Data-arts-territoires : révéler les coulisses de la ville

Data art
©Albertine Meunier
Le 18 juin 2019

Cet article est issu d’un séminaire organisé par le POLAU (pôle arts & urbanisme) en décembre 2018. Une quinzaine de personnalités du milieu de l’art, de l’urbanisme et de la recherche ont produit une réflexion collective sur la conversion artistique de données territoriales.

Des données à l’œuvre

Le déferlement de la data modifie profondément notre rapport à la ville, rendant disponibles des données relatives aux flux, aux consommations énergétiques, aux pratiques numériques ou encore aux comportements des usagers. Nous n’avons jamais autant été entourés de données, et pour autant une portion infime est aujourd’hui représentée et visualisable. Ainsi, bien que toutes les données soient produites concernant l’effondrement climatique, l’urgence à provoquer des changements sociétaux en faveur d’une transition écologique peine à se manifester concrètement aux yeux des populations. Aujourd’hui, les artistes s’emparent de cette masse des données territoriales disponibles et la transforment en matériaux sensibles par des dispositifs variés, aussi bien audio-visuels, plastiques que performatifs. L’exploitation des registres sensibles et poétiques pour le dévoilement de ces objets intangibles peut-elle agir comme outil d’interprétation des territoires, voire comme vecteur de transformation sociale ?

Rendre visible l’invisible

L’ambition du data-arts-territoires consiste à donner à voir la vie urbaine sous le prisme des interactions qui s’y déroulent, à s’appuyer sur les données pour proposer une traduction artistique de l’ampleur des phénomènes de flux, de circulation, d’expansion, de saturation, de pollution, de dispersion, etc., qui participent du fonctionnement d’un territoire tout autant que de la multitude invisible des individus et des réseaux qui composent ces phénomènes (réseaux hydrauliques, chaîne de traitement des déchets, etc.).

Cette ambition se décline notamment dans le projet Ai Nati Oggi mené à Gand en 2008 par Alberto Garutti. Il relie l’éclairage public d’une place à un mécanisme modulant l’intensité de la lumière dès qu’une naissance se produit dans la ville. Le partage de la donnée dépasse ici sa simple diffusion technique, pour atteindre un état de saisissement instantané et immédiat d’un ensemble d’événements privés et dispersés, apte à transmettre l’émotion du moment et sa dimension collective par sa re-matérialisation dans l’ambiance lumineuse de la place.

Les œuvres basées sur la manipulation de données visent à donner à voir ces faces cachées de la ville et à déconstruire leur fonctionnement et leurs impacts, par leur détournement artistique et la mobilisation des imaginaires. De tels projets proposent, par exemple, de mettre en récit le fonctionnement des vies numériques (comme la pièce à visée cybergraphique Jusqu’ici tout va bien créée par AADN) ou encore de traduire des flux immatériels d’information, comme c’est le cas pour l’artiste Albertine Meunier qui propose une sonification des « pépiements », de l’activité d’habitants sur les réseaux sociaux, donnant ainsi à entendre « le pouls de la ville ».

Aujourd’hui, les artistes s’emparent de cette masse des données territoriales disponibles et la transforment en matériaux sensibles par des dispositifs variés, aussi bien audio-visuels, plastiques que performatifs.

Ces dispositifs artistiques sont conçus dans l’idée de donner à vivre ces différents phénomènes dans l’espace physique des spectateurs, habitants et citoyens.

Avec quelles données territoriales ?

Les données territoriales se présentent majoritairement sous la forme d’un ensemble numérique structuré de variables, discrètes ou continues ; parfois massives (big data). Elles constituent un intermédiaire entre une réalité et un acteur territorial qui les produit afin de la saisir ; pour la comprendre ou agir sur elle. En tant que tels, les tableaux de données ne disent rien de la réalité qu’ils décrivent, mais nécessitent d’être analysés afin d’en tirer un sens.

Ainsi, manipuler les données implique au préalable de s’interroger sur leur contexte de production. Ces données – dont le caractère anthropocentré et techniquement contraint est inhérent à leur existence même – sont-elles capables de rendre compte de la réalité des opérateurs non-humains, naturels ou fabriqués ? Pourrait-on imaginer faire parler les objets (une espèce animale, une architecture) par les données ? Sont-elles à même de les représenter, voire de leur permettre d’être inclus au débat public ? Ou, au contraire, dans quelle mesure les données sont-elles partielles, partiales ?

S’interroger sur la qualification des données implique en amont de s’attacher à identifier leurs sources. Dans ce domaine, l’open data œuvre dans le sens d’une plus grande disponibilité des données, notamment celles issues de l’action publique. Car nombre d’acteurs territoriaux sont producteurs de données : les institutions publiques d’État ou locales, les entreprises, les associations, les chercheurs, etc. Néanmoins l’initiative de leur ouverture reste l’apanage d’un nombre restreint d’institutions et ce, malgré l’obligation faite aux collectivités de plus de 3 500 habitants, à la suite de la loi NOTRe1. Le recours massif à l’exploitation des données numériques dans des domaines experts (aménagement, transport, énergie, recherche) n’empêche pas la persistance du cloisonnement des données dans les silos professionnels qui les ont produites. Les empêchements à l’ouverture sont nombreux : méconnaissance de la possibilité ou des règles l’encadrant, exercice d’une stratégie de monétisation, culture du secret professionnel ou industriel, difficultés techniques rendent d’autant plus difficile l’accès des artistes aux données.

Les artistes ne sont, par conséquent, généralement pas les producteurs des données qu’ils manipulent. Ces dernières constituent une façon de représenter la réalité mue par des intérêts spécifiques. Leur obtention et manipulation requièrent elles aussi des formes d’expertises, nécessitant souvent une démarche pluridisciplinaire.

