Ce que change la voix des invisibles : retour sur une expérience locale à Cachan

Le 10 septembre 2024

Retour sur la démarche de consultation lancée par la ville de Cachan auprès de ses habitants au premier trimestre 2024.

De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les processus participatifs, soulignant qu’ils peinent à rassembler les citoyens. Alors même qu’ils sont censés compenser certaines défaillances du système représentatif, ils contribuent souvent à invisibiliser encore plus les plus jeunes et les catégories populaires au profit de publics plus âgés, plus aisés, plus masculins, etc., qui sont déjà les plus votant.

Ce constat est largement partagé : l’absence de ces publics est même très régulièrement déplorée par les organisateurs des débats eux-mêmes. Cependant, une fois ce problème signalé, les enseignements des démarches sont souvent tirés en faisant « comme si » la parole qui s’était exprimée était représentative, invisibilisant l’absence même des personnes après les avoir une première fois invisibilisées des débats. Faute d’analyses et d’évaluations précises de ce que cette absence implique pour les décisions publiques, les concertations continuent comme si de rien n’était. Cela permet de ne pas s’interroger sur la non-participation des jeunes ou des catégories populaires, voire de s’en dédouaner. Toutefois, cela pose un problème : si les catégories sous-représentées n’ont pas la même vision des problèmes que les habitants âgés, propriétaires et bien installés, classiquement plus investis, alors les politiques publiques peuvent être décidées sur la base de représentations tronquées des enjeux.

La démarche de consultation lancée par la ville de Cachan auprès de ses habitants au premier trimestre 2024 donne l’occasion de revenir sur ce sujet. Il est observable, d’une part, que la participation de « tous les publics » est une question de volonté politique, et d’autre part, avec les résultats obtenus lorsque les « invisibles » s’expriment, par contraste, permettent d’analyser ce que leur absence coûte aux décisions politiques et à la vie démocratique.

Toucher tous les publics en allant directement à leur contact

La démarche « Parlons ensemble de Cachan » reposait sur la diffusion d’un questionnaire à la fois en ligne et dans l’espace public. Les questionnaires, co-construits avec les citoyens de la ville, ont été administrés conjointement par des habitants volontaires et les élus, un mois durant, dans toute la ville. Plus de 2 000 réponses1 ont été recueillies via ces deux formats. Au moment de préparer la réunion de restitution, 1 544 questionnaires, dont 422 en ligne, ont fait l’objet d’une analyse détaillée.

La démarche de consultation lancée par la ville de Cachan auprès de ses habitants au premier trimestre 2024 donne l’occasion de revenir sur ce sujet.

Sans opposer une démarche numérique, d’une part, à une démarche papier, d’autre part, cela permet de comprendre ce que change le fait d’« aller vers » les gens, physiquement, en ciblant notamment des publics spécifiques, plutôt que d’« inviter à ». L’analyse du profil des répondants en ligne est sans appel : les quartiers populaires en sont les grands absents. À Cachan, comme ailleurs, ces quartiers sont déjà les plus abstentionnistes aux élections : 69 % pour la Plaine, et 74 % pour la Cité Jardin. Le volet numérique de la démarche participative ne corrige manifestement pas le tir : à eux deux, ces quartiers – qui réunissent plus de 35 % de la population – ne représentent que 20 % des répondants en ligne. Si l’on considère la seule Cité Jardin, à peine 9 personnes ont rempli le questionnaire en ligne. Avec un nombre si faible de participants, aucun redressement n’est possible… En revanche, en allant au plus près des citoyens et en mobilisant des élus et des habitants de la ville pour faire remplir le questionnaire à leurs voisins, 375 ressortissants de ces quartiers ont pu être touchés : au final, cela permet qu’ils représentent 34 % des répondants, avec, pour chacun des quartiers, une proportion proche de leur poids réel dans la ville.

Soyons justes : la démarche en ligne en tant que telle ne reproduit pas tous les écueils des processus participatifs. Là où les conseils de quartiers et les enquêtes publiques rassemblent avant tout des séniors, ce sont majoritairement les 35-64 ans qui ont rempli le questionnaire via la plateforme (+10 points par rapport à leur poids réel dans la sociologie cachanaise). Pour autant, les autres biais sociologiques classiques sont confirmés : ces actifs sont principalement des cadres (38 % au lieu de 21 %, soit 17 points d’écart), des propriétaires (+25 points) et des personnes résidant dans une maison (+14 points). Si la démarche en ligne permet de compléter certains profils, elle laisse cruellement dans l’ombre tous ceux dont l’absence est au cœur de la crise démocratique.

