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Comment engager les habitant·es dans la gestion du risque inondation ?

Le 17 juin 2019

Comment engager les habitant·es directement dans les processus de résilience ? Comment développer leurs capacitations (terme privilégié à empowerment) grâce à l’innovation sociale territorialisée ? Retours d’expérience avec « les veilleurs de crues », prototype d’atelier créatif mené dans la commune rurale de Sauve (Gard), dans le contexte particulier du risque inondation.

Résumé

« Toute personne concourt par son comportement à la sécurité civile », cet article de loi datant de 20042 reste encore largement méconnu du grand public. Pourtant, il entérine un changement de paradigme profond dans le rapport individuel à la question des risques en France : passant du statut d’acteur passif face à l’événement majeur (catastrophe naturelle, technologique, attaque terroriste, etc.) que l’État prendrait en charge, « l’individu-citoyen » doit désormais agir et se comporter de manière adaptée aux côtés des autorités. Les relations ambivalentes et complexes entre vulnérabilité et résilience ne seront pas débattues ici, mais l’apparition et l’appropriation rapide du concept de résilience par les politiques publiques de gestion du risque interrogent car ce glissement sémantique renvoie vers l’individu une injonction à s’impliquer, à réagir. Être résilient, c’est être en capacité d’absorber le choc de la catastrophe (prévention, préparation, gestion de crise) et de le dépasser (reconstruction). Ainsi l’événement n’est plus considéré comme « extérieur » à l’individu et à sa communauté qui le subissent, mais en interaction avec eux dans le sens où ils deviennent acteurs de l’événement subi. Or, l’autonomie face à des événements par essence hors-norme ou l’adoption de comportements face à un danger que l’on méconnaît ne sauraient se décréter de façon unilatérale par l’institution. En nous basant sur une recherche doctorale menée dans le contexte particulier du risque inondation, nous nous proposons d’explorer une piste possible d’appropriation du risque par les riverain·es d’un petit fleuve côtier du sud-est de la France afin de favoriser le développement de leurs capacitations (terme privilégié à empowerment) à travers ce que nous appelons une innovation sociale territorialisée.

Cet impératif de penser le changement par les individus nécessite des dispositifs innovants auxquels le design social peut ici faire écho de manière pertinente. Il valorise l’expertise individuelle et l’implication effective des individus dans les dispositifs participatifs (et non leur simple présence) tend à augmenter leurs capacitations (empowerment).

Alors qu’on attend beaucoup de lui, l’habitant, convoqué sous le terme de « citoyen » dans les dispositifs technocratiques de gestion des risques, est pourtant une « entité » abstraite dont les dimensions psychosociologiques sont trop souvent sous-estimées par les pouvoirs publics lorsque se confrontent des logiques administratives et des logiques de crise. Depuis la loi de 2004 et comme cela a été redit en 2014 dans la Stratégie nationale de gestion du risque inondation (SNGRI), « toute personne concourt par son comportement à la sécurité civile ». On note ici que le législateur utilise à dessein le terme « personne » et non « citoyen », signifiant bien la dimension inclusive de cette disposition réglementaire. La volonté de l’État d’impliquer les individus dans des dispositifs relatifs aux risques n’est pas toujours dénuée d’une certaine ambivalence, créant un décalage entre les discours et les faits. Les communications institutionnelles sur le risque mobilisent à l’envi la terminologie « citoyen » laissant supposer une compréhension univoque et partagée du terme. Paré de vertus républicaines et valorisé dans les discours impliquant la responsabilité individuelle, ce terme renvoie cependant à une compréhension fluctuante qui englobe des réalités diverses. En tant que premier acteur de sa sécurité, l’individu a donc un rôle à jouer, on attend de lui qu’il ait des comportements adaptés. Or, les comportements individuels ont une importance centrale dans le poids des conséquences, notamment dans le cas des crues rapides (en octobre 2015 entre Cannes et Nice, 9 personnes sont décédées en tentant de sauver leur véhicule). Néanmoins, l’adoption de comportements appropriés est liée à l’adéquation entre les ressources personnelles et les mesures institutionnelles que l’individu peut s’approprier. La perception d’une situation conduit à tantôt bien évaluer, sous-évaluer ou surévaluer. La sous-évaluation est régulièrement pointée pour expliquer les comportements et attitudes des populations : les refus d’évacuation, les déplacements non reportés et les mises en danger de manière générale. Mais il serait simpliste de ne voir de la part de l’individu qu’une estimation erronée de la situation a contrario de celle l’expert qui détiendrait la « bonne » estimation. Par exemple, lors de la fuite du gaz mercaptan échappé de l’usine Lubrizol de Rouen en 2013, les habitant·es se sont affolé·es, non par une mauvaise compréhension du risque mais faute d’avoir la moindre information des services de l’État. On constate, par ailleurs, que les individus sont globalement exclus des exercices de sécurité civile alors même qu’ils seront les premiers concernés en cas de crise, ce qui contribue à entretenir leur méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics. Agir de manière responsable et appropriée implique nécessairement une compréhension de la situation, que ce soit en termes de risques encourus qu’en termes de danger immédiat.

