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Critiquer le numérique et le rendre capacitant

Le 3 avril 2024

Réorganiser le service public pour le rendre plus accessible et plus efficace grâce au numérique a toujours été la feuille de route des gouvernements successifs depuis trente ans. Aujourd’hui, les réformateurs ont désormais les yeux tournés vers l’intelligence artificielle (IA) et ses promesses d’optimisation du service public et de souveraineté numérique.

 

Le temps n’est-il pas venu de s’interroger sur ce numérique subi et d’ouvrir le débat pour décider collectivement la manière dont nous souhaitons mettre le numérique au service de l’action publique ?

Lancé en 2017 par le Premier ministre Édouard Philippe pour réfléchir à une réforme des missions de service public de l’État, le comité d’experts action publique 2022 (CAP 22), a invité l’État à s’appuyer sur les technologies numériques pour diminuer significativement la dépense publique en dématérialisant au plus vite « 100 % des services publics » 1. En s’appuyant sur la rhétorique du retard français et sur l’irrésistible association entre innovation technologique et progrès social, les experts proposent de réorganiser le service public pour le rendre plus accessible et plus efficace grâce au numérique. Une fois de plus, le numérique est présenté comme l’outil indispensable pour la réforme de l’État, comme le meilleur allié des tenants du new public management qui cherchent à simplifier et à rendre plus rentable le service public en privilégiant les techniques managériales et l’équipement technologique.

L’appel au numérique donne le sentiment de venir systématiquement donner des ressources à ceux qui tentent d’imposer la vision que ces nouveaux usages pourront in fine se substituer au guichet pour proposer des services « augmentés » par les capacités propres aux technologies numériques. Ces capacités, basées sur le calcul, impliquent – notamment – de penser l’intérêt général de manière quantifiable, traductible en données, permettant de mieux optimiser les services proposés aux citoyens. Cette alliance semble solidement scellée, inscrite dans plus de trente ans de relation public/privé, de circulation des imaginaires et des représentations, jusqu’à laisser penser que la dématérialisation puisse être l’unique horizon du numérique public qui serait condamné à être mis au service de tableaux de bord toujours plus complexes et hors-sol. Le fonctionnement en cycle est frappant. À chaque époque, sa chimère, son incarnation du « faire mieux avec moins ». Après l’ouverture des données, le monde de la transformation de l’État de l’action publique a désormais les yeux tournés vers l’IA et ses promesses d’optimisation du service public et de souveraineté numérique2.

Face à cela, les alertes se multiplient pour dénoncer le tournant néolibéral embarqué et l’illusion techno-solutionniste qui risque de toujours plus « liquéfier » la relation des administrés avec leur administration déjà fortement distendue3. Les plus fragiles se voient, une fois de plus, mis à distance et exclus socialement par l’injonction au numérique. Rien ne semble pouvoir arrêter ce mouvement, présenté comme immuable et irréversible. Sommes-nous condamnés à subir ce numérique si éloigné des promesses d’ouverture et d’inclusion qui ont porté ses débuts ? Quelles conditions réunir pour sortir de la léthargie dans laquelle nous sommes plongés et réclamer un numérique public à la hauteur de nos attentes et de nos besoins ?

Après l’ouverture des données, le monde de la transformation de l’État de l’action publique a désormais les yeux tournés vers l’IA et ses promesses d’optimisation du service public et de souveraineté numérique.

Faire émerger un numérique choisi, voulu, implique de s’astreindre à mettre à distance les discours d’accompagnement et ouvrir des espaces de discussion collective pour décider ensemble la manière dont nous souhaitons mettre le numérique au service de l’action publique. En théorie, la démarche proposée pourrait paraître presque « simple ». Il s’agit d’accepter de changer de regard sur les technologies, d’arrêter de se centrer sur la puissance des technologies et ce qu’elles permettent de faire aux usagers, pour privilégier leur dimension capacitante en se concentrant sur la manière dont elles vont pouvoir aider les usagers à atteindre leurs objectifs.