Un questionnaire pour et par les habitants

Finalement, la meilleure représentativité atteinte repose en grande partie sur la double particularité du dispositif déployé : le questionnaire a été conçu avec les habitants et il a également été porté par eux-mêmes. La préparation a duré plus d’un mois et demi, puis, pendant à nouveau plus d’un mois, élus et habitants volontaires ont sillonné la ville, quartier par quartier, à la sortie des écoles, aux portes du marché, etc., pour proposer aux Cachanais de remplir le questionnaire avec eux.

Pour commencer, la façon même dont ce questionnaire a été conçu explique une partie du succès de celui-ci : la démarche a été lancée par une enquête qualitative audiovisuelle auprès d’un échantillon représentatif d’habitants, en veillant notamment à la bonne représentation des différents quartiers. À partir de questions ouvertes sur Cachan et son avenir, elle a permis d’établir les enjeux, controverses et interrogations qui traversent la population cachanaise. Sur cette base, un collectif d’habitants volontaires a travaillé à la construction du questionnaire. Ils ont pu s’assurer que les sujets et les items proposés parlaient à tous – notamment en travaillant à la formulation des questions – et que le questionnaire reprenait fidèlement les enjeux identifiés par les Cachanaises et Cachanais.

Cette façon de procéder a changé la nature même du questionnaire : en comparaison des enquêtes qualitatives classiques, il s’avère moins centré sur la qualité de vie au quotidien et plus « stratégique ». À titre d’exemple, à la demande des habitants, il comprend une question explicitement dédiée à la jeunesse. Ainsi, les thèmes classiques de ce type d’enquêtes et les formulations changent aussi : la propreté de la ville y est abordée sous l’angle de la fierté des habitants par rapport au regard porté par les « visiteurs » ; la question des espaces verts est rattachée à l’identité de Cachan ; le logement est interrogé en termes d’offre pour le plus grand nombre et de mixité, etc. Les habitants ont ajouté une forte dimension politique aux différents sujets. Pour finir, malgré un questionnaire nécessitant jusqu’à quinze minutes pour être administré, les habitants se sont sentis plus fortement « concernés », pour reprendre les propos de certains.

Cette implication a permis une bonne représentation de la population cachanaise en termes de tranches d’âges, de catégories socio-professionnelles, de quartiers, etc., et une analyse plus fine de la façon dont les différents publics s’emparent des questions décisives pour l’avenir de Cachan et priorisent les actions à mener par la municipalité.

Des classes populaires plus optimistes et ouvertes que le reste de la population

Si l’on se concentre sur les écarts majeurs constatés entre les réponses des « traditionnels absents » et celles du reste de la population, c’est au niveau de leur perception de l’avenir de la ville que les réponses des habitants des quartiers populaires sont les plus intéressantes : ils sont ceux qui perçoivent le plus positivement l’arrivée de nouveaux habitants et plus généralement du métro. Ils pensent plus que les autres que la ville sera plus connue et attractive (à plus de 65 %) y compris pour des entreprises (43 %) qui génèreront à terme de l’emploi.

Ils sont aussi (point commun avec les employés) les plus inquiets quant à l’augmentation des prix des loyers (58 %) et l’accentuation de la fracture entre les quartiers (40 %).

Cette dernière question est, à titre de comparaison, beaucoup moins un sujet pour les cadres (25 %). Les habitants des quartiers pavillonnaires, notamment les retraités (c’est-à-dire les publics habituels des processus participatifs), sont les plus inquiets quant à l’avenir de la commune, s’avérant particulièrement sensibles à l’arrivée de nouvelles constructions.

Ces différences se retrouvent dans les priorités pour l’avenir de la ville : les cadres appellent à la préservation des espaces verts (54 %) ou encore à l’amélioration de l’offre commerciale. Les classes populaires sont, elles, plus demandeuses d’un développement de l’offre de logements, de l’organisation d’évènements fédérateurs mais aussi d’une action déployée à destination de la jeunesse pour accompagner sa réussite.