L’innovation sociale, un levier pour engager les habitant·es

Parallèlement à ces constats, l’innovation sociale – entendue comme l’auto-organisation à des échelles locales, de communautés centrées sur des problématiques complexes non résolues par l’institution – représente un potentiel intéressant pour une meilleure appropriation de la question des risques à l’échelle individuelle. En effet, elle permet de vérifier la réception des politiques de gestion du risque inondation à l’échelle individuelle tout en impliquant concrètement les personnes face à ce risque. Un exemple récent d’innovation sociale dans ce domaine est l’émergence des médias sociaux en gestion d’urgence (MSGU). Ces collectifs de bénévoles organisés sur les réseaux sociaux numériques, viennent en appui des services de secours et de sécurité civile en cas d’événement majeur. Mais l’innovation sociale ne se décrète pas, pas plus qu’elle ne s’impose sur simple décision institutionnelle. Dès lors, comprendre la place de l’individu dans la gestion du risque inondation puis déterminer les leviers possibles d’une réelle appropriation des risques à son échelle en développant les capacitations des habitant·es par l’innovation sociale, ont constitué les principaux objectifs d’une recherche doctorale menée entre 2014 et 20173.

Le désengagement de l’État dans la gestion des risques en général se traduit par un transfert de ses compétences à l’échelle locale, acté par les réformes territoriales successives de 2010, 2014 et 2015 (loi NOTRe4), qui implique un nouveau partage des responsabilités. Le décret digues5 ou la compétence Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI, 2016) en sont directement issus. Le maire, à son échelle, est généralement peu, voire pas du tout, formé aux risques, et lorsqu’il doit arbitrer entre développement économique et sécurité de sa population, cela revient souvent à répondre à des injonctions paradoxales. Le nombre d’habitants dans des zones menacées ou les coûts liés aux inondations placent en effet les départements du pourtour méditerranéen parmi les plus concernés par le risque inondation. Une évaluation de la perception du risque par les habitant·es des communes étudiées a été faite à travers une enquête par questionnaire. Un résultat récurrent est la variabilité des réponses en fonction des territoires (le Gard et Vaucluse). Or ils sont pourtant soumis aux mêmes types de risque. L’acceptation du risque s’échelonne selon un gradient d’acceptabilité : ainsi, moins le risque est vécu et connu et moins il est accepté. Dès lors, on pourrait s’attendre à trouver un lien entre connaissance du risque et compétence comportementale : plus je connais le risque, plus je sais (ou pense savoir) comment agir. Or, la connaissance du risque n’est pas prédictive de comportements adaptés. Ce résultat est d’autant plus intéressant qu’il renvoie à des décennies de politiques publiques de prévention, basées essentiellement sur le porter-à-connaissance des risques auprès des populations. Cette étude exploratoire montre au contraire qu’il n’y a pas de lien établi, y compris sur des territoires qui sont familiers de ce risque, avec des populations qui le connaissent.

Développer les capacitations des habitant·es et leur redonner les clés sur ce qui auparavant leur échappait pour les engager dans l’action face aux risques, constitue une des pistes possibles dans la future gestion des risques.

« Les veilleurs de crues », un prototype d’atelier impliquant les habitant·es dans le Gard

