Christian Saint-Étienne : «Il faut confier la transformation aux opérateurs de terrain et pas à cinquante types dans des bureaux à Paris»

Christian Saint-Etienne
Christian Saint-Étienne est un économiste, universitaire, analyste et homme politique français. Il est professeur titulaire de la chaire d'économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers depuis 2009.
©Le Cercle des économistes
Le 14 octobre 2020

Professeur de la chaire d’économie au conservatoire nationale des arts et métiers (CNAM), Christian Saint-Étienne est membre du Cercle des économistes et auteur de l'essai Le Libéralisme stratège contre le chaos du monde (Éditions Odile Jacob, 2020). Il a participé le 24 septembre dernier à une table-ronde consacrée au thème de « L’innovation, nouvelle dynamique pour les territoires » durant la 9édition du LH Forum, le rendez-vous international des villes & territoires positifs, organisé les 24 et 25 septembre 2020 au Havre par l’Institut de l’Economie Positive.

 

Nous l'avons interviewé  sur le plan de relance du gouvernement, le rôle des territoires dans le contexte Covid19, l'innovation publique en temps de crise ou encore la création du nouveau Commissariat général au plan. Un entretien carte blanche et sans concession.

Le plan de relance du Gouvernement

De manière assez surprenante, il évite la plupart des écueils que l’on pouvait craindre. L’erreur aurait été de faire une relance par la demande, alors qu’il n’y a pas de problème de demande en France. 90 milliards d’euros ont été épargnés, et par ailleurs nous avons un énorme déficit extérieur qui pourrait atteindre 100 milliards d’euros cette année. Quand on a un déficit pareil, cela signifie que l’on consomme beaucoup plus que ce que l’on produit. Le problème est plutôt de produire davantage et surtout de produire ce que les Français veulent acheter. De ce point de vue-là le plan de relance est plutôt bon puisqu’il cible des mutations structurelles avec trois paquets de mesure qui font un total de 100 milliards d’euros : un paquet sur la compétitivité, un paquet sur la croissance durable, et un paquet sur les compétences.

Selon moi, il manque un quatrième volet, parce que quand on va sortir des prêts garantis par l’État les entreprises ne vont pas toutes pouvoir survivre. Par ailleurs, nous faisons face à une mutation structurelle majeure de notre économie. C’est pourquoi, avec d’autres économistes, nous avons évalué qu’il faudrait un quatrième volet qui apporte 70 milliards d’euros de fonds propres au système productif. Il y aurait 20 milliards venant de l’État qui servirait d’amorçage, le reste venant des compagnies d’assurance, des banques ou des fonds d’investissement. Cette enveloppe permettrait des apports en fonds propres et quasi-fonds propres allant de 50 000 à 500 millions d’euros par entreprise.

Le point central, c’est qu’on assiste actuellement – certes à une baisse d’activité – mais aussi et surtout à une mutation totale de l’activité. Le PIB va baisser, mais toutes les entreprises ne vont pas être impactées de la même manière. Dans les douze mois qui viennent, il faut donc, d’une part, réussir à pousser l’activité qui fonctionne, donc apporter les fonds propres pour les aider à aller encore plus vite, et, d’autre part, aider les 60 % d’entreprises qui ont besoin de se numériser et de se robotiser pour gagner en compétitivité et survivre en se transformant. Il y a quelques mesures en ce sens dans le volet productivité, mais on peut aller plus loin et dédier une aide pour accélérer l’innovation du système productif. Enfin, on peut prévoir une enveloppe de 5 milliards d’euros, destinée à aider les ménages les plus pauvres, notamment les parents isolés. Ce pourrait être sous forme de bons d’achat envoyés à ces familles, uniquement valable sur l’agroalimentaire ou les équipements pour les enfants, et avec une date limite d’utilisation assez courte. L’idée étant de vraiment faire en sorte que les destinataires utilisent cet argent pour acheter des biens et services dont ils ont besoin dans l’immédiat.

 Il faut confier la transformation aux opérateurs de terrain et pas à cinquante types dans des bureaux à Paris.

La crise, un moment charnière

La crise doit permettre à certaines entreprises d’être dans la continuité et à d’autres de prendre un nouveau départ. Mais la mutation que j’évoquais est primordiale. Même les entreprises dont l’activité n’est pas remise en cause par la conjoncture ont besoin d’innover, de se numériser. Beaucoup d’évaluations sur l’économie française montre que nous sommes en retard en termes de numérisation. Il y a encore plus de 30 % des entreprises françaises qui n’ont pas de site Internet, et en termes de robot par milliers de travailleurs nous sommes en dessous de l’Espagne. Donc la France a besoin de réinvestir massivement dans son système productif aussi pour ses raisons-là. C’est une bonne chose que le plan fasse la part belle à l’écologie. Surtout si ce sont des mesures qui visent à favoriser les transitions écologiques sur le moyen terme. C’est pour ça que je dis que les trois premiers volets annoncés par le Gouvernement sont assez bien conçus. Dépenser un tiers des fonds sur la transition écologique, dont une grande partie sur l’isolement des résidences principales, cela me semble une très bonne idée. D’ailleurs je la propose à titre personnel depuis très longtemps. Ça permet à la fois de réduire les émissions de carbone et de réduire la consommation d’énergie. Les contreparties ne doivent pas être fixées au niveau national. Les mécanismes mis en place sont suffisamment incitatifs pour que les entreprises y participent, y compris en dépensant elles-mêmes de l’argent. L’enjeu pour l’État est de réussir la transformation de son économie, et de permettre à ses entreprises de survivre et de se développer.