Envisager ce changement de perspective implique de porter un regard différencié sur les technologies, de partir du principe que toutes ne se valent pas, qu’il n’y a pas « un » mais « des » numériques et qu’un travail de définition de l’objet est un préalable à toute démarche analytique. L’expression généraliste « le numérique » recouvre en effet des réalités sociales bien différentes tant le numérique des GAFAM4 et la Silicon valley est différent de la réalité du numérique porté par les institutions et leurs services publics dématérialisés ou celui porté par des communautés mobilisées, à l’image de celles qui administrent Wikipédia. Les modèles d’organisation, les formes d’interaction possibles, tout comme les imaginaires et les représentations sociales associées diffèrent. Ces éléments embarqués dans les technologies influent sur le pouvoir d’agir attribué aux utilisateurs et à leurs capacités à produire ensemble. Là où certaines dynamiques sociales de développement des technologies engagent un projet d’augmentation de la puissance de calcul et des flux d’informations pour favoriser la contribution de la multitude au profit d’acteurs centralisés, d’autres modèles vont encourager des dynamiques collaboratives de manière à renforcer le pouvoir d’agir des communautés. Tenir compte de cette diversité de projets implique de porter un regard situé sur les technologies, de ne pas leur prêter uniquement des capacités a priori pour mieux tenir compte de la manière de l’environnement dans lequel elles sont utilisées. On se rend alors compte que dans certaines situations, ce ne sont pas les technologies les plus complexes et les plus puissantes qui donnent le plus de pouvoir d’agir à leurs usagers.

Un numérique de plus en plus contraignant et incapacitant

La numérisation prend la forme d’une « privatisation numérique » parfois insidieuse qui ne dit pas son nom. L’État et les collectivités délèguent une part de plus en plus importante de leurs missions à des entreprises privées appartenant au secteur numérique, et ce dans de multiples domaines. Blablacar dans les transports, Microsoft ou Doctolib pour gérer les données de santé et les rendez-vous médicaux, Atos, Thalès ou même Huawei dans la gestion et la sécurisation des services urbains. Les sociologues Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx ont rappelé que les entreprises les plus puissantes jouaient un rôle de déstabilisation du service public qui le poussait à se réinventer5. Cette recomposition des rôles entre public et privé est loin d’être neutre. Non seulement elle s’accompagne de nouveaux standards et autres mesures de performance issues du monde de l’entreprise et pas forcément opérantes dans le public, mais elle perturbe l’action publique sans nécessairement la rendre plus efficace. Ainsi, la généralisation des téléconsultations rendue possible par Doctolib ne permet pas un suivi optimal des patients, le stockage des données de santé sur des serveurs étrangers est juridiquement problématique, les solutions proposées par des majors du numérique pour sécuriser des villes par le biais d’une surveillance toujours plus invasive est loin de remplacer une politique publique digne de ce nom. Plus grave encore, la justification de ces choix est problématique. Elle repose le plus souvent sur une forme de dogmatisme présupposant une inefficacité intrinsèque de l’action publique, sur la proximité des décideurs publics avec les cadres-dirigeants des entreprises numériques, ou sur un simple excès de foi dans la technique.

L’État et les collectivités délèguent une part de plus en plus importante de leurs missions à des entreprises privées appartenant au secteur numérique.

La rationalisation à l’œuvre et ses conséquences sont immenses : perte d’autonomie dans la maîtrise des outils numériques, dégradation du service public ressentie de façon très concrète tant par les agents que les administrés… Ces phénomènes ne procèdent pas du hasard ni de la nécessité, mais répondent à des choix effectués en matière numérique depuis une dizaine d’années. Dans un article, la sociologue Clara Deville qualifie la stratégie de dématérialisation de « politique de l’absurde », c’est-à-dire à la fois aberrante et délibérée6. « Absurde », car elle éloigne la politique publique du problème social qu’elle souhaitait traiter ; « aberrante et délibérée », car elle risque d’aggraver ce même problème. Ainsi, la dématérialisation des services publics, par exemple, produit toujours autant d’incompréhensions et de discriminations, notamment liées à l’âge. Accéder à ses droits en ligne est difficile, et la difficulté s’accroît pour ceux qui en dépendent le plus. À plusieurs reprises, le Défenseur des droits s’est auto-saisi du sujet (en 2019 et 2022)7 et a alerté les pouvoirs publics sur l’urgence de la situation. Les manquements de l’État conduisent à des transferts de charge vers les administrés, les agents ou un secteur associatif déjà en tension, et qui n’a pas vocation à suppléer la puissance publique dans la réalisation de ses missions les plus essentielles8.