L’ensemble de ces résultats est venu nourrir le prototype d’atelier créatif mené dans la commune rurale de Sauve (Gard). Les outils de design ont été co-conçus avec l’agence de design social La Bobine6. Chaque dispositif avait pour objectif de travailler sur ce que le philosophe Jean-Marie Schaeffer appelle « la feintise ludique », qui permet de mettre les personnes en situation d’acteur. L’atelier, nommé « Les veilleurs de crues », a été réalisé avec des habitant·es de la commune qui se sont porté·es volontaires. Ce risque est familier des locaux car les inondations ont régulièrement impacté le village à travers l’histoire : le petit fleuve (Vidourle) qui le traverse est connu pour ses crues rapides appelées « vidourlades », conséquences de pluies cévenoles extrêmement violentes. Le timing s’organisait en deux temps : « Sauve en 2030 » et « Les 24 heures de la crue ». Les joueurs étaient invités à imaginer, les actions qui permettraient aux habitant·es de Sauve d’être moins vulnérables à une inondation qui surviendrait en 2030 sur la commune. Différents matériels étaient proposés pour construire les scénarios dont des articles de journaux fictifs. Celui ayant focalisé la plus grande attention est celui traitant du risque de rupture de barrage, renvoyant à la présence de deux barrages écrêteurs de crues, situés en amont de Sauve. Le deuxième dispositif consistait pour chacune des équipes à imaginer puis décrire, les actions menées au long des 24 heures de la crue. Au départ, chaque équipe piochait des cartes de « contexte », de « moment » et de « communication » qui les renseignaient sur une situation fictive, appuyée par des supports cartographiques variables. L’atelier se clôturait sur l’élection du scénario qui apparaissait comme le plus pertinent aux yeux des participant·es et la mise en discussion de certains points comme les barrages (sources de rumeurs et de controverse) et la compétence GEMAPI, jusqu’alors ignorée des habitants et sur laquelle ils se sont montrés particulièrement attentifs. Cet atelier, basé sur des méthodologies de codesign, a permis de favoriser l’implication des habitant·es et leur appropriation en local du risque inondation. En dépassant les dimensions discursives et les constats inopérants, cet atelier autorisait par sa dimension projectuelle une mise en situation individuelle et collective, pour agir concrètement et de façon ludique sur le risque. En effet, en permettant une dimension expérimentale et en procédant par itérations, le collectif s’émancipe des contraintes institutionnelles et normatives. Cet impératif de penser le changement par les individus nécessite des dispositifs innovants auxquels le design social peut ici faire écho de manière pertinente. Il valorise l’expertise individuelle et l’implication effective des individus dans les dispositifs participatifs (et non leur simple présence) tend à augmenter leurs capacitations (empowerment). En mettant en exergue leur créativité, cette implication dans le dispositif induit in fine des changements comportementaux. Ce dispositif a permis de co-concevoir des solutions en jouant (serious game), d’initier des réflexions originales sur la question du risque de crues en général et à Sauve en particulier en imaginant comment les habitant·es peuvent intervenir à leur niveau en cas de crue du Vidourle. La mise « en jeu » interpelle ce que Johan Huizinga nomme l’ « homo ludens », créant un espace de liberté pourtant cadré (un jeu a des règles et un espace défini) où l’imagination se déploie. Lorsque l’on joue, on joue « sérieusement », c’est-à-dire avec attention et sans désinvolture aucune. L’action de l’individu confronté aux autres participant·es, l’oblige à dépasser le simple énoncé de ses idées en l’engageant dans le « faire », faisant surgir des possibilités nouvelles, mettant en lumière des impasses conceptuelles et obligeant à trouver des modes de coopération avec les autres joueurs. Ainsi, les participants matérialisent les idées imaginées collectivement et les expérimentent, aboutissant à l’idéation. Dans le contexte des inondations (comme dans toute catastrophe naturelle d’ailleurs), l’importance du référentiel spatial de l’individu ainsi que ses dimensions cognitives et affectives nécessitent de multiplier les angles de vue et par conséquent les méthodes afin de cerner le plus finement possible ces variables.

La participation de l’individu à la gestion du risque, un cheminement long et incertain

Mais la dimension collective d’une démarche participative telle que celle présentée n’est pas la garantie formelle d’une vision juste et bénéfique pour tous : elle est signifiante, mais elle n’est pas pour autant représentative. L’appropriation de la question des risques naturels de manière réellement autonome par les habitant·es renvoie in fine à l’attribution des responsabilités en termes de sauvegarde des populations. La notion d’empowerment a encore peu d’écho au niveau individuel dans un état fortement centralisé tel que la France. Les termes du « contrat » vis-à-vis du risque n’étant pas explicites, les individus ignorent qu’ils sont acteurs de leur sécurité (ou qu’ils peuvent l’être) considérant que l’État-providence à qui ils ont délégué cette fonction y pourvoira ainsi qu’il l’a fait jusqu’à présent. Pour le dire autrement, l’auto-organisation spontanée de collectifs face au risque impliquerait que ces derniers considèrent qu’il existe une carence de l’État en la matière et qu’ils doivent, dès lors, compter sur leurs propres moyens. Cette perception d’un État faillible viendrait en opposition avec l’image renvoyée depuis longtemps par un système stato-centré, basé sur l’intervention de la puissance publique jusqu’aux plus petites échelles territoriales par le biais de ses représentant·es (les maires). Dès lors, la participation de l’individu à la gestion du risque est un cheminement long et incertain qui part d’une gestion définie par l’institution incluant çà et là des participations individuelles, à des formes d’accompagnement variées – syndicats, communes, organismes – qui tend vers un idéal d’émancipation citoyenne que constituerait l’innovation sociale.