Le rôle des territoires dans l’après-crise

Les territoires ont un rôle majeur à jouer sur le moyen terme pour la réindustrialisation locale. Les régions et les départements doivent jouer un rôle clé. Cependant, il faudrait de nouveau s’interroger sur une réforme institutionnelle à cette échelle, afin d’avoir une meilleure articulation entre les plans départementaux et les plans régionaux. Bien sûr, il y a des mesures d’urgence à prendre, mais sur le moyen terme, il y a sans doute une réforme territoriale importante à mener. Je propose de transformer les 1 250 intercommunalités actuelles en « communes métropolitaines », dont nos 35 000 communes seraient des « subdivisions ». L’Insee montre que les intercommunalités correspondent aux bassins de vie de notre pays. Cette réforme permettrait donc – outre des économies très importantes – de développer des projets sur le long terme plus adaptés aux besoins de la population, sur les questions de transport, de développement économique, de santé, d’éducation, etc. Le tout en lien avec les régions et les départements qui seraient chargés de l’intégration de ces programmes. Supprimer des échelons locaux, ce n’est pas s’éloigner des habitants parce qu’on garde les communes, même si elles deviennent des subdivisions, donc les citoyens ont toujours les 35 000 maires face à eux. En termes de gestion, cela permet de réduire massivement les doublons. Quand on a fait la décentralisation, on a créé 700 000 postes au niveau des intercommunalités, sans réduire au niveau des communes. C’est donc l’occasion de faire une réforme importante des exécutifs locaux tout en donnant beaucoup de responsabilités aux communes métropolitaines, aux régions et aux départements. Dans un pays où il n’y a pas beaucoup de bonne nouvelle, on peut souligner cette réussite : les intercommunalités correspondent aux bassins de vie du pays. C’est donc à ce niveau-là qu’il faut avoir des programmations des équipements, dans le cadre de politiques régionales qui seraient soumises à des orientations fixées par l’État. Cela permet de mobiliser tous les acteurs.

L’innovation publique en temps de crise

La question de l’innovation des acteurs publics durant la crise revient régulièrement. Il y a eu des territoires innovants, certes, mais d’autres ont été absents. Comme dans les administrations. 500 000 fonctionnaires ont disparu pendant deux mois – la moitié n’est pas réapparue – et d’autres ont été héroïques, notamment dans le domaine hospitalier. De la même manière, dans un certain nombre de municipalités, les services sont restés ouverts et actifs, mais cela a été extrêmement inégal. Et en sortie de confinement on sent qu’un certain nombre de territoires ne savent pas très bien comment agir. C’est pour cela qu’une réforme du système local est nécessaire afin d’éviter des espaces vides dans l’action publique. On a besoin de directions données par les régions, en lien avec l’État. On a besoin d’être beaucoup plus efficace que ce que l’on a pu observer pendant la crise. On voit bien que le service public est capable d’innover. Il l’a beaucoup fait dans l’hôpital et l’éducation ces dernières années, même s’il y a des choses critiquables. En revanche, la transformation des services publics qui ne sont pas en lien avec le public est inexistante. On a besoin d’une numérisation massive pour limiter les dossiers et la bureaucratie, on a besoin d’apprendre à utiliser les data pour traquer les fraudes, par exemple dans la sécurité sociale. La marge de progrès est considérable.

Le commissariat général au plan, une fausse bonne idée

Je ne pense pas que le commissariat général au plan soit une bonne idée. Ce n’est pas ça qu’il faut faire. La planification stratégique doit se faire au niveau territorial et non pas au niveau national. À l’échelle du pays, on attend un rôle de coordination sur la base d’une stratégie de développement du pays. Par exemple, décider d’accélérer la transformation numérique et robotique du système de production, ou mettre en place les réformes institutionnelles évoquées. Une fois que l’on a fixé les grandes orientations, ce sont les opérateurs territoriaux qui doivent tout mettre en œuvre. Un commissariat général au plan, c’est obsolète. Cela risque d’être au mieux une perte de temps et au pire totalement contre-productif. Je pense que c’est un poste qui a été créé pour contenter François Bayrou, mais cela montre bien qu’il n’y a pas eu de réflexion construite de la part du président de la République et du Gouvernement sur la nécessaire transformation des institutions territoriales.

La fonction publique, c’est le mariage entre quatre millions de gens qui travaillent très bien et un million de personnes qui détruisent le travail des autres.

Je pense qu’il vaut mieux commencer par les réformes institutionnelles que j’ai évoquées. Le système actuel est trop éclaté, il y a trop d’échelons, on ne sait pas qui est responsable. Je pense également à l’utilisation du big data pour traquer les fraudes. Nous avons la chance d’avoir en France des sociétés informatiques de très haut niveau qui peuvent aider les collectivités locales. Enfin, il faut accompagner la transformation du système public, afin de gagner en productivité. Un million de fonctionnaires est soit sous-productif, soit carrément contre-productif. La fonction publique, c’est le mariage entre quatre millions de gens qui travaillent très bien et un million de personnes qui détruisent le travail des autres. Il y a donc vraiment besoin d’une restructuration, qui d’ailleurs donnera une image beaucoup plus positive du service public.

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