La meilleure représentativité des répondants corrige ainsi fortement le regard que les habitants de la région parisienne portent sur les constructions : alors que chaque nouveau projet engendre des levées de boucliers et des concertations difficiles, il n’y a pas un tout homogène d’habitants hostiles. Les classes populaires y sont, au contraire, plutôt favorables : si elles ne se mobilisent pas « positivement », c’est qu’elles s’inquiètent de savoir si ces constructions seront bien pour elles. Leur absence dans les démarches de concertation autour des projets urbains a ainsi pour conséquence d’occulter cette attente sociale et de laisser élus et experts face à face avec les publics les plus classiques qui sont, aussi, les plus hostiles aux constructions.

La mixité : préoccupation pour les habitants, évidence pour les jeunes

Lorsqu’il s’agit de nommer les grands absents des processus participatifs, les jeunes sont – encore plus que les quartiers populaires – majoritairement désignés. Dans le cadre de la démarche cachanaise, des actions spécifiques ont été menées au sein des établissements pour faciliter la participation des jeunes de la ville. Cette démarche volontariste a généré une participation des mineurs dans une proportion bien plus large que leur place effective dans la ville. A contrario, seuls sept mineurs ont participé en ligne.

Là encore, leur expression est riche d’enseignements. Tous quartiers confondus, les jeunes sont ceux qui ressentent le plus fortement la mixité sociale et culturelle de Cachan (presque 80 % en font un élément caractéristique de la ville, pour seulement 50 % des séniors). Ils sont plus nombreux à penser qu’il n’existe pas de rupture entre les différents quartiers (presque 60 %). À leurs yeux, la mixité à Cachan n’est pas un simple constat, elle est effective et se vit au quotidien. Cet écart est particulièrement intéressant dans la mesure où les autres habitants pointent un besoin de mixité, perçue comme de plus en plus inaccessible. Alors que le débat national se crispe sur ces questions, les jeunes sont à la fois ceux qui la vivent le plus (au collège, dans les clubs de sport, au conservatoire, etc.) et ceux pour lesquels elle semble la plus naturelle. Leurs réponses obligent ainsi à porter un regard plus complexe sur cet enjeu décisif.

Jeunes, quartiers populaires et démocratie : une incompréhension funeste

La dernière partie du questionnaire, portant sur la démocratie en tant que telle, est également riche d’enseignements. Elle permet de comprendre le rapport qu’entretiennent les habitants à leurs élus et le rôle qu’ils entendent jouer dans l’avenir de leur ville. De fait, les habitants des quartiers populaires sont ceux qui demandent le plus fortement à continuer à être associés (80 % avec des différences de 10 points avec d’autres quartiers), voire à être associés d’avantage (70 %). Ils souhaitent, dans une plus grande proportion, discuter de l’avenir de leur commune là où les autres Cachanais sont plus demandeurs de réunions sur les quartiers. Cet engagement et cette particularité se retrouvent de la même manière chez les moins de 18 ans qui sont les plus en demande de participation et souhaitent avant tout parler de la ville de demain (43 %).

Il y a évidemment un paradoxe apparent puisque ce sont ces deux catégories de population, les jeunes et les habitants des quartiers populaires, qui s’abstiennent le plus des moments de démocratie représentative ou participative. Leur mobilisation et les réponses qu’ils ont fournies dans le cadre de la démarche de Cachan, rebattent néanmoins les cartes : ils sont très intéressés, du moment que les sujets débattus sont les leurs et qu’on leur montre que leur avis compte.

Alors que le péril démocratique inquiète légitimement nombre de dirigeants et de citoyens, ces résultats ont quelque chose de réconfortant. Ils soulignent toutefois l’importance de déployer les forces nécessaires pour aller à leur rencontre pour les associer aux décisions importantes concernant leur lieu de vie. Y renoncer est souvent la marque d’un préjugé : cela demanderait trop d’efforts pour aller chercher des personnes que la politique n’intéresserait pas. Or, cette démarche l’illustre clairement, quand la politique s’intéresse à eux, ils répondent présents. On voit ainsi qui doit faire le premier pas.

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