Néanmoins, à l’échelle du périmètre de l’étude, la mise en œuvre d’un dispositif innovant a montré que la question du risque inondation était une préoccupation forte chez les habitant·es et que, lorsque la possibilité de s’investir de façon non coercitive leur était donnée, ils s’appropriaient le sujet de façon constructive et dynamique. Mais cette appropriation individuelle est « située » et une approche préventive du risque ne peut pas faire l’économie du contexte territorial concerné. Un ancrage territorial et un accompagnement institutionnel dans la durée constituent les ferments nécessaires à toute innovation sociale territorialisée. Cette dernière n’est pas une utopie : elle existe déjà partiellement, comme en témoignent le Réseau sentinelle ou Gens de Garonne, dispositifs emblématiques à l’échelle nationale qui intègrent une réelle participation citoyenne et qui fonctionnent. Comme le rappellent les chercheurs Hervé Brédif et Catherine Carré, l’autonomie « ne se décrète pas, elle se construit » et cette construction s’appuie sur une dimension locale.

L’intégration des habitant·es dans des dispositifs en lien avec le risque au coup par coup

Bien qu’il soit nécessaire de mieux communiquer pour mieux se comprendre, il semble qu’en termes de risques, il faille aussi bien se comprendre pour mieux communiquer. La communication institutionnelle actuelle est insuffisante pour obtenir des comportements adaptés des personnes en situation de danger. Ne pas se préoccuper de la réception et de l’appropriation des politiques publiques à l’échelle individuelle, condamne à réitérer les mêmes erreurs. Pour rappel, l’État a investi en moyenne ces dernières années 15 millions d’euros par an dans ses politiques de prévention sans s’assurer de leur appropriation et de leur efficacité en local. Bien qu’il soit plus rassurant de s’appuyer sur des modèles techniques et technologiques pour tenter de maîtriser les événements que de se confronter à la pesanteur du social et de faire confiance à l’individu – par essence insaisissable – il existe un potentiel jusqu’à présent sous-exploité (ou minimisé) chez les habitant·es, qu’il semblerait pertinent de prendre en compte. L’intégration des habitant·es dans des dispositifs en lien avec le risque se fait peu à peu mais au coup par coup. On peut citer les démarches artistiques qui permettent d’appréhender le risque de façon ludique et détournée et dans lesquelles le public s’investit bien volontiers : « Jour inondable » réalisée à Tours en 2012 et actuellement déployée dans le cadre du Plan Rhône7 est une exploration poétique du risque d’inondation. En parallèle, l’avènement des médias sociaux a ouvert la voie aux communautés créatives. C’est ce qui a permis à des collectifs comme Hackers Against Natural Disasters (HAND)8 ou la communauté francophone VISOV9, de se développer et d’accompagner les services de l’État et de secours. L’importance des cartographies collaboratives a d’ailleurs pu être mesurée lors du passage de l’ouragan Irma dans les Antilles à l’automne 2017. Mais les possibilités offertes par ces technologies ne doivent pas masquer une réalité que les catastrophes viennent régulièrement souligner : nous pensons et nous échangeons dans un monde globalisé mais nous vivons en local, la tête dans Internet mais les pieds au bord du Vidourle ou du Rhône !

Compte tenu des perspectives en termes de dérèglement climatique et de l’importance croissante des enjeux de nos sociétés, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que la fin du système assurantiel français de type « CatNat » est proche et que cela implique un nécessaire rééquilibrage des rôles entre l’État et les individus. Plus que gérer le risque, nous devons désormais apprendre à gérer l’incertitude, et cette complexité rend nécessaire le développement d’approches interdisciplinaires, de recherches-actions qui puissent aborder ces problématiques d’un point de vue systémique opérationnel… et pourquoi pas, créatif. Développer les capacitations des habitant·es et leur redonner les clés sur ce qui auparavant leur échappait pour les engager dans l’action face aux risques, constitue une des pistes possibles dans la future gestion des risques.

  1. UMR ESPACE 7300 CNRS
  2. L. no 2004-811, 13 août 2004, de modernisation de la sécurité civile.
  3. Thèse financée par la FR Agor@ntic d’Avignon université ;

  4. L. no 2015-991, 7 août 2015, portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République.
  5. D. no 2015-526, 12 mai 2015, relatif aux règles applicables aux ouvrages construits ou aménagés en vue de prévenir les inondations et aux règles de sûreté des ouvrages hydrauliques.
  6. http://labobine.co/lesveilleursdecrues
  7. La folie kilomètre : http://lafoliekilometre.org/accueil/travaux/une-nuit/
  8. HAND : http://hand.team/
  9. VISOV : http://www.visov.org/
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