Dans le pire des cas, certaines possibilités permises par l’usage des technologies numériques ont été mises au service de plus de contrôle social. L’introduction des scores de risque dans les caisses d’allocations familiales (CAF) depuis 2011, par exemple, s’est traduite par un surcontrôle des populations les plus précaires, des personnes à faibles revenus ou allocataires de minima sociaux. Un collectif associatif appelé « Changer le cap » s’est récemment emparé du sujet et publié une lettre ouverte à l’attention du Premier ministre Gabriel Attal pour l’alerter sur l’inquiétude des acteurs du secteur concernant l’usage d’algorithme de ciblage et de profilage des allocataires et en particulier les plus vulnérables d’entre eux9.

Dans le pire des cas, certaines possibilités permises par l’usage des technologies numériques ont été mises au service de plus de contrôle social.

Ces phénomènes désormais bien documentés n’épuisent pas une vague de numérisation déjà bien avancée dans d’autres administrations, des hôpitaux aux préfectures. Une numérisation bien souvent accompagnée de l’intervention de cabinets de conseil à l’influence croissante, qui peinent à voir plus loin que la dimension purement technique et calculatoire des sujets qui leur sont confiés, au grand dam des agents « transformés » bien malgré eux, et des administrés victimes de dégradation de la qualité du service public pour lequel ils paient. Aussi, si l’on peut convenir que les discours purement « solutionnistes » sont plus difficiles à tenir aujourd’hui qu’hier du fait d’une montée de la critique à l’égard des technologies et de leurs « effets » sur la vie publique, cette parenthèse ne s’est pour autant pas complètement refermée. Par certains aspects, elle s’est même rouverte sur de nouveaux fronts. Les décideurs publics sont certes aujourd’hui plus prudents, et sans doute plus perméables aux critiques qui leur sont faites, et qui remettent parfois directement en cause l’acceptabilité de certaines transformations. L’absorption de la critique a en fait conduit à un changement de rhétorique : de la prédominance des questions d’inclusivité notamment, il est désormais clair que rien ne se fera sans un minimum de concertation, ou de vernis social à l’endroit des transformations technologiques. « Faire ensemble » semble être devenu le nouveau crédo d’une vague de numérisation qui considère l’accompagnement comme la « voiture balais » de la société numérique.

Penser des technologies capacitantes, « environnées »

Nous voici collectivement pris dans l’ambivalence du numérique, à la fois remède et poison. Le développement des technologies a pris une place telle que nous ne pouvons évidemment plus faire « sans » et que nous sommes obligés de composer, de nous adapter. Comment s’adapter sans subir ? Le premier mouvement passe par reconnaître le pouvoir normatif limité des technologies, qu’elles ne peuvent pas – à elles seules – assurer la transformation de l’action publique et apporter le progrès social tant attendu. À partir de là, il devient possible de s’interroger sur ce qui constitue leur dimension capacitante, c’est-à-dire leur capacité à se mettre au service des usagers finaux, ici les citoyens. La réflexion est à la fois théorique et pratique : en parallèle du travail conceptuel, il est impératif de suivre les expérimentations, de documenter, d’aller comprendre sur le terrain comment du numérique devient capacitant.

Penser un numérique capacitant est une invitation à se décentrer d’une approche techno-centrée pour prendre en compte dans un même mouvement, la matérialité des dispositifs, les usages, les discours et les controverses sociales suscitées.

Sur le plan théorique, penser un numérique capacitant implique de rompre avec les représentations sociales qui structurent le numérique « que nous avons » pour mieux le critiquer et le redéfinir ensuite. Le bouleversement théorique est potentiellement profond. Il s’agit de mettre à distance les imaginaires californiens qui influencent largement la manière dont nous percevons les technologies numériques et les services qu’ils peuvent nous rendre. Ceux-ci mettent largement en avant la dimension individualisante des usages et favorisent les utilisateurs aux capitaux sociaux les plus importants. Leur pari est que les technologies – à travers leur design – limitent l’autonomie des utilisateurs et contraignent leurs actions pour orienter significativement les comportements. Dans cette perspective, le pouvoir passerait désormais moins par la capacité à empêcher que dans la manière d’autoriser et celles-ci serait dotées d’une capacité à « faire faire », d’un pouvoir normatif susceptible de modifier en profondeur l’organisation de nos sociétés. Au contraire, penser un numérique capacitant est une invitation à se décentrer d’une approche techno-centrée pour prendre en compte dans un même mouvement, la matérialité des dispositifs, les usages, les discours et les controverses sociales suscitées. La technique et le social se rejoignent dans un « monde sans couture » où c’est notre relation globale aux technologies qui transforme le social. Ainsi revisité, le numérique ne serait plus considéré comme une série de fonctionnalités pour mener des actions ; pour préférer le définir à partir de ce qu’il permet concrètement de faire aux usagers. Ce qui transforme ce n’est pas uniquement la technologie, mais le système technique qui se crée autour. 