Une production entre arts et sciences

La production artistique à partir de ce matériau consiste d’abord en un travail d’appropriation, composé de phases d’accès au matériau, de son analyse et enfin de sa mise en scène. Ces étapes du processus nécessitent des expertises tierces afin d’aboutir ; et ce pour permettre d’enrichir et d’accompagner la démarche créatrice. Albertine Meunier a ainsi travaillé au sein d’Orange labs, lui permettant l’accès aux données des antennes relais des réseaux mobiles pour réaliser son œuvre qui donnait à entendre le « pouls de la ville ».

Au-delà de cette question de l’accès aux données, la mise en scène des data implique de s’en saisir, c’est-à-dire de les comprendre et de savoir les manipuler afin d’obtenir la mise en forme visée.

Ainsi, au préalable du travail de création, le maniement artistique de données exige des actions de déchiffrage, de questionnement (créatif) et de croisement avec d’autres données. Il s’agit souvent de faire appel à des connaissances et méthodologies adaptées, notamment auprès de ceux qui manipulent déjà ces matériaux, afin de sélectionner, croiser et enfin, faire parler les données. L’installation EXO de Félicie d’Estienne d’Orves, qui décrit la voûte céleste au moyen d’un pointage lumineux des astres s’adaptant en temps réel à leur trajectoire, a nécessité la collaboration d’un ingénieur-informaticien, Guillaume Jacquemin. Ce dernier eut pour tâche de créer une interface logicielle basée sur l’élaboration d’un modèle mathématique, qui permette de transcrire les données sources en instructions au dispositif de projection lumineuse, apte à adapter l’azimut du faisceau au trajet de l’objet stellaire désigné.

Ce type d’initiatives techniques participe à l’émergence de nouvelles scénographies, aidée par l’exploitation du temps réel ou encore de la géolocalisation. Elles peuvent par ailleurs être l’occasion d’engager par l’entremise de l’œuvre (et/ou pour son élaboration) un travail de captation ou production de données, au travers d’un processus maîtrisé par l’artiste, voire qui implique la participation active du public.

La distinction entre les opérations de traitement et d’analyse et celles de conception d’intentions artistiques semble se brouiller au gré de ce type de collaborations et processus, dans lesquels se mêlent approches techniques et créatives, itératives et sérendipiennes.

Des approches sensibles pour la compréhension humaine des enjeux socio-écologiques posés par l’Anthropocène

La proposition artistique relève ainsi d’une mise en sensibilité de phénomènes territoriaux, s’inscrivant dans une démarche esthétique qui dépasse l’approche graphique conventionnelle. En donnant un nouveau contexte d’interprétation aux données locales, l’ambition consiste à faire de l’œuvre un outil de compréhension des enjeux auxquels font face les territoires, et favoriser leur appréhension par les publics qui y sont directement confrontés. En 2008, en Norvège, le collectif HeHe (Helen Evans et Heiko Hansen) met en lumière le nuage de vapeur de la centrale thermique Salmisaari par projection d’un laser vert qui en souligne les contours. Cette installation invitait les habitants à scruter durant une semaine leur consommation électrique respective, puis à mesurer leur capacité d’agir par la réduction de leur consommation. La projection réagissait ainsi aux données fournies par la centrale en temps réel. La démarche était simple : moins les gens consommaient, plus le Nuage vert grandissait. La performance n’est pas passée inaperçue et a suscité l’interrogation des citoyens quant à leur responsabilité écologique. L’expérience a eu pour effet une réduction de la consommation électrique de 800 kilo-watts-heure, soit l’équivalent de l’énergie produite par une éolienne en 60 minutes2. Cet exemple a été développé par Ewen Chardronnet, commissaire d’exposition, lors de sa conférence au POLAU le 13 décembre 2018.

En donnant un nouveau contexte d’interprétation aux données locales, l’ambition consiste à faire de l’oeuvre un outil de compréhension des enjeux auxquels font face les territoires, et favoriser leur appréhension par les publics qui y sont directement confrontés.

Nous avons identifié trois effets recherchés dans une démarche de conversion artistique des territoires :

  • un effet dit « doudou », qui consiste à recréer un lien affectif avec l’objet territorial en question. Les enjeux relatifs à la réception de l’œuvre (voire à sa co-production) relèvent ici tant de susciter un regain d’intérêt pour les objets territoriaux mis en lumière, que de favoriser leur réappropriation par les habitants, et le renforcement de leur pouvoir d’agir ;
  • un effet dit « waouh », qui consiste à susciter auprès du public un effet de sidération, en mobilisant les registres de l’immersion et de la monumentalité. Elle relève d’une intention d’interpellation du public ;
  • un effet dit « houhou », qui relève d’une volonté de transmission d’un message ou de sensibilisation à un enjeu particulier par un processus de dévoilement, reposant sur le détournement artistique des données exploitées. L’esthétisation des données est ainsi considérée comme un outil au service de la médiation aux données et aux enjeux territoriaux.

Le data-arts-territoires peut ainsi être considéré comme un outil au service de la médiation entre données et enjeux territoriaux. Ce travail de mise en œuvre des données, qui repose largement sur le partage et l’enrichissement croisés des perspectives et des méthodes de chacun, peut par conséquent participer à sensibiliser les populations à la complexité des relations homme-milieu – y compris dans leurs dimensions immatérielles, historique et culturelle – dans l’optique de susciter une interrogation collective, au profit de l’ouverture des réflexions sur le futur des territoires.

  1. L. no 2015-991, 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République.
  2. HeHe (Evans H. et Hansen H.), Man Made Clouds, 2016, Orléans, Éditions Hyx, Collection o(x) ;
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