a fait face et répondu à l’actuelle pandémie. Après avoir tiré les leçons d’expériences précédentes comme le SRAS1 en 2003, il sait désormais reconnaître un moment s’éloignant des expériences vécues par le passé pour élaborer de nouvelles réponses.

Un autre échange essentiel a porté sur la place des privilèges et leur impact dans les décisions politiques, le design des services civils et des solutions. Dans le sillage de la mort de George Floyd et du mouvement Blake Lives Matters, il s‘agit de reconnaître le racisme systémique et de s’interroger sur la manière dont nous agissons pour démanteler le système, pour nous voiler la face ou pour le soutenir. In fine, quel est notre rôle dans le changement du système ?

Le festival a-t-il atteint ses objectifs ?

Il les a surpassées. Nous n’avions pas d’objectifs chiffrés. Nous voulions proposer un espace porteur de sens pour échanger, où les gens pourraient se connecter les uns aux autres, présenter les connaissances et expertises de cette communauté de pratiques mondiales, s’entraider dans la planification des stratégies d’avenir. Et c’est ce que nous avons fait ! J’ai été particulièrement sensible à la diversité des pays et des parcours des participants. Il y a eu des sessions toute la journée et des personnes venant du Kirghizistan, d’Algérie, de Colombie, du Vénézuela, du Costa Rica, de Mongolie, de Singapour, du Japon, etc. En rejoignant chaque atelier, chaque conférence, on ne savait jamais qui l’on allait croiser. Au total plus de quarante conférences et ateliers ont eu lieu, l’équivalent de cinquante-cinq heures de contenu, 4 000 personnes provenant de plus de vingt pays ont participé au festival.

Nous avons aussi évoqué le fait d’être totalement présents pendant les ateliers. Nous ne sommes pas juste des experts dans le domaine de l’innovation publique, nous sommes des êtres humains avec une vie personnelle, des enfants, des animaux de compagnie, etc. Nous avons tous vécu cette pandémie et à ce titre, il était important d’amener notre humanité dans la conversation. La vocation même de ce festival était de relier les gens, de leur permettre de partager leurs vécus et non pas d’écouter des discours magistraux d’éminences grises.

La vocation même de ce festival était de relier les gens, de leur permettre de partager leurs vécus et non pas d’écouter des discours magistraux d’éminences grises.

Sur le site Internet de States of Change vous évoquez une approche de l’innovation publique divertissante. Comment l’innovation publique peut-elle être « fun » ?

De différentes manières. Dans son livre, Sand Talk2, Tyson Yunkaporta explique que le rire et l’apprentissage vont de pair. Apprendre est une joie, elle crée de nouvelles synapses, de la connaissance. Apprendre de nouvelles choses peut être inspirant et positif.

Les sujets sur lesquels nous travaillons dans le domaine de l’innovation publique sont sérieux mais nous devons être capables de jouer avec les idées et les concepts, d’imaginer différents scénarios. Le meilleur moyen de le faire passe par le jeu. Quand on rit, quand on joue, notre esprit est moins rigide, il est capable d’envisager de nouvelles idées assez longtemps pour les tester. Avec un esprit ouvert, les possibilités sont plus nombreuses ainsi que la capacité de les explorer. De là vient l’expression « l’esprit du débutant ». Sans idée préconçue, on laisse la place à la situation, on l’aborde avec curiosité, on l’interroge et c’est ainsi que l’on apprend.

Peut-on déjà tirer des leçons de la crise provoquée par le covid-19 dans le domaine de l’innovation publique ?

Elle a déjà démontré que l’on avance plus vite quand on apprend les uns des autres. Les exemples de bonnes solutions créées dans certains pays ont d’ailleurs très vite circulé dans le monde. Cette situation nous met au défi de repenser à ce que nous sommes capables de faire et la vitesse à laquelle les gouvernements peuvent agir. Cette crise nous a montré que l’État peut avancer beaucoup plus vite lorsqu’il décide de le faire, que l’on peut investir davantage dans de nouvelles idées, expérimenter, partager sa vision des choses et adopter une posture plus transparente envers les citoyens. Les pays qui s’en sont le mieux sortis, Taiwan et la Nouvelle-Zélande, par exemple, ont effectué un travail incroyable en matière de construction d‘une relation de confiance avec les citoyens : ils ont expliqué ce qu’ils faisaient, partagé les données dont ils disposaient, adopté une attitude transparente pour construire de nouvelles formes de collaboration entre les administrés et l’État.

Sur quoi repose une pratique publique innovante ?

Elle doit être à la fois agile, emphatique, engageante, humble (elle ne détient pas les réponses mais cherche les meilleures solutions) et expérimentale (elle pratique le test systématique pour trouver des solutions). Certains de ces éléments sont présents à travers le monde mais ils ne font pas partie du courant dominant. Un des objectifs majeurs de States of Change est de participer à la transformation des cultures gouvernementales pour adopter de nouvelles façons de travailler. De quelle manière ? En encourageant et en incitant une adoption plus large des « bonnes pratiques ».

Comment peut-on déclencher ce changement nécessaire ?

Parfois il s’avère plus confortable, plus sûr, de penser que notre administration publique, nos institutions, notre histoire sont uniques. Mais en réalité on peut tirer des leçons d’ailleurs. L’expérience de States of Change nous le rappelle, chaque jour.

Une grande partie du changement ne tient pas aux structures des administrations mais à la manière dont nous envisageons notre métier de fonctionnaire, à notre état d’esprit, à notre attitude. L’état d’esprit est essentiel, autant celui des citoyens consistant à accepter l’idée que nous pouvons « faire nation » autrement que celui des fonctionnaires, envisageant leur métier autrement. La seule manière de changer est de démontrer la valeur d’une autre façon de travailler.

Le piège consiste à oublier la leçon une fois la crise passée. Au-delà de l’apprentissage provenant des expériences réalisées dans les différents pays, nous devons nous donner du courage, nous soutenir pour effectuer les changements nécessaires.

  1. En 2003, le SRAS (Syndrôme Respiratoire Aigu Sévère ou SRAS-Cov) a touché le cité-état de Singapour, qui avait pris des mesures fortes. Le pays était préparé pour faire face au Covid-19.
  2. Yunkaporta T., Sand Talk, 2020, Harper One.

Pour aller plus loin

Pour revivre le festival :

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