Les articles réunis dans ce dossier de la revue Horizons publics permettent de mettre en lumière la diversité des situations du numérique au service de l’action publique.

Sur le plan pratique, la perspective capacitante est une invitation à identifier les signaux faibles, à documenter les nombreuses expérimentations pour tenter d’identifier les conditions à réunir pour rendre le numérique capacitant. Cette démarche ouvre un champ de réflexion sur ce que pourrait être un État stratège dans sa relation au numérique, qui tente de penser les effets de ses orientations technologiques au-delà de ses choix techniques. Cette relation au « autour » se nourrit ainsi de pratiques de co-design (concevoir avec les usagers), une action concertée avec la société civile organisée qui agit dans le champ des politiques publiques ou encore d’une véritable politique d’expérimentation dans les administrations, au-delà des labs d’innovation publique. Dans cette optique, la relation de l’État aux communs numériques pourra être particulièrement observée. Elle constitue un laboratoire pour de nouveaux types de partenariats avec la société civile autour de ressources numériques à travers des règles de gouvernance élaborées conjointement et en vue de protéger le libre accès face aux tentatives d’appropriation exclusive10. Leur intégration au sein de l’action publique est un défi majeur pour préserver sa capacité d’agir et donner à l’acteur public un rôle de prescripteur et d’organisateur au service de l’intérêt général.

Avoir un acteur public capable d’affirmer des orientations claires et de porter des choix structurants entre des orientations marquées lui permettrait de définir des critères de déploiement pour favoriser un numérique « véritablement utile » pour les politiques publiques. Engager une démarche de cette ampleur implique également de se doter d’outils d’évaluation et de capitalisation, nécessaires pour faire émerger une culture partagée du numérique public.

Les articles réunis dans ce dossier de la revue Horizons publics permettent de mettre en lumière la diversité des situations du numérique au service de l’action publique. Ou plutôt des numériques. En circulant des administrations centrales jusqu’aux collectivités, il s’agit de donner à voir l’ampleur des transformations à l’œuvre et de contribuer à identifier les marqueurs d’un numérique au service de l’intérêt général.

  1. CITP, « Premier comité interministériel de la transformation publique », dossier de presse, févr. 2018.
  2. Sur l’histoire des politiques publiques du numérique : Bellon A., L’État et la toile. Des politiques de l’Internet à la numérisation de l’action publique, 2023, Éditions du Croquant, Action publique.
  3. Voir l’ouvrage édifiant : Deville C., L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, 2023, Éditions du Croquant, Action publique.
  4. L’acronyme GAFAM désigne les grandes entreprises de l’économie du numérique Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.
  5. Jeannot G. et Cottin-Marx S., La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, 2022, Éditions Raisons d’agir.
  6. Deville C., « Politique de l’absurde. Le numérique et l’accès aux droits sociaux », La vie des idées 2 mai 2023.
  7. Défenseur des droits, Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, rapport, janv. 2019, et Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, rapport, févr. 2022.
  8. Okbani N., « Réception de l’e-administration par les professionnels et mutation du travail social », Informations sociales 2022, vol. 205, no 1, p. 38-46.
  9. Changer de cap, « Lettre ouverte à Gabriel Attal. Utilisation d’un algorithme de ciblage et pratiques des CAF vis-à-vis de leurs allocataires », févr. 2024.
  10. Sur ce point voir le travail de Shulz S., « De l’adoption au rejet d’un commun numérique pour transformer la frontière entre État et citoyens », Réseaux 2021, p. 151-